04/04/2020 mrmondialisation.org  19 min #171666

L'incurie monstrueuse

Professionnels de santé : « Nous ne sommes pas des héros mais des sacrifiés »

« Nous soutiendrons les 600 médecins qui attaquent Edouard Philippe et Agnès Buzyn en justice ! ». Tel est l'objectif de la pétition lancée par un psychologue marseillais, Lucien Cavelier, le 21 mars.  Déjà signée par 380 000 personnes, cette pétition dénonce la responsabilité du gouvernement français quant à l'ampleur qu'a pris la crise sanitaire dans le pays.

Le 19 mars, réunis dans un collectif nommé C19, plus de 600 professionnels de santé ont porté plainte contre l'ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn et le Premier ministre Edouard Philippe. Ils sont accusés de « mensonge d'Etat » dans leur gestion de la crise d'épidémie du COVID-19 en France. Alors que le personnel médical et paramédical lutte déjà depuis des années pour que les gouvernements français successifs cessent de faire des économies dans la santé publique, ces restrictions budgétaires ont aujourd'hui des conséquences graves. Quant à l'arrivée de l'épidémie en France, elle aurait pu être ralentie par des décisions politiques adaptées à la gravité de la crise sanitaire mondiale.

Or, c'est bien trop tard; et c'est l'objet de la pétition lancé par C19. Le gouvernement était au courant des dangers liés à l'épidémie, ainsi que de l'insuffisance du matériel médical et personnel pour y faire face. Or il n'a pas agi suffisamment tôt ni pris les bonnes mesures. Emmanuel Macron qualifiait ce mardi, dans le cadre d'une rhétorique guerrière, « d'irresponsables » ceux qui ont engagé des plaintes contre le gouvernement. Le collectif C19 n'est pas de cet avis. Pour eux, s'il y a bien des personnes « irresponsables » ce sont les membres du gouvernement français. Explications.

Des hôpitaux publics à la diète depuis des années

« Sauver l'hôpital public », tel était le slogan des innombrables pétitions et manifestations qui ont éclos en 2019. En cause : plus de dix ans de restrictions budgétaires drastiques dans les hôpitaux publics. Or, le message n'a visiblement pas été entendu.

Le 24 décembre 2019, le gouvernement français a voté la  loi de financement de la sécurité sociale pour 2020. En ce qui concerne les hôpitaux publics, le financement autorisé est de 84 milliards en 2020 ; soit une augmentation de 2.1% par rapport au budget de 2019. Or, la hausse naturelle des dépenses en matière de santé en France (en raison d'une population vieillissante et de l'augmentation des maladies chroniques) est de 4.4% par an. C'est donc aux hôpitaux publics de faire des économies dans leur services pour financer ces dépenses supplémentaires. Déçus par ce plan d'urgence pour « Sauver l'hôpital public »,  1200 médecins hospitaliers ont démissionné de leur fonction d'encadrement le 14 janvier 2020. Le personnel hospitalier est de nouveau allé manifester un mois plus tard, le 14 février 2020.

« Nous sommes conscients qu'on ne corrige pas les insuffisances ou les erreurs du passé en deux ans, mais il y a urgence. La dégradation des conditions de travail des professionnels est telle qu'elle remet en cause la qualité des soins et menace la sécurité des patients. » expliquent les médecins démissionnaires.
Manifestation du 14 février de « déclaration d'amour à l'hôpital public » / Crédits : Flickr Pascal.Van

Retour sur dix ans de restrictions budgétaires :

Depuis une dizaine d'années, les gouvernements successifs prennent des mesures économiques visant à réduire toujours plus les dépenses dans le domaine de la santé publique. En cause, deux mesures : la mise en place de la tarification à l'activité (2007), laquelle a été systématisée dans la loi Hôpital, patient, santé et territoire (dite loi Bachelot) en 2009.  L'hôpital public s'est transformé en véritable entreprise, où le profit prévaut sur la vie. La restriction budgétaire, couplée à la course à la productivité, provoque une pression permanente chez les soignants qui ne peuvent plus exercer leur métier dans des conditions décentes. Le manque de moyens matériels et humains affecte la qualité des conditions de travail. Cette gestion néolibérale de la santé publique produit beaucoup de mal-être chez les soignants, qui assistent à une déshumanisation des soins. A titre d'exemple,  30% des nouveaux diplômés abandonnent la profession infirmière dans les 5 ans qui suivent le diplôme.

Ces économies se sont également traduites dans la prévention des risques sanitaires. Et notamment concernant le stock de masques. En 2010, la France possédait 1.6 milliards de masques (FFP2 et FFP1). Elle possède aujourd'hui 150 millions de masques FFP1 et aucun masque FFP2.  Comment en est-on arrivé là ? Olivier Véran, ministre de la Santé, explique cette diminution ainsi :

« Il avait été décidé, suite aux crises sanitaires précédentes - je remonte pour cela à 2011 et 2013 - qu'il n'y avait plus lieu de conserver des stocks massifs de masques dans le territoire. »

L'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), créé par  la loi du 5 mars 2007 relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur, était en charge de l'achat et la gestion des masques pour la prévention des maladies transmises par voie respiratoire. L'objectif était de constituer un stock de masques suffisant pour faire face aux prochaines épidémies. Dès 2009, cela arrive avec la grippe H1N1. Or, cela aura été de courte durée. Dès 2011, les gouvernements successifs diminuent ces stocks afin de faire des économies, en arguant du fait qu'avoir des stocks « qui peuvent se périmer n'était pas indispensable dans la mesure où la production de masques était gigantesque, notamment en Chine et qu'on pourrait s'alimenter en temps venu » (propos d'Olivier Véran). Or, l'interdépendance entre pays propre à la mondialisation est fragile. Cette crise sanitaire le prouve : en comptant sur la Chine pour fournir des masques à bas coûts en cas de crise sanitaire, la France n'a pas pris en compte le fait que le géant asiatique pouvait être touché en premier. Cette omission a aujourd'hui de lourdes conséquences.

Enfin, ces économies ont touché le domaine de la recherche, pourtant essentiel en médecine.  Bruno Canard, chercheur au CNRS, témoigne : « Désormais, quand un virus émerge, on demande aux chercheurs de se mobiliser en urgence et de trouver une solution pour le lendemain. Avec des collègues belges et hollandais, nous avions envoyé il y a cinq ans deux lettres d'intention à la Commission européenne pour dire qu'il fallait anticiper. Entre ces deux courriers, Zika est apparu... La science ne marche pas dans l'urgence et la réponse immédiate. Avec mon équipe, nous avons continué à travailler sur les coronavirus, mais avec des financements maigres et dans des conditions de travail que l'on a vues peu à peu se dégrader. »

Une gestion irresponsable de la crise

Emmanuel Macron qualifiait ce mardi 31 mars « d'irresponsables » tous « ceux qui cherchent déjà à faire des procès » . Outre une rhétorique de guerre bien assumée tout au long de l'allocution, il semble que le président de la République cherche à reporter la culpabilité sur les mauvaises personnes. À la vue de la situation, les irresponsables aujourd'hui semblent bien se trouver du côté des décideurs politiques chargés de protéger la population. C'est en ce sens que le collectif de médecins C19 accusent le gouvernement français de « mensonge d'État » preuves à l'appui. Les mensonges dénoncés sont les suivants :

  • Affirmer publiquement que le risque d'importation depuis Wuhan est pratiquement nul (Agnès Buzyn) et qu'il n'y a pas eu de retard dans les mesures de confinement (E.Philippe)

Le 20 janvier 2020, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, affirmait publiquement que « le risque d'importation [du virus] depuis Wuhan est pratiquement nul » et que « le risque de propagation est très faible ». Or, le 17 mars, dans une  interview donnée au journal Le Monde, elle avoue avoir menti :

« Le 30 janvier, j'ai averti Edouard Philippe que les élections ne pourraient sans doute pas se tenir. On aurait dû tout arrêter, c'était une mascarade. »

« Je pense que j'ai vu la première ce qui se passait en Chine : le 20 décembre, un blog anglophone détaillait des pneumopathies étranges. J'ai alerté le directeur général de la santé. Le 11 janvier, j'ai envoyé un message au Président sur la situation. Le 30 janvier, j'ai averti Edouard Philippe que les élections ne pourraient sans doute pas se tenir. Je rongeais mon frein. Bien sûr, je n'aurais pas dû prononcer ces mots. »

Les éléments montrent que les membres du gouvernement avaient parfaitement connaissance de la crise sanitaire qui se profilait en Europe, et ce dès janvier. D'autant plus qu'un pays voisin à la France, l'Italie, comptait ses premiers cas de COVID-19 le 28 janvier. Et a mis en place en place la fermeture de tous les commerces non essentiels, c'est-à-dire le confinement, le 11 mars ; alors qu'il y avait déjà 827 morts dans le pays. En cette même journée du 11 mars, le directeur général de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qualifiait la situation mondiale de « pandémie » mondiale. Le 11 mars a constitué un tournant majeur dans la prise de conscience internationale quant à la nécessité de prendre des mesures sanitaires rapidement afin de ralentir l'expansion du COVID-19 à travers le monde.

C'est pourtant le 11 mars qu'Emmanuel Macron a jugé pertinent pour énoncer son discours « Nous ne renoncerons à rien », exhortant les français à « ne pas s'arrêter de vivre ».

Extrait de l'allocution « Nous ne renoncerons à rien », publiée sur le compte Twitter du président de la République @EmmanuelMacron.

Le lendemain, le jeudi 12 mars, le discours du président change du tout au tout : il annonce la fermeture de toutes les crèches, établissements scolaires et universités à partir du 16 mars et jusqu'à nouvel ordre. Alors que la France enregistre déjà plus de 2876 cas et 61 morts. Ce revirement de situation, du jour au lendemain, est à la fois soudain et tardif. Le ministère de la Santé avait alerté le président deux mois plus tôt, le 11 janvier. Or, alors même que l'OMS qualifiait la situation mondiale de pandémie, que l'Italie annonçait le confinement dans son pays et que le virus ne cessait de se propager le 11 mars... Emmanuel Macron encourageait les français à sortir. Par ailleurs, les mesures du 12 mars n'ont été étendues aux DOM-TOM que trois jours plus tard. Et il a fallu attendre le 28 mars pour que le gouvernement décide de suspendre tous les vols commerciaux à partir ou vers Mayotte, et de réduire à trois par semaine les liaisons entre Paris et La Réunion. Un retard dans les prises de décisions  qui ne sera pas sans conséquence dans les DOM-TOM, où l'offre de soins est limitée (16 lits de réanimation pour 400000 habitants à Mayotte...). Comment Edouard Philippe a-t-il alors pu  affirmer qu'il n'y avait pas eu « de retard sur la prise de décision s'agissant du confinement », afin endiguer la circulation du coronavirus ? C'est la question mise en avant par le collectif C19.

  • Affirmer publiquement qu'il n'y a pas pénurie de masques en France

Alors que le directeur général de la Santé Jérôme Salomon affirmait le 26 février que « Il n'y a pas de sujet de pénurie », Olivier Véran - ministre de la Santé depuis la démission d'Agnès Buzyn - évoquait une « relative pénurie » trois semaines plus tard. La France manque de masques, et ce en raison des politiques successives de restrictions budgétaires dans la santé publique depuis 2011. Or le gouvernement a volontairement caché cette pénurie, en adaptant ses consignes sanitaires sur le port du masque : alors que fin février, le directeur général de la santé préconisait un masque pour toute personne en contact avec un porteur du Covid, la porte-parole de l'exécutif déclarait que c'était inutile un mois plus tard. L'  enquête de Médiapart sur ce « mensonge d'Etat » démontre également le manque d'efficience de la cellule interministérielle dédiée à l'achat des masques. Et prouve que des entreprises (telle que Airbus) dans des secteurs « non essentiels » de l'économie ont continué à consommer des masques, pour des raisons économiques. Alors même que des professionnels de santé manquaient de protection.

Caricature quant à l'enquête de Médiapart, donnant les preuves d'un mensonge d'Etat quant à la pénurie de masques / Crédits : @Allanbarte

Aujourd'hui, des professionnels de la santé travaillent sans masque, d'autres avec un masque dont ils ne respectent pas la durée (validité de 4h pour les FFP1 et 8h pour les FFP2) afin d'économiser leurs faibles stocks. Ils mettent ainsi en danger leur propre vie, mais aussi celles de leurs patients et de leurs familles, en travaillant dans de telles conditions. Or, si ce mensonge d'Etat quant aux masques persiste, les témoignages de nombreux professionnels de santé montrent la triste réalité du terrain :

Les infirmièr.e.s libérales manquent aussi cruellement de matériel. En guise de sur-blouse, cette infirmière anonyme porte un sac poubelle / Crédits : @CavelierLucien
« M. le Président, vous pouvez compter sur nous ! L'inverse reste à prouver ! » / Crédits : @CavelierLucien

Témoignage de Sabrina-Aurore Ali Benali, médecin-urgentiste à domicile et auteure de « La Révolte d'une interne: Santé, hôpital : état d'urgence » / Crédits : @artefr

Témoignage d'un brancardier, en musique / Crédits : @mr_chep_air

Ce manque de matériel, de lits et de personnels soignants a de lourdes conséquences : l'armée est réquisitionnée pour évacuer les patients graves entre hôpitaux et le nombre de décès ne cesse de s'accroître. Cette crise sanitaire révèle ainsi les failles du système de santé publique en France aujourd'hui, système dans lequel les gouvernements successifs privilégient le profit à la vie depuis une dizaine d'années. Or, le collectif C19 dénonce également l'absence de projet de dispositif sanitaire exceptionnel à la hauteur de la crise à venir et à la hauteur de celui qui prétend gouverner. C'est pourquoi ce collectif de plus de 600 professionnel de santé a décidé de porter plainte.

Une pétition en soutien à la plainte portée par le collectif C19

Le collectif C19, créé il y a peu, rassemble près de 600 professionnels de santé. Philippe Naccache, Emmanuel Sarrazin et Ludovic Toro, les trois médecins fondateurs de ce collectif ont saisi la Cour de Justice de la République, seule juridiction habilitée à juger les actes commis par les membres du gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions. Ils dénoncent un « mensonge d'Etat ». Plus précisément, ils accusent A.Buzyn et E.Philippe de s'être abstenus de prendre à temps des mesures pour endiguer l'épidémie de Covid-19. Selon eux, les deux ministres « avaient conscience du péril et disposaient des moyens d'action, qu'ils ont toutefois choisi de ne pas exercer ». Pour appuyer leurs propos, ils font notamment référence aux récents  aveux de l'ancienne ministre de la Santé pour le Monde : elle affirme avoir alerté dès janvier le Président et le Premier ministre quant à la gravité de l'épidémie de Covid-19.

Lucien Cavelier, psychologue marseillais membre du collectif C19, a lancé une  pétition pour soutenir cette plainte. Selon lui, la situation « impose un devoir de justice aux blouses blanches et au peuple français ». Lorsque nous lui avons demandé l'objectif de cette pétition, sa réponse a été claire : « Faire bloc derrière le personnel soignant et donner un appui populaire à cette plainte ! ». En effet, le psychologue marseillais est indigné et lassé du mépris du gouvernement envers les professionnels de santé. Il évoque d'ailleurs les propos de G.Darmanin, ministre de l'Action et des Comptes publics, « La meilleure prime qu'on peut donner aux soignants, c'est de respecter les gestes sanitaires ». Ou encore les visites du président de la République dans divers hôpitaux afin de « rendre hommage aux personnels soignants »... La meilleure prime que l'on puisse donner aux professionnels de santé en ce moment, ce sont des conditions de travail dignes, affirme-t-il.

Lucien a donc voulu aller plus loin que les applaudissements à 20h tous les soirs : il veut « fédérer le plus de monde possible Créer une pression populaire pour que le gouvernement rende des comptes ». Que cet élan citoyen tous les soirs à 20h prenne une forme concrète, en soutien à tous les professionnels de santé qui vont aujourd'hui travailler la boule au ventre. La  pétition, lancée le 21 mars, s'approche déjà des 400 000 signatures.

Le psychologue marseillais conclut ainsi le texte de sa pétition, en soutien à la plainte lancée par C19 :

« Nous soutiendrons par la force populaire cet acte courageux et nécessaire. Ainsi, nous souhaitons participer à la dénonciation des mensonges, de l'amateurisme et de la médiocrité de nos dirigeant-es qui ont conduit à la gestion calamiteuse de cette crise sanitaire et à un scandale d'État. Par nos voix, nous ferons bloc derrière nos courageuses blouses blanches, envoyées sur le « front de guerre » sans matériel et par nos voix nous exprimerons notre exigence de vérité face à l'intolérable. Signer et partager cette pétition c'est faire acte d'union citoyenne en sublimant leur courage. »

Une rhétorique guerrière aux conséquences psychologiques lourdes

« Il y a un mois, M. le président envoyait les CRS nous gazer à Paris lors de manifestations parce-que je défendais mes conditions de travail aujourd'hui je suis un héros de la nation en prenant des risques pour moi et ma famille. »

Ce témoignage d'une infirmière, largement relayée sur les réseaux sociaux, met en lumière le paradoxe de la rhétorique guerrière employée dans les discours du gouvernement français. Les héros ont des armes. Les héros font l'objet d'une reconnaissance concrète. Les héros ne sont pas victimes de leur statut de héros. Or, les soignants n'ont ni armes, ni reconnaissance ni choisi de « faire la guerre ».

Pas d'armes ? Le collectif C19 dénonce l'absence de matériel médical suffisant pour faire face à l'épidémie. Or, plus largement, cette crise sanitaire révèle les failles du système de santé public en France.

Pas de reconnaissance ? Une réelle reconnaissance de leur travail consisterait à fournir les moyens nécessaires pour qu'ils puissent exercer leur métier dans de bonnes conditions. Donc soutenir les formes de solidarités collectives et structurelles plutôt que de les détruire.

Pas le choix ? En qualifiant de « héros » les professionnels de santé, le gouvernement fait endosser une grande responsabilité à ceux-ci.  Responsabilité qui n'est pas sans impact psychologique. Marie-José Del Volgo, directeur de recherches en psychopathologie à l'université d'Aix-Marseille-I et praticien hospitalier, s'explique :

« Il est dangereux de faire endosser aux soignants le costume du héros. Être un héros, cela signifie se sacrifier, souffrir en silence. Le héros ne demande ni aide ni moyens. Le héros est un surhomme. Cette approche fait peser sur les épaules des soignants une immense responsabilité, tout en leur interdisant de reconnaître leur propre vulnérabilité. Or, comme tout être humain aux prises avec des circonstances aussi difficiles, les soignants auront besoin de faire appel à une écoute extérieure pour sortir de cette catastrophe et du confinement auquel ils sont, ne l'oublions pas, aussi contraints. Pour eux, c'est au moins la double peine. La reconnaissance qui leur est due consiste à leur donner les moyens de se protéger, de récupérer, plutôt qu'alourdir leur charge de travail. Il faut aussi les rétribuer à hauteur de leur travail, qui concilie technicité et engagement, dans un métier qui demeure plus que jamais une vocation. »

Lucien a une analyse complémentaire de l'impact psychologique de cette rhétorique guerrière sur les professionnels de santé. Selon le psychologue marseillais, qualifier ces derniers de « héros » est une manière de déplacer la responsabilité sur ces derniers au lieu de l'attribuer aux décideurs politiques. En confiant la lourde tâche de choisir qui sauver et qui laisser mourir aux soignants, on leur demande en fait d'assumer des décisions politiques qu'ils n'ont pas prises.

« Cette rhétorique guerrière permet de ne pas parler de ce qui fâche. On focalise sur l'ennemi commun qui est le virus, et non pas sur les décisions politiques prises par le gouvernement. Tous ceux qui portent plainte contre le gouvernement sont alors vus comme des ennemis, des dissidents. »

Face au manque de matériel et de moyens, les professionnels de santé ont un lourd sentiment d'impuissance à supporter. Et cet impact psychologique ne sera jamais remboursable.

« Ils sont qualifiés de « héros »... mais ils sont envoyés sur le front sans matériel. La réalité c'est que ce ne sont pas des héros mais des sacrifiés ! »

Des plateformes telle que  Psychologues solidaires, ont été mises en place afin d'apporter gratuitement un appui psychologique aux soignants. Or les professionnels de santé resteront marqués à vie. La meilleure façon de les remercier pour ce qu'ils font aujourd'hui sera donc de ne pas les oublier après la crise. Comment ? En soutenant la saisie de la Cour de Justice de la République menée par le collectif C19, afin que justice soit rendue à toutes ces blouses blanches qui auront tout donné sans jamais vraiment recevoir en retour.

« Ils s'en sortiront pas juste en disant qu'on est des héros », souligne la médecin-urgentiste Sabrina Ali Benali. Toutes ces blouses blanches n'oublieront pas. Elles n'oublieront ni le mépris du gouvernement, ni leurs confrères décédés en donnant leur vie pour sauver celle des autres. Elles n'oublieront pas non plus les années passées à manifester pour des conditions de travail dignes. Le meilleur moyen de les remercier serait alors de ne pas les oublier. Nous, les citoyens, en allant bien plus loin que les applaudissements et en allant soutenir cette plainte. Mais, surtout, les décideurs politiques. Ne serait-il pas temps de réaliser que le profit ne vaut pas plus que la vie ? Que des milliers de vies sont mises en danger pour des économies ? Ce qui est sûr, c'est que cette crise sanitaire mondiale aura révélé les failles de l'hôpital public français, un système de santé au bord du gouffre depuis des années. Ce qui l'est moins, c'est que les décideurs politiques en auront enfin pris conscience et agiront en conséquence.

- Camille Bouko-Levy

Source photo d'entête : N03_0_171666');"> N03">doubichlou14 / Flickr / C.C.

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