06/12/2019 les-crises.fr  9 min #165576

N'en faites pas une histoire de pétrole - Par Paul R. Pillar

Source :  Lobe Log, Paul R. Pillar, 29-10-2019

Donald Trump (Gage Skidmore via Flickr)

La confusion a régné quant aux objectifs de la présence des troupes américaines en Syrie et quant à savoir si les objectifs déclarés sont les objectifs réels. A l'origine, l'expédition était largement comprise comme une expédition de lutte contre l'État islamique (EI) après que le groupe eut établi un mini-État sur une grande partie du territoire syrien et irakien. Puis des faucons au sein de l'administration Trump et le président Trump lui-même, dans un cas classique de dérive des objectifs de la mission, ont déclaré que les troupes américaines étaient également en Syrie pour  « surveiller l'Iran ». Plus tard, les variantes de la mission étendue ont consisté non seulement à observer l'Iran, mais aussi, grâce à des mécanismes inexpliqués, à amener l'Iran et peut-être la Russie à abandonner leurs positions en Syrie.

Plus récemment, Trump a été soumis à de fortes pressions de la part de diverses parties du spectre politique pour maintenir l'armée américaine en Syrie, en contradiction avec son intention déclarée de quitter le pays et avec ses ordres de redéployer des troupes qui se trouvaient dans la partie nord-est du pays habitée par des Kurdes. Les pressions politiques et les tendances contradictoires obligent à encore moins de clarté qu'auparavant sur ce qu'est ou devrait être la mission des troupes. Trump, qui tente de tirer le plus grand avantage politique possible de l'assassinat du dirigeant de l'EI Abu Bakr al-Baghdadi et  proclame qu'en raison de la mort d'al-Baghdadi « le monde est maintenant un endroit beaucoup plus sûr », résiste à l'idée que la mission originale de combattre l'EI en Syrie est toujours nécessaire, au moins de la manière générale et ouverte avec laquelle cette mission fut formulée pour commencer. La mission déclarée a donc évolué une fois de plus, avec une nouvelle raison d'être qui était  apparue avant même la suppression d'al-Baghdadi. Certaines troupes américaines restent dans l'est de la Syrie, selon ce raisonnement, pour sécuriser les modestes ressources pétrolières du pays.

Il y a toujours une dimension EI à cette logique, dans la mesure où le groupe, alors qu'il avait son mini-État, a tiré des revenus de l'exploitation des champs pétroliers sous son contrôle. Mais pour cela, il lui fallait le mini-État. Tout scénario dans lequel l'EI exploite à nouveau, plutôt que de simplement endommager, les champs pétroliers syriens présuppose le rétablissement de son califat territorial, ce qui signifie que le monde serait de nouveau confronté à une tâche anti-EI plus grande et plus générale. Dans son statut actuel de mouvement insurgé et de groupe terroriste plutôt que de mini-État, l'EI n'est pas en mesure d'exploiter le pétrole, sauf peut-être de manière extrêmement modeste, à la manière du banditisme nigérian, en exploitant subrepticement un pipeline.

Cela laisse ouverte la question de savoir ce que l'administration Trump entend faire avec le pétrole qu'elle a « sécurisé » par l'occupation militaire. Cela soulève à son tour des questions troublantes quant à savoir si les États-Unis s'engagent, en violation du droit international, dans le  pillage du pétrole syrien en temps de guerre.

Mais il y a une autre implication troublante qui mérite l'attention, surtout à cause de l'ampleur de l'affaire que Trump tente de donner aux coups portés contre l'EI et comment ils sont censés avoir rendu le monde « beaucoup plus sûr ». Du point de vue de la lutte contre le terrorisme, la prise de possession de ressources pétrolières est l'une des pires raisons possibles pour justifier une présence militaire américaine dans un pays étranger. Et dans sa performance du dimanche matin, Trump a présenté le sujet d'une des pires façons possibles.

L'idéologie et la propagande des groupes terroristes enracinés dans le monde arabo-musulman, y compris Al-Qaïda et l'EI, font depuis longtemps référence à la volonté des États-Unis et de l'Occident de piller les ressources des musulmans. Ces groupes s'opposent violemment à la présence de troupes américaines dans les pays musulmans, en partie parce qu'elles sont perçues comme faisant avancer la mission de pillage. Oussama ben Laden est revenu à plusieurs reprises sur ce thème. Dans un enregistrement audio de 2004, par exemple, Ben Laden  a déclaré que « la plus grande raison pour laquelle nos ennemis contrôlent nos terres est la volonté de voler notre pétrole ». Le successeur de Ben Laden, Ayman al-Zawahiri, dans une vidéo de 2005 a appelé ses partisans à « concentrer leurs attaques sur le pétrole volé des musulmans... C'est le plus grand vol dans l'histoire de l'humanité. Les ennemis de l'Islam consomment cette ressource vitale avec une avidité sans pareille ». L'accent mis par les terroristes sur le pétrole a suscité des  inquiétudes quant à des attaques terroristes contre les installations pétrolières, mais l'idée de voler des ressources qui appartiennent légitimement aux Musulmans a motivé des attaques contre les États-Unis partout où de telles attaques peuvent être organisées.

L'apparition de dimanche de Trump devant la presse a joué directement dans ce thème. Se référant à la guerre en Irak, Trump a décrit comme son propre point de vue à l'époque que si les États-Unis allaient en Irak, ils devraient « garder le pétrole ». Quant au pétrole syrien, il dit qu'il peut aider les Kurdes, mais « il [le pétrole, NdT] peut nous aider parce que nous devrions pouvoir en prendre aussi. Et ce que j'ai l'intention de faire, c'est peut-être de passer un marché avec Exxon Mobil ou l'une de nos grandes compagnies pour y aller et le faire correctement ». Un propagandiste de l'EI ou d'Al-Qaïda n'aurait guère écrit le scénario différemment.

Même s'il y avait des combattants de l'EI qui se détournent de leur cause en réaction au récit  probablement embelli de Trump d'un al-Baghdadi « criant, pleurant, gémissant », il y en a sûrement beaucoup plus qui sont excités par les preuves qui confirment ce que leurs dirigeants leur ont toujours dit sur le pillage américain des ressources islamiques. La priorité de Trump, cependant, n'était pas de s'adresser à eux, mais plutôt, comme toujours, à sa base politique intérieure.

Paul R. Pillar est Senior Fellow non résident au Center for Security Studies de l'Université de Georgetown et Associate Fellow du Center for Security Policy de Genève. Il a pris sa retraite en 2005 après une carrière de 28 ans dans la communauté du renseignement aux États-Unis. Il a notamment occupé les postes d'agent de renseignement national pour le Proche-Orient et l'Asie du Sud, de chef adjoint du DCI Counterterrorist Center et d'adjoint exécutif du directeur du renseignement central. Il est un ancien combattant de la guerre du Vietnam et un officier à la retraite de la Réserve de l'armée américaine. M. Pillar est diplômé du Dartmouth College, de l'Université d'Oxford et de l'Université de Princeton. Ses ouvrages comprennent Negotiating Peace (1983), Terrorism and U.S. Foreign Policy (2001), Intelligence and U.S. Foreign Policy (2011) et Why America Misstandands the World (2016).

Source :  Lobe Log, Paul R. Pillar, 29-10-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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