30/11/2019 les-crises.fr  11 min #165274

La « guerre » pour l'avenir du Moyen-Orient - Par Alastair Crooke

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 04-11-2019

© Photo : Flickr / US Department of State

Oh, oh, nous y revoilà ! En 1967, c'était alors la « menace » des armées arabes existantes (et la guerre de six jours qui a suivi contre l'Égypte et la Syrie) ; en 1980, c'était l'Iran (et la guerre irakienne qui a suivi contre l'Iran) ; en 1996, c'est David Wurmser avec son document intitulé Coping with Crumbling States (qui découle du tristement célèbre document stratégique sur la politique Clean Break) qui, à l'époque, ciblait les États nationalistes laïques arabes, présentés à la fois comme « reliques déclinantes de l'URSS » et hostiles par nature à Israël ; dans les guerres de 2003 et 2006, ce fut Saddam Hussein, puis le Hezbollah, qui menaçait la sécurité de l'avant-poste de la civilisation occidentale au Moyen Orient.

Et nous revoilà une fois de plus, Israël ne peut « vivre » en toute sécurité dans une région où se trouve un Hezbollah militant.

Il n'est pas surprenant que l'ambassadeur de Russie à Beyrouth, Alexander Zasypkin, ait rapidement reconnu ce schéma bien trop familier :  s'adressant à al-Akhbar le 9 octobre à Beyrouth (plus d'une semaine avant l'éclatement des manifestations à Beyrouth), l'ambassadeur a écarté toute perspective d'apaisement des tensions régionales ; mais a plutôt identifié la crise économique qui se développe depuis des années au Liban comme le « point d'ancrage » sur lequel les États-Unis et leurs alliés pourraient semer le chaos au Liban (et dans l'économie calamiteuse parallèle de l'Irak), pour frapper le Hezbollah et le Hash'd A-Sha'abi - les ennemis des israéliens et américains dans cette région.

Pourquoi maintenant ? Parce que ce qui est arrivé à Aramco le 14 septembre a choqué à la fois  Israël et  l'Amérique : l'ancien commandant de l'armée de l'air israélienne  a écrit récemment : « Les événements récents obligent Israël à recalculer sa trajectoire en fonction des événements. Les capacités technologiques de l'Iran et de ses différents mandataires ont atteint un niveau tel qu'ils peuvent désormais modifier l'équilibre du pouvoir dans le monde entier ». Non seulement aucun État ne pouvait identifier le modus operandi des frappes (même maintenant) ; mais pire encore, ni l'un ni l'autre n'avait de réponse à l'exploit technologique que les frappes représentaient clairement. En fait, l'absence de « réponse » possible a incité un éminent analyste occidental de la défense à suggérer que l'Arabie saoudite devrait  acheter des missiles russes Pantsir plutôt que des défenses aériennes américaines.

Et pire encore. Pour Israël, le choc d'Aramco est arrivé précisément au moment où  les États-Unis ont commencé à retirer de la région sa « confortable couverture de sécurité » - laissant Israël (et les pays du Golfe) seuls - et maintenant vulnérables face à des technologies qu'ils n'avaient jamais pensé que leurs adversaires posséderaient. Les Israéliens - et en particulier leur Premier ministre - bien que toujours conscients de cette possibilité hypothétique, n'ont jamais pensé que le retrait se produirait réellement, et  jamais pendant le mandat de l'Administration Trump.

Cela a laissé Israël complètement assommé, et en pleine confusion. Israël a renversé sa stratégie, l'ancien commandant de l'armée de l'air israélienne (mentionné plus haut)  spéculant sur les options inconfortables d'Israël - aller de l'avant - et même se demandant si Israël n'avait pas maintenant besoin d'ouvrir une voie vers l'Iran. Cette dernière option, bien sûr, serait culturellement répugnante pour la plupart des Israéliens. Ils préféreraient un « changement de paradigme » israélien audacieux, et hors du commun (comme cela s'est produit en 1967) à tout contact avec l'Iran. C'est là que réside le véritable danger.

Il est peu probable que les protestations au Liban et en Irak soient en quelque sorte une réponse directe à ce qui précède, mais il est plus probable qu'elles soient liées à d'anciens plans (y compris le document de stratégie récemment divulgué pour contrer l'Iran, présenté par MbS à la Maison Blanche) et aux réunions stratégiques régulières tenues entre le Mossad et le Conseil national de sécurité américain, sous la présidence de John Bolton.

Quel qu'en soit l'origine spécifique, le « programme » est bien connu : susciter une dissidence populaire « démocratique » (basée sur de véritables griefs), fabriquer des messages et une campagne de presse qui polarise la population, et qui détourne leur colère du mécontentement généralisé vers des ennemis spécifiques (dans ce cas, Hezbollah, Président Aoun et le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil (dont les sympathies avec le Hezbollah et le Président Assad en font une cible principale, surtout en tant qu'héritier possible du leadershhip de la majorité des chrétiens). L'objectif - comme toujours - est de créer un fossé entre le Hezbollah et l'armée, et entre le Hezbollah et le peuple libanais.

Tout a commencé lorsque, lors de sa rencontre avec le président Aoun en mars 2019, le secrétaire d'État américain Mike Pompeo aurait présenté un ultimatum : confiner le Hezbollah ou se préparer à des conséquences sans précédent, notamment des sanctions et la perte de l'aide américaine. Selon des informations non vérifiées, Pompeo aurait par la suite amené le Premier ministre Hariri, un allié, à participer aux troubles prévus lorsque Hariri et son épouse ont invité le Secrétaire Pompeo et son épouse à un banquet dans le ranch de Hariri près de Washington à l'issue de la visite du Premier ministre libanais aux États-Unis en août dernier.

Au début des manifestations libanaises, les rapports faisant état d'une « salle de direction des opérations » à Beyrouth qui gérait et analysait les manifestations et d'un financement à grande échelle par les États du Golfe ont proliféré ; mais pour des raisons qui ne sont pas claires, les manifestations se sont enlisées. L'armée qui, à l'origine, se tenait curieusement à l'écart, s'est finalement engagée à nettoyer les rues et à rendre un semblant de normalité - et les prévisions étrangement alarmistes du gouverneur de la Banque centrale concernant l'effondrement financier imminent ont été contrées par d'autres experts financiers présentant une image moins effrayante.

Il semble que ni au Liban ni en Irak les objectifs américains ne seront finalement atteints (c'est-à-dire que le Hezbollah et le Hash'd A-Sha'abi seront détruits). En Irak, ce résultat pourrait toutefois être moins certain, et les risques potentiels que les États-Unis courent en fomentant le chaos seraient bien plus grands si l'Irak sombrait dans l'anarchie. La perte des 5 millions de barils/jour de brut de l'Irak créerait un gouffre dans le marché du brut - et en ces temps de fébrilité économique, cela pourrait être suffisant pour plonger l'économie mondiale dans la récession.

Mais ce serait un « moindre risque » par rapport au risque que les États-Unis courent en tentant « le destin » avec une guerre régionale qui atteindrait Israël.

Mais existe-t-il un message plus large reliant ces manifestations au Moyen-Orient à celles qui éclatent en Amérique latine ? Un analyste a inventé le terme pour désigner cette époque, comme l'Âge de la colère, dégorgeant des « geysers en série » de mécontentement  à travers le monde, de l'Équateur au Chili en passant par l'Égypte. Son thème est que le néolibéralisme est partout - littéralement - en flammes.

Nous avons déjà noté comment les États-Unis ont cherché à tirer parti des conséquences uniques des deux guerres mondiales et du fardeau de la dette qu'ils ont légué pour s'octroyer une hégémonie en dollars, ainsi que la capacité vraiment exceptionnelle d'émettre du crédit à travers le monde sans frais pour les États-Unis (les États-Unis ont simplement « imprimé » leur crédit). Les institutions financières américaines pourraient faire du crédit partout dans le monde, pratiquement sans frais, et vivre du loyer que ces investissements ont rapporté. Mais en fin de compte, cela a eu un prix : la limite - à être le rentier mondial - est devenue évidente à travers les disparités de richesse, et à travers l'appauvrissement progressif des classes moyennes américaines que la délocalisation a provoqué. Les emplois bien rémunérés se sont évaporés, alors même que le bilan bancaire financiarisé de l'Amérique explosait à travers le monde.

Mais il y avait peut-être un autre aspect à cet Âge de la colère. C'est TINA : « Il n'y a pas d'alternative » [There is no alternative, traduit en français par « Il n'y a pas d'autre choix », « Il n'y a pas d'alternative » ou « Il n'y a pas de plan B », est un slogan politique couramment attribué à Margaret Thatcher lorsqu'elle était Première ministre du Royaume-Uni, NdT]. Non pas à cause d'une absence de potentialité, mais parce que les alternatives ont été écrasées. À la fin des deux guerres mondiales, on a compris la nécessité d'une autre façon d'être, de mettre fin à l'ère plus ancienne de la servitude, d'une nouvelle société, d'un nouveau contrat social. Mais c'était éphémère.

Et - pour faire court - le désir d'équité de l'après-guerre (quelle qu'en soit la signification) a été réduit à néant ; « d'autres politiques ou économies » de quelque couleur que ce soit, ont été ridiculisées comme « fausses nouvelles » - et après la grande crise financière de 2008, toutes sortes de filets de sécurité ont été sacrifiés et la richesse privée « captée » pour la reconstruction du bilan des banques, pour protéger l'intégrité des dettes et maintenir les taux d'intérêt bas. Les gens sont devenus des « individus » - par eux-mêmes - pour régler leur propre austérité. Est-ce à ce moment-là que les gens se sentent appauvris matériellement par cette austérité, et humainement appauvris par leur servitude en cette nouvelle ère ?

Le Moyen-Orient peut traverser (ou non) les crises actuelles, mais sachez que, dans leur désespoir en Amérique latine, le mème « il n'y a pas d'alternative » devient une raison pour les manifestants « d'incendier le système ». C'est ce qui se produit lorsque des alternatives sont exclues (bien que dans l'intérêt de « nous » préserver de l'effondrement du système).

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 04-11-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 les-crises.fr

 Commenter