23/01/2020 les-crises.fr  12 min #167883

L'espoir réside dans la rue - Par Chris Hedges

Source :  Truthdig, Chris Hedges, 15-12-2019

Mr. Fish / Truthdig

La finance mondiale a pris le contrôle des économies de la plupart des États-nations. Les citoyens observent, impuissants, le transfert d'argent et de biens sans grande régulation à travers les frontières. Ils regardent comment les emplois dans le secteur manufacturier et les professions libérales sont délocalisés vers les régions du Sud où la plupart des travailleurs sont payés un dollar ou moins de l'heure et ne bénéficient d'aucun avantage. Ils voient les impôts des riches et des sociétés bénéficier d'abattements, souvent jusqu'à zéro. Ils regardent les programmes d'austérité démanteler ou privatiser les services publics et les services sociaux de première nécessité, ce qui fait grimper les frais pour les usagers. Ils voient le chômage et le sous-emploi chroniques écraser les travailleurs, surtout les jeunes. Ils voient les salaires stagner ou diminuer, laissant les travailleurs et travailleuses avec des dettes insoutenables. Cette tyrannie économique est à l'origine des troubles à Hong Kong, en Inde, au Chili, en France, en Iran, en Irak et au Liban ainsi que de la montée des démagogues de droite et des faux prophètes tels que le Premier ministre britannique Boris Johnson, le Président Donald Trump et le Premier ministre indien Narendra Modi.

Peu importe que les libéraux ou les conservateurs, les Tories ou les travaillistes, les républicains ou les démocrates soient au pouvoir. Le capital financier est imperméable au contrôle politique. En adoptant une position neutre sur le  Brexit lors des élections,  le parti travailliste nouvellement battu en Grande-Bretagne a mal interprété l'esprit du temps. Certes, son chef, Jeremy Corbyn, a dû faire face à des avertissements hystériques d'effondrement économique et a enduré une campagne de dénigrement - amplifiée par un média qui a lancé les accusations de ses adversaires conservateurs - qui comprenait des allégations selon lesquelles il était  une menace pour la sécurité nationale et  un antisémite, mais son incapacité et celle du Parti travailliste à comprendre à quel point les travailleurs étaient désespérés de trouver une solution, même une solution issue d'une pensée magique sur la promesse du Brexit, était une erreur. Le Brexit n'est pas une alternative réaliste à la tyrannie économique. Mais il offre au moins un espoir, même infondé, de briser les liens du pouvoir des entreprises. Il se présente comme une arme dans la guerre entre les initiés et les outsiders. Que cet espoir désespéré des outsiders soit colporté par des escrocs et des charlatans tels que Johnson et Trump fait partie de la maladie de notre époque, un écho des distorsions économiques et du populisme de droite qui ont vu les fascistes monter au pouvoir en Italie et en Allemagne dans la première partie du 20e siècle.

Goldman Sachs, JPMorgan Chase, Citibank, Exxon Mobile, Walmart, Apple et Amazon sont les versions modernes de l' East India Company ou de la Compagnie Française de l'Orient et de la Chine. Ces sociétés et d'autres parmi les sociétés mondiales d'aujourd'hui, avec l'aide de la Banque mondiale, de l'Organisation mondiale du commerce et du Fonds monétaire international, ont créé des monopoles inattaquables et ont effectivement évidé de nombreux États-nations, tant physiquement que culturellement. Les friches urbaines abandonnées, peuplées de personnes cruellement dépossédées, sont aussi courantes en France ou en Grande-Bretagne que dans la Rust Belt [en français : « ceinture de la rouille »), est le surnom d'une région industrielle du nord-est des États-Unis. Elle est nommée jusque dans les années 1970 la Manufacturing Belt (« ceinture des usines ») ; ce changement d'appellation est dû à l'évolution économique de la région, Wikipedia - NdT] américaine. Les gouvernements, prisonniers du contrôle des entreprises, ont été prostitués pour transférer la richesse vers le haut, gonfler les profits des entreprises et écraser la dissidence aux dépens de la démocratie.

Le déclin et la rupture des liens sociaux qui unissaient autrefois nos sociétés ont déclenché les sombres pathologies de la dépendance aux opiacés, à l'alcool et au jeu et ont conduit à une explosion des crimes haineux et des fusillades de masse, ainsi qu'au suicide. Le contrôle social assuré par le travail et la participation civique et politique - des liens qui nous ont intégrés dans nos collectivités et nous ont donné un sentiment d'appartenance, de dignité et d'autonomie - a été confié à une police fortement militarisée, à un système carcéral massif et à un système judiciaire complices de l'abolition des droits fondamentaux, notamment l'application régulière de la loi et la protection de la vie privée.

Alors, pour voler une réplique à Vladimir Lénine, que faut-il faire ? Est-ce qu'un candidat politique réformiste, un Bernie Sanders ou peut-être une Elizabeth Warren - bien que je mette en doute l'authenticité de Warren - peut vaincre Trump et les forces rétrogrades qui lui confèrent du pouvoir ? Ou bien les réformateurs américains vont-ils subir le sort de Corbyn ? En bref, le système peut-il être réformé de l'intérieur ? Ou devrons-nous descendre dans la rue, comme le font les gens au Chili, au Liban, en France, à Hong Kong et ailleurs, pour exiger le renversement du pouvoir des entreprises ?

La gauche, même sous la direction Corbyn, n'est pas préparée à parler dans un langage révolutionnaire. La rhétorique révolutionnaire au sein du système politique a été adoptée par les néofascistes et la droite dure. Le débat relatif au Brexit porte sur le fait de faire sauter le système, pas de travailler à l'intérieur de celui-ci. Ceux qui soutiennent le Brexit et Johnson seront, comme ceux qui soutiennent Trump, trahis. Mais le langage employé par Johnson et Trump est celui de la destruction, et cette aspiration à la destruction est profondément ancrée dans la classe ouvrière. La tragédie est qu'en soutenant ces démagogues, le peuple est complice de son propre asservissement.

 Extinction Rebellion, que je soutiens, tente de contrer cet assaut des grandes entreprises et l'écocide qui en découle avec un langage révolutionnaire et une désobéissance civile soutenue conçue pour rendre la gouvernance impossible. J'espère qu'Extinction Rebellion obtiendra un soutien populaire suffisant pour élever une barrière solide avant que l'État corporatif ne commence à employer la force brute décrite dans  l'opération Yellowhammer, le plan de six pages du gouvernement britannique qui prévoit le déploiement possible de 50 000 soldats réguliers et de réserve et de 10 000 policiers anti-émeute pour faire face aux troubles qui pourraient être causés par les pénuries alimentaires et médicales à la suite du départ de la Grande-Bretagne de l'Union européenne.

La répression violente des manifestants en France, au Chili, en Irak, en Iran, au Liban, en Inde et à Hong Kong est déjà en cours, une fenêtre sur ce qui pourrait arriver à l'Angleterre, aux États-Unis et à d'autres pays qui tentent de se libérer du joug de l'oppression des entreprises.

Le monde des entreprises déteste la gauche politique, mais la gauche politique américaine, en acceptant de fonctionner dans le cadre du système électoral contraint et largement truqué, est facilement neutralisée, comme l'a été cette année le libéralisme en Grande-Bretagne et l'a été en 2016 - et le sera en 2020 - aux États-Unis. La direction du Parti démocrate américain, aussi hostile à ses candidats progressistes que beaucoup de membres de la hiérarchie du Parti travailliste en Grande-Bretagne l'étaient à Corbyn, a eu recours à une série de mesures pour empêcher Sanders d'obtenir l'investiture en 2016. Ces mesures comprenaient un système de  superdélégués, l'utilisation de centaines de millions de dollars de fonds d'entreprise, un contrôle de fer du Comité national démocrate et l'interdiction pour les personnes inscrites comme indépendantes de voter dans les primaires démocrates. Des politiciens tels que Sanders et Corbyn sont facilement renvoyés dans les cordes.

Mais alors que les multinationales détestent les francs-tireurs politiques tels que Sanders et Corbyn, elles détestent et craignent la gauche révolutionnaire. La gauche révolutionnaire dit une vérité sans fard sur le pouvoir des entreprises et dénonce toute la classe dirigeante politique pour sa complicité. Elle n'est pas intéressée par des arrangements. Elle cherche à perturber et à paralyser le monde des entreprises. Lorsque des milliers de personnes, comme à Hong Kong, descendent dans la rue en criant des slogans comme « Il n'y a pas d'émeutiers, seulement un régime tyrannique » et « C'est vous qui m'avez appris que les marches pacifiques sont inutiles », les élites dirigeantes des entreprises commencent à s'inquiéter. C'est pourquoi les dirigeants populistes, dont Eric Drouet des gilets jaunes, en France, sont arrêtés. C'est pourquoi Roger Hallam, le cofondateur d'Extinction Rebellion, a passé six semaines en prison cet automne en Grande-Bretagne. C'est pourquoi Edward Leung purge une peine de six ans de prison pour émeute et agression sur un policier pendant  la Révolution des boulettes de poisson de 2016 à Hong Kong [manifestation qui a eu lieu à Hong Kong en février 2016. Organisée initialement pour défendre le maintien des marchands ambulants dans les rues, la manifestation se transforme en émeute contre les autorités de Hong Kong et de Pékin. Source Wikipedia, NdT]. Les révolutionnaires refusent de jouer selon les règles.

Ces mouvements révolutionnaires mondiaux incarnent une résurrection du concept de bien commun, la conviction qu'une société doit être structurée autour de la prise en charge de tous ses membres, en particulier les plus vulnérables. Ce sont des forces de solidarité, voire de communauté. Ils comprennent, comme l'a écrit l'économiste  Karl Polanyi, qu'il y a deux sortes de libertés. Il y a les mauvaises libertés d'exploiter ceux qui nous entourent et d'en tirer d'énormes profits sans égard pour le bien commun. Et il y a les bonnes libertés - la liberté de conscience, la liberté d'expression, la liberté de réunion, la liberté d'association, la liberté de choisir son travail - que les mauvaises libertés détruisent. Les mauvaises libertés, défendues par une culture de consommation atomisée, hyper-individualiste, qui s'agenouille devant le culte du moi, ont triomphé. La mainmise mortelle des élites dirigeantes a été illustrée ces derniers jours à Madrid, où les dirigeants mondiaux ont refusé, lors de la  COP25 - la conférence des Nations Unies sur le changement climatique - de prendre des mesures significatives pour mettre fin à l'urgence climatique, une menace existentielle pour l'humanité.

Les idéologies en faillite de la mondialisation et du néolibéralisme, formulées et utilisées pour justifier la consolidation de la richesse et du pouvoir ainsi que l'écocide qui dévaste la planète, ont cependant perdu de leur crédibilité. Le néolibéralisme, l'idée qu'une fois les réglementations sur les entreprises et les barrières commerciales levées et les impôts réduits, une société prospérera, a toujours été une absurdité. Aucune de ses promesses ne pourrait être justifiée par l'histoire et la théorie de l'économie. Concentrer la richesse entre les mains d'une élite oligarchique mondiale - huit familles détiennent aujourd'hui autant de richesses que 50 % de la population mondiale - tout en démolissant les contrôles et les réglementations gouvernementales, en envoyant la production dans le Sud, en privatisant les services publics et en détruisant les syndicats, ne permet pas de distribuer la richesse. Permettre aux spéculateurs mondiaux d'utiliser l'argent que le gouvernement leur prête à un taux d'intérêt pratiquement nul pour racheter leurs actions ne répartit pas la richesse. Permettre aux entreprises de s'engager dans la destruction des actifs structurés par l'inflation, de dépouiller les actifs par des fusions et des acquisitions, d'augmenter le niveau de la dette pour imposer le paiement de la dette au peuple, de s'engager dans la fraude d'entreprise qui inclut la dépossession des actifs, ne distribue pas la richesse. Le pillage des fonds de pension, les manipulations du crédit et des actions et le pillage du Trésor américain lorsque les bulles et les combines à la Ponzi s'évaporent ne distribuent pas la richesse. De telles actions canalisent la richesse vers ceux qui sont au sommet. Elles créent une énorme inégalité de revenus et un pouvoir monopolistique. Elles alimentent le mécontentement et l'extrémisme politique. Elles rendent la planète inhabitable pour la plupart des espèces. Elles détruisent la démocratie.

Mais la rationalité économique n'a jamais été le sujet. Le but était la restauration du pouvoir de classe. Le néolibéralisme transforme la liberté pour le plus grand nombre en liberté pour quelques-uns. L'idiotie des gourous intellectuels qui nous ont vendu cette idéologie -  Milton Friedman,  Friedrich Hayek et  Ayn Rand - aurait dû dénoncer l'escroquerie dès le début, mais on leur a donné de larges plates-formes, tandis que leurs détracteurs, les vieux keynésiens, ont été mis à l'écart et réduits au silence. La liberté a été assimilée à la liberté des forces du marché de faire tout ce que les capitalistes voulaient. Et cette liberté nous a condamnés et semble destinée à condamner l'écosystème dont nous dépendons pour vivre. Karl Marx, dans le premier volume du « Capital », a expliqué il y a plus d'un siècle comment la liberté du marché entraîne toujours une inégalité sociale.

La perte de crédibilité de l'idéologie régnante a conduit les élites dirigeantes à forger une alliance avec des démagogues néofascistes de droite tels que Trump et Johnson qui utilisent les tropes du racisme, de l'islamophobie, de l'homophobie, du sectarisme et de la misogynie pour canaliser la rage et la frustration croissantes du peuple loin des élites oligarchiques et contre les personnes vulnérables. Ces démagogues accélèrent le pillage. Ils accélèrent la haine, le racisme et la violence qui servent de diversion. Et ils accélèrent l'agitation sociale qui devient l'excuse pour l'imposition de la tyrannie. L'espoir repose dans les rues. Des millions de personnes à Hong Kong, en Inde, au Chili, en France, en Iran, en Irak et au Liban comprennent. Il est temps de les rejoindre.

Source :  Truthdig, Chris Hedges, 15-12-2019

Traduit par les lecteurs du site  les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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