23/05/2020 tlaxcala-int.org  27 min #174317

Bergame : réflexions depuis le centre de la tempête parfaite

 Marco Noris

Dans la valse des chiffres, connaîtrons- jamais le nombre réel des morts causés par le Covid-19 ? Difficile à établir. Nous pouvons toutefois apporter quelques données relatives, essayer de comparer les situations. L'Italie apparaît comme la nation du monde la plus touchée par le virus ; la Lombardie, qui compte environ 1/6 de la population du pays, détient le triste record du nombre des morts : plus ou moins la moitié de tous les morts de l'Italie. Dans cette région, la province de Bergame vient en tête pour les décès, près de la moitié de tous les décès de la région par Covid-19.

Danse macabre, Triomphe et danse de la mort, 1484-85, Giacomo Borlone de Buschia, Chapelle des Disciplinaires, Clusone, Vallée du Serio, Bergame

En somme, la Bergamasque, une province d'environ 1,1 million habitants, a à peu près autant de morts que l'Allemagne, qui a plus de 83 millions d'habitants. Il n'existe pas chez les Bergamasques de dispositions particulières à la contagion par rapport au reste du monde, et les caractéristiques génétiques des Bergamasques ne sont pas non plus si différentes de celles des autres habitants du pays ou de l'Europe. Il faudra donc chercher les explications ailleurs et peut-être vaudrait-il la peine de commencer à faire au moins quelques conjectures. Il est évident que cette recherche ne peut être exhaustive, elle sera longue et laborieuse et ne pourra se réduire à la recherche d'une seule cause : divers facteurs ont certainement joué pour la Bergamasque, mais il sera tout aussi important de comprendre si et dans quelle mesure ces divers facteurs sont indépendants entre eux et leur concomitance le fruit du hasard, ou, comme le veulent les probabilités, si ces facteurs ne sont pas liés entre eux et interdépendants.

Pour tenter de s'orienter dans le dédale des conjectures et des informations, il est bon de mettre de l'ordre et procéder point par point.

Les Mouches du Capital

Dans un livre aujourd'hui presque oublié de la fin des années 80, "Le Mosche del Capitale" [les Mouches du Capital], Paolo Volponi parle de la décadence morale du capitalisme italien et de ses principaux acteurs, prononçant une condamnation sans appel. Le néolibéralisme réalise, selon Volponi, une opposition pathologique entre l'extrême modernité et élégance de ses apparences, dans le design et dans l'architecture qui caractérisent ses centres - on dirait aujourd'hui la forme même dans laquelle on tend les processus de gentrification - et la violence archaïque de ses rapports sociaux. Pouvons-nous parler aussi de mouches du capital dans la Bergamasque ?

S'il faut entrer encore plus avant dans le détail de ce désastre lombard, la Vallée du Serio mérite une mention spéciale et, dans ce cas aussi, il est nécessaire de trouver la réponse à quelques pourquoi.

Quelqu'un a rebaptisé la Vallée du Serio la vallée du textile. C'est en effet le secteur moteur de la vallée depuis le XVIIe siècle, depuis que la culture du mûrier aux fins de production de la matière première pour toute la branche textile est devenue systématique. Ensuite, l'industrialisation fit le reste jusqu'à la fin du siècle dernier, parsemant le paysage du fond de la vallée d'innombrables hangars. Au début du nouveau millénaire, ce fut le coup d'arrêt pour un secteur industriel d'une grande maturité, qui avait su résister et survivre à la concurrence internationale, surtout celle des pays dits émergents comme la Chine, certes pas grâce à la libre concurrence, mais bien au plus traditionnel et antique protectionnisme. L'Accord Multifibres avait régulé le commerce international des produits textiles et de l'habillement à travers la mise en place de restrictions quantitatives des produits textiles que les pays dits en voie de développement pouvaient exporter vers les pays dits développés : une façon, effectivement pratique, de retarder le développement des premiers. Il fut introduit en 1974 et, dans les intentions originelles, il aurait dû durer dans un premier temps dix ans, pour permettre aux pays développés de se préparer à la gestion des importations en provenance des pays émergents. Finalement, il ne disparut qu'en janvier 2005.

Cette date marque le partage des eaux pour le secteur textile dans la Bergamasque. Les entreprises qui avaient, jusqu'au bout, cru survivre aux changements en se contentant de maudire les concurrents chinois, ferment. Par contre, ceux qui voient plus loin deviennent amis avec les Chinois, collaborent avec eux, et ouvrent même des sièges en Chine. En fait, la Bergamasque développe des relations toujours croissantes avec la Chine : avant la crise, les échanges avec la Chine dépassaient un milliard d'euros. Dans tous les cas, le secteur textile dans la Bergamasque compte actuellement une centaine d'entreprises, dont plus du quart dans la seule Vallée du Serio.

Comme nous le savons, en Chine, il y a des mois qu'on parle de Coronavirus, le signalement de l'épidémie remonte au moins à la fin de l'année dernière. La collaboration et l'échange de techniciens continuent sans changements, avec une constance incroyable, pendant de nombreux mois, surtout dans le secteur textile. Arrivés là, il faut mettre de l'ordre dans quelques dates. Début février, c'est l'arrêt des vols en provenance et à destination de la Chine. La Confindustria (confédération patronale) lance aussitôt l'alarme au sujet des répercussions du blocage dans le secteur textile. Le 5 février, pour calmer un peu tout le monde, le Sole 24 ore publie un article au titre significatif : "Coronavirus, arrêt des vols pour la Chine, mais il est encore possible d'y aller : voici comment, et combien ça coûte". Un article très utile pour tous ces techniciens et travailleurs des entreprises de la vallée qui continuent à faire la navette vers l'Orient, et on en voit vite les résultats. Le reste, c'est une suite de faits reconstruits en détail par de nombreux journalistes, entre lesquels se détache, par son engagement et par les contenus, Francesca Nava.

Le 11 février, on trouve le premier foyer à Codogno et, deux jours seulement plus tard, les deux premiers cas confirmés à l'hôpital d'Alzano Lombardo, le plus important hôpital de la Vallée du Serio. L'hôpital est provisoirement fermé, pour ensuite rouvrir, inexplicablement, quelques heures plus tard, sans qu'il y ait eu aucune opération de désinfection. Le 25 février est la date de la lettre du directeur de l'hôpital Giuseppe Marzulli à la direction sanitaire compétente, dans laquelle il affirmait que, dans les conditions actuelles, l'hôpital ne pourrait rester ouvert. La réponse à des craintes plus que fondées se trouve dans le slogan #bergamoisrunning et dans le message apaisant que le président de la Confindustria de la Bergamasque lance le 29 février à tous les clients extérieurs, affirmant le faible risque d'infection et confiant dans les mesures de prévention mises en place. Depuis lors, le massacre est une histoire qui se poursuit encore dans les semaines présentes, qui frappe durement surtout Alzano Lombardo et la voisine Nembro. Il est presque impossible de trouver dans ces villages une famille qui n'ait pas été touchée. La contagion s'étend ensuite même en ville, il serait peu généreux de ne parler que du secteur textile. Même quand le virus se répand et qu'il devient difficile de nier le massacre, les entreprises bergamasques font tout ce qu'elles peuvent pour ne pas fermer, devenant probablement le principal agent de la contagion pour toute la province ; mais, ici, d'autres acteurs et facteurs à considérer entrent aussi en jeu.

L'ex-Cimenterie Pesenti, devenue Italcementi, d'Alzano Lombardo, au nord de Bergame, un "joyau de l'archéologie undustrielle", oiuverte en 1878 et définitivement fermée en 1971

Les laquais du Capital

La classe entrepreneuriale bergamasque ne peut certes pas décider seule s'il faut fermer et quoi. Cette constatation est banale, mais, chez bien des gens, elle ne vient pas à l'esprit de façon immédiate. La chaîne de commandement qui aurait pu faire autrement est différente, et on se le rappelle très bien. Tristement célèbre est désormais l'échange qui a eu lieu le 22 février entre le directeur de l'Agence régionale salut public urgence (AREU) de Bergame, Angelo Giupponi, et le conseiller au welfare (protection sociale) de la Région Lombardie, Gallera : Giupponi soulignait "la nécessité urgente de préparer des hôpitaux exclusivement réservés à des patients hospitalisés pour Covid-19, de façon à éviter la promiscuité avec d'autres malades et donc la diffusion du virus dans les structures hospitalières". Giupponi rappelle ensuite la réponse de Gallera : "Il y a trois jours que nous ne dormons pas, nous n'avons pas envie de lire tes conneries". C'est toute une chaîne de commandement, qui va du Département Socio-sanitaire Territorial de Bergame Est jusqu'à la Région Lombardie, qui n'a pas voulu écouter et se mettre à l'œuvre pour arrêter la contagion.

La réalité, c'est que le système politique lombard tout entier s'est montré soumis aux décisions de la classe entrepreneuriale qui était opposée à tout type de fermeture, et, dans ce cas précis, n'avait pas la moindre intention de supporter une zone rouge à Alzano Lombardo et Nembro, telle qu'elle avait été instaurée quelques jours auparavant à Codogno. Dans une entrevue accordée à Francesca Nava, Marco Bonometti, président de la Confindustria Lombardie, affirme : "Nous nous sommes mis d'accord avec la Région. Heureusement, nous n'avons pas arrêté les activités essentielles, autrement, il y aurait eu plus de morts" ; et, toujours dans le rôle d'expert épidémiologue auto-proclamé, il ajoute : "Pourquoi tant de décès ici ? Il y a beaucoup d'élevages, le transport des animaux a favorisé la contagion".

Mais la Confindustria de Lombardie considère les usines comme un lieu sûr en général, et ce qui est resté ouvert, c'est bien plus que les activités essentielles : fin mars, on compte en Lombardie plus de 450 000 entreprises en activité, sur un total de 800 000, beaucoup n'ont pas fermé même un jour ; dans la Bergamasque, territoire en tête de la contagion et des décès pour Covid-19, plus de 40% des entreprises sont ouvertes.

La réalité de la sécurité dans les usines est bien différente de ce qu'affirme le président de la Confindustria : il y a un nombre élevé de travailleurs qui ont fini en soins intensifs, d' ouvriers décédés, et de jeunes précaires soumis au chantage et contraints de travailler ou de faire du volontariat dans les secteurs les plus dangereux sans aucune protection efficace ou avec un seul masque utilisable pendant plusieurs semaines.

"L'Écho de Bergame" piublie le 14 avril une carte détaillée des 48 000 entreprises dans l'attente de la réouverture, alors encore "une inconnue"

Au-delà du déplaisant ballet politique entre gouvernement et Région Lombardie sur les responsabilités dans l'absence de fermeture et d'instauration de la zone rouge, il faut souligner que la Région Lombardie s'est distinguée non seulement par sa totale soumission aux volontés et décisions de la classe entrepreneuriale, mais aussi par sa totale incapacité et incompétence dans la gestion de la crise. La Région Lombardie a rendu le gouvernement responsable pour l'absence de mise en place de la zone rouge, oubliant qu'elle a, de façon autonome, autorité pour l'instituer, en vertu de la loi 833 de 1978 ; pendant qu'elle se plaignait du gouvernement à ce sujet, la Campanie, le Latium et la Calabre avaient déjà pris soin d'instaurer en pleine autonomie les zones rouges nécessaires. La Région, toujours, centralise la commande de 4 millions de masques ainsi que des DPI à un organisme privé, Aria Spa, commande qui n'a jamais abouti, parce que l'entreprise s'est avérée simplement inexistante ; elle décide le 8 mars de demander aux ATS, les départements territoriaux de la santé, de repérer dans les maisons de repos pour personnes âgées les structures autonomes pouvant assister des patients Covid-19 de faible intensité, ce qui revient à demander à quelqu'un qui fait le plein d'essence d'essayer d'insérer une allumette allumée dans le réservoir pour voir si elle s'éteint.

Il y aurait des dizaines et des dizaines d'épisodes absurdes et au-delà du ridicule à raconter au sujet des décisions prises par la Région Lombardie, et qu'on peut facilement trouver dans les médias. Cependant, cette incapacité de gestion et incompétence manifestes ne sont pas simplement ridicules, parce qu'elles sont coresponsables de milliers de morts. Il est significatif qu'une pétition lancée en faveur d'une mise sous tutelle de la Santé lombarde ait déjà recueilli, au moment où nous écrivons cet article, plus de 78 000 signatures. Beaucoup de gens estiment qu'il faut arrêter la Région Lombardie avant qu'elle cause d'autres dommages ; désormais, pour beaucoup, le couple Fontana-Gallera ne serait pas même digne de se voir confier une charge de syndic de copropriété.

Une première réflexion de caractère général qui émerge de ces considérations semble suggérer un rapport inverse entre la domination du capital d'un côté et compétences et capacités de gestion des institutions qui lui sont soumises de l'autre. Les inconsistantes figures politiques de Fontana et Gallera font pendant au pouvoir économique de la région la plus riche et industrialisée d'Italie. Ce sont des personnages qui n'existent qu'en tant qu'exécutants dociles de ce pouvoir et rien de plus, ce sont des pièces totalement interchangeables d'un engrenage, sans réelle autonomie. Toutefois, si l'on veut s'arrêter de façon particulière sur Bergame, il faut aussi faire référence à d'autres institutions locales et au rapport spécifique qu'elles ont avec la structure économique de la province.

Il sera utile de décrire à grands traits la géographie de l'économie bergamasque. Comme cela s'est produit pour de nombreuses entreprises du Nord de l'Italie, Bergame aussi a connu une phase de décentralisation des secteurs productifs, qui se sont déplacés du chef-lieu aux communes extérieures, et pas seulement de l'aire péri-urbaine. Ces secteurs, outre le textile déjà mentionné, vont de l'alimentaire à la métallurgie, une myriade de petites et moyennes entreprises, avec quelques grandes firmes d'importance mondiale, comme Italcementi SpA, pour n'en citer qu'une, cinquième entreprise mondiale pour la production de matériaux de construction. L'agriculture joue un rôle secondaire, tandis que, dans le chef-lieu et toute l'aire métropolitaine, c'est le secteur tertiaire qui domine. C'est précisément à partir de ces caractéristiques et, en particulier, du chef-lieu et de son développement, qu'on peut comprendre certaines dynamiques liées aux événements des derniers mois.

Fin février, alors que la pandémie avait déjà pris le chemin de la catastrophe du mois suivant, à Bergame et à Milan, les maires respectifs, Gori et Sala, se montraient rassurants et se faisaient photographier lors de dîners et d'apéritifs dans les établissements publics. Comme si cela ne suffisait pas, le maire de Bergame autorise l'Entreprise Transports Bergame (ATB) à émettre le billet journalier pour le week-end, de façon à ce que tous aient toute facilité pour aller faire des achats dans le centre. Les transports publics bondés qui ont amené de la province à la ville des milliers de personnes ont probablement été un véhicule important de la contagion pour le chef-lieu. Bref, dans un parfait style bipartisan, la gestion catastrophique de la Région Lombardie par le centre-droit a été implicitement soutenue par l'attitude d'apaisement dans le style "Milano da bere" [Milan à boire], en retard de presque 40 ans, de la part du centre-gauche et, en ce qui concerne le chef-lieu bergamasque, cela répond exactement à une exigence des intérêts du secteur touristique.

L'idée de développement de la ville qui sous-tend cette approche implique aussi d'autres intérêts économiques, à commencer par ceux du commerce, de la construction et de tout le secteur immobilier. Et, de fait le secteur touristique bergamasque est en forte expansion, surtout dans le chef-lieu. Toutefois, c'est une expansion typique des phénomènes de gentrification qui caractérisent désormais de nombreuses villes européennes et centres historiques. Le développement incontrôlé des locations brèves, des Bed & Breakfasts, les changements socio-culturels de l'aire urbaine qui en découlent, la profonde mutation d'une ville qui tend à chasser vers les périphéries les classes moins aisées, s'accompagnent d'une idée du développement du territoire en parfaite harmonie avec l'expansion du trafic de l'aéroport de la ville. L'aéroport d'Orio al Serio n'est pas seulement un élément extrêmement important dans le développement de la gentrification du chef-lieu, et par son impact dévastateur en termes d'environnement, mais aussi un facteur que l'on ne peut oublier si on veut comprendre ce qui s'est passé à Bergame dans les derniers mois.

Pour une population d'environ 1,1 million d' habitants dans sa province, Bergame a le troisième aéroport national : il y a exactement quelques mois, en décembre 2019, il y eut de grandes réjouissances lorsque le seuil des 13 millions annuels de passagers fut dépassé. Il est bien évident qu'ici les intérêts du capital à protéger dans l'aire urbaine de Bergame sont surtout ceux qui sont liés à ce modèle de développement qui pose, dans ce cas aussi, des problèmes d'ordre démocratique : la transformation de la ville, son développement économique et touristique deviennent dépendants d'une entreprise aéroportuaire et, pour une bonne part, d'une compagnie aérienne bien précise, Ryanair, qui, fin avril, s'est déclarée prête à fermer ses portes, après avoir annulé entre 90 et 95% de ses vols.

Il y a cependant une dernière pièce à insérer pour expliquer la catastrophe bergamasque. Il y a déjà longtemps que les rapports insensés entre institutions et capital ont produit leurs effets, surtout en Lombardie.

Les victimes du Capital

On a toujours vendu la Santé lombarde comme le joyau de la Région Lombardie ; aujourd'hui, ce joyau nous est finalement apparu tel qu'il est : peut-être en strass et, qui plus est, toxique.

Dans ses grandes lignes, on peut comprendre le désastre italien de la Santé publique en quelques données : une coupe de 37 milliards d'euros en 10 ans, 70 000 lits en moins, 359 services fermés. En bref, en 1980, on avait 922 lits de soins intensifs pour 100 000 habitants, aujourd'hui seulement 275. Avant la pandémie, on comptait seulement 5 000 places en soins intensifs dans tout le pays, contre 20 000 en France et 28 000 en Allemagne (qui les a même portés en quelques semaines à 40 000) ; mais même des pays économiquement moins riches que le nôtre peuvent se vanter de meilleures performances : en Argentine, par exemple, il semble que les places en soins intensifs soient d'au moins 9 000. Le désastre est sous les yeux de tous, il est difficile de le nier, mais, en Lombardie, on a réussi à faire encore pire.

En Lombardie, on a fermé des hôpitaux par dizaines, malgré les protestations des citoyens. Evidemment, malgré la pandémie, la région n'a pas la moindre intention de les rouvrir, parce qu'alors, non seulement elle devrait admettre l'erreur commise, mais elle aurait beaucoup de mal à les fermer de nouveau par la suite. Mais la caractéristique la plus frappante de la Santé lombarde, c'est le long processus de privatisation continue qui a aujourd'hui dépassé le seuil de 40%, depuis l'époque de Formigoni [démocrate-chrétien devenu berlusconien, président de la Région Lombardie de 1995 à 2013, condamné pour corruption à 5 ans et 10 mois de prison, dont il n'a effectué que 5 mois, le reste étant purgé à domicile, pour raisons d'âge, NdE] et de ses amis.

A présent, dans ces dernières semaines, le débat fait rage, et les défenseurs de la santé privée affirment qu'elle s'est en tout cas engagée pour faire face à l'urgence (il ne manquerait plus que ça, avec tout l'argent public qu'elle a reçu). Cependant, ce qui manque, dans la discussion, c'est une approche systémique de la question qui soulignerait la profonde incompatibilité entre le privé et le concept de santé publique.

Il existe des différences structurelles entre l'intérêt privé et la protection de la santé, aisément compréhensibles par tous, qui ont des conséquences facilement observables. En premier lieu, l'intérêt des structures privées, c'est de faire des profits sur les soins, bref, le privé a intérêt à ce que les gens tombent malades. Au contraire, le traitement d'une maladie est pour la Santé publique une dépense, son intérêt est donc que le moins de gens possible tombent malades. En second lieu, le secteur privé n'investit pas dans des secteurs qui ont de faibles marges de bénéfices, comme les urgences ou les services de soins intensifs, contrairement à la Santé publique. Compte tenu de ces considérations, et même sans parler de la dérive de type privé qui a de toute façon impliqué même la Santé publique, les différences pratiques de cette approche se manifestent dans la chair même des patients, surtout en amont et en aval du processus de soins : en amont, avec la réduction systématique du réseau de médecine préventive - si les gens ne tombent pas malades, on ne fait pas de profits ; en aval, avec un ensemble de modalités de développement caractéristiques d'une Santé qui a privilégié les secteurs aux profits plus élevés, de la chirurgie spécialisée à la gestion des maladies chroniques, mais a désinvesti dans les urgences et les soins intensifs.

Jusqu'à il y a peu d'années, en Lombardie, la plus grande partie des structures sanitaires était dotée de services d'urgence, tandis que, dans le secteur privé, ces services sont présents dans beaucoup moins de la moitié des structures.

"Conseil régional, gestion criminelle !"

En résumé, le Covid-19 a trouvé en Lombardie un terrain très fertile pour se manifester de la pire des façons, grâce aussi à la privatisation de la santé.

Les résultats de cet état de choses dans la Bergamasque sont, à la lumière de la gravité particulière de la situation, évidentes et sous les yeux de tous : il y a des milliers de morts à la maison non hospitalisés et non reconnus comme victimes du Covid-19 ; et les médecins et infirmières qui se sont sacrifiés ces derniers mois méritent une mention particulière. La rhétorique nationale populaire les a qualifiés d'anges et de héros pour leur travail et leur esprit de sacrifice, mais elle s'est bien gardée de leur donner de la visibilité quand ils ont dénoncé les choses qui ne se sont pas passées comme elles auraient dû. On n'a pas donné de visibilité, par exemple, aux milliers de lettres signées et adressées à l'Association de Défense des infirmiers, dans lesquelles on déplore l'état d'abandon, de marginalité, de pénurie des DPI [Dispositifs de Prévention Individuelle] fondamentaux, à commencer par les masques ; on déplore la cooptation d'infirmiers pris dans les services étrangers à la maladie, qu'ensuite on lance, sans aucune formation ni dépistage, dans les services à risque élevé d'infection, et sans les doter des plus élémentaires moyens de protection, en les dotant tout au plus d'un seul masque par semaine. Les anges et les héros en question, qui tentent de dénoncer ces situations, deviennent d'un coup des personnes à menacer, même au moyen du chantage au licenciement, et, s'ils tombent malades, ils n'ont droit qu'au simple congé maladie : de cette façon, les entreprises n'auront pas à verser d'indemnité différentielle due en cas de diagnostic d'accident du travail provoqué par négligence criminelle de l'employeur. Tout cela arrive aussi bien dans la Santé privée que publique, où l'on paie le prix de dizaines d'années de coupes dans les investissements et, en particulier, dans le personnel.

On pourrait continuer encore longtemps, mais il est assez évident que, dans cette mesure, la Santé est la victime désignée des deux types d'acteurs que nous avons présentés plus haut.

"Patrons assassins ! Fermez toutes les usines !"

Bergame : pas seulement le centre de la tempête parfaite

Difficile d'imputer seulement à ces causes le triste record de la Bergamasque : il y a sûrement bien d'autres variables à tenir en compte, dont beaucoup échappent aujourd'hui à l'analyse. Mais il est tout aussi difficile de penser qu'on est arrivé à ce record sans considérer tout ce qu'on a jusqu'ici exposé : l'irresponsabilité entrepreneuriale et politique et les effets qui en découlent dans le secteur sanitaire sont en tout cas une des causes de centaines sinon de milliers de morts dans la seule Bergamasque. Le drame de Bergame ne peut être dissocié de choix entrepreneuriaux et d'un concept de développement et de gestion du territoire spécifiques qui n'ont pas été réalisés ailleurs, du moins pas à cette échelle.

Dans ce sens, Bergame peut être considéré comme le centre de la tempête parfaite qui s'est abattue sur le pays, en particulier sur sa région la plus riche et industrialisée, et ceci peut commencer à nous dire quelque chose. Le Covid-19 n'est pas le résultat d'une punition divine ou un simple accident de l'histoire. Au-delà de toutes les délétères théories du complot, ce virus était, dans une certaine mesure, attendu : dans la période 2002-2004, l'épidémie de SARS-CoV avait déjà concerné une trentaine de pays, concentrée, pour une large part, dans l'aire du Sud-Est asiatique. Cependant, le virus était aussi arrivé au Canada et aux USA et avait même concerné, dans une mesure très réduite, quelques pays européens. On recensa entre 8 000 et 10 000 cas, avec un peu moins de 800 décès. Avec un bel ensemble, les savants, déjà alors, furent unanimes à déclarer que nous l'avions échappé belle. Il vaut la peine de rappeler qu'alors, ce fut un médecin italien de Médecins Sans Frontières (oui, justement un médecin de ces ONG si vitupérées), Carlo Urbani, qui repéra le virus et lança l'alarme auprès de l'OMS. Malheureusement, il paya lui-même de la vie son engagement : le virus le tua à Bangkok en mars 2003. Puis il y eut une série d'autres souches virales d'une certaine importance en Orient : si on se demande pourquoi, dans de nombreux pays asiatiques, beaucoup de gens ont l'habitude, depuis maintenant des années, de circuler dans la rue avec un masque, cela devrait à présent être plus clair. Eu égard à ces développements, la revue Foreign Affairs publia en 2005 un article qui prévoyait une pandémie comme celle que nous connaissons. Bref, assez de complotismes : un virus comme le Covid-19 était largement prévisible et il n'est hélas pas dit que ce soit le seul que nous devions affronter dans l'avenir.

De la même façon, cependant, cette pandémie ne peut absolument pas être considérée comme indépendante de l'organisation capitaliste du système productif, de la circulation et distribution des marchandises et des styles de vie, elle rentre pleinement dans la question du rapport pervers entre nature et société. Il est inutile de rappeler que la recherche de ce qu'on appelle l'hôte intermédiaire qui a permis le saut de la barrière d'espèce de la chauve-souris à l'homme se concentre maintenant sur les élevages intensifs de bétail, secteur déjà sous-évalué quant à son impact environnemental, mais responsable à lui seul de 18% des gaz de serre au niveau planétaire, que ce soit pour le protoxyde d'azote ou le méthane. Si cette corrélation était démontrée, nous ne serions pas simplement devant une production polluante, mais bien devant le processus responsable de la mutation et de la diffusion accélérée du virus à l'échelle planétaire. En outre, on a récemment démontré la corrélation entre particules fines, PM10 et Covid-19 : la Société Italienne de Médecine Environnementale (SIMA) a confirmé la présence de l'ARN viral du Coronavirus dans les particules atmosphériques, ce qui augmente la persistance du virus dans l'atmosphère et en accélère la diffusion. Il est superflu de souligner que ces mêmes particules fines sont la cause de l'augmentation des pathologies cardio-vasculaires et respiratoires qui ont rendu le Covid-19 encore plus létal. Diffusion et accélération sont les traits typiques du modèle d'organisation du capitalisme.

Malheureusement, en même temps que ces caractéristiques, il y en a une autre qui a des effets très pratiques et dévastateurs, liée au sentiment du temps et du futur. Le corollaire du processus d'accélération est celui de la vie confinée dans un éternel présent, dans le bénéfice à courte échéance, dans le profit immédiat. Revenons à Bergame : l'attitude des entrepreneurs qui auraient voulu ne jamais fermer et qui trépignent d'envie de rouvrir, est celle de gens qui non seulement font passer les intérêts du profit avant la vie humaine (on a appris ces jours-ci que là où les entreprises sont restées ouvertes, même avec autorisation, la contagion est de 25% plus importante), mais qui n'envisagent même pas une capacité de projection dans l'avenir à moyen terme. Si l'ouverture généralisée est suivie d'une recrudescence de la contagion, il sera difficile de ne pas revenir au confinement et à une nouvelle fermeture : c'est l'attitude de qui non seulement préfère un œuf aujourd'hui, mais qui ne pense même pas à la poule demain. Cette culture, qui caractérise toute l'organisation capitaliste, pose cependant une question d'ordre plus systémique : si telle est l'attitude face à l'urgence immédiate de la pandémie, comment peut-on espérer que ces mêmes acteurs puissent affronter ou même seulement envisager l'idée d'une reconversion écologique susceptible de garantir l'avenir de la planète ? Et quant à ceux que nous avons appelés leurs laquais, comment pouvons-nous imaginer une classe politique clairvoyante, capable de ne pas servir les intérêts immédiats du capital dans les jeux à brève échéance du consensus et des élections ?

Nous pouvons alors, une fois encore, illustrer ces raisonnements en considérant la Bergamasque et en esquissant des scénarios futurs.

Il est difficile d'imaginer maintenant ce que sera l'avenir du monde et de l'Occident en particulier, mais il y a certainement peu d'éléments qui nous invitent à l'optimisme. Bergame, avec sa structure industrielle, pourrait payer un prix élevé, d'autant plus que la nature industrielle de la Bergamasque est fortement liée à la sous-traitance, donc dépendante de la demande et des commandes externes. C'est pourquoi l'industrie bergamasque est à la merci de variables externes. En ce qui concerne le secteur tertiaire et en particulier le tourisme, la crise sera aussi très dure : le projet "Bergamo da bere" [Bergame pour boire], la Bergame du salon chic et du luxe, ont été balayés par l'Histoire. Enfin, si, comme il semble, très peu de compagnies aériennes réussiront à survivre, et ne survivront que nationalisées, il est très difficile d'imaginer la survie des compagnies low cost, avec les conséquences d'un redimensionnement drastique de l'aéroport de la ville.

Si tout cela se confirme, alors, l'avenir de Bergame s'annonce beaucoup plus sombre que nous ne pouvons aujourd'hui l'imaginer. De ces considérations naît une autre réflexion importante : ce même modèle économique, politique et social qui a contribué à la diffusion du Covid-19 ne peut pas s'avérer praticable ni durable en vue de la relance du territoire.

Ce modèle était mauvais avant, et il le sera à plus forte raison après. Dans ce cas aussi, la spécificité de Bergame prend des connotations paradigmatiques. C'est l'exemple clair d'un modèle qui, à nouveau appliqué après le drame de la pandémie, amènerait un nouveau drame, de plus grande durée, pour toute la province bergamasque. Comment sortir de cette situation ?

Sans paroles, par Mauro Biani

Un autre monde est...inévitable

Par culture et par tradition, les Bergamasques ont toujours été convaincus qu'il suffit, pour venir à bout des difficultés économiques, de travailler, peut-être même deux fois plus qu'en temps normal, d'être plus rapide et plus productif. Or, cette fois, même 24 heures de travail par jour ne suffiront pas pour sortir de la crise qui va nous tomber dessus. Il ne suffira pas non plus de trouver simplement quelles sont les responsabilités de tel ou tel homme politique, et encore moins d'assister aux fastidieux ballets et renvois de responsabilités entre les diverses forces politiques : non seulement dans la Bergamasque, mais dans tout le pays, voilà déjà des décennies qu'on croit régler la situation en remplaçant les individus, en condamnant ceux qui sont malhonnêtes ou incapables, en trouvant périodiquement le nouveau sauveur de la Patrie. Il serait temps de comprendre que tout cela ne suffit pas, que les figures inconsistantes de la politique lombarde et bergamasque qui occupent aujourd'hui les postes les plus élevés dans les institutions ont désormais un avenir écrit dans le sable. Mais il ne servira pas à grand-chose de les remplacer : le problème ne se limite pas au plan de l'éthique, il faut le poser sur le plan politique, il ne s'agit pas de remplacer les têtes anciennes par des nouvelles, mais d'affronter le problème pour aller vers un changement systémique et structurel.

Un changement systémique et structurel est en soi inévitable. Le choc produit par le Covid-19 changera la trajectoire du système-monde, provoquant une accélération générale des processus économiques et sociaux, mais la direction que prendra cette trajectoire n'est pas acquise. Nous pouvons entrer dans un nouveau monde où les pandémies et le processus général d'appauvrissement et de précarisation de la vie deviendront la nouvelle normalité, ou alors nous pouvons comprendre dès maintenant que le moment est venu de penser à la façon de changer notre conception de la production du transport, de la consommation, bref, toute l'organisation économique du système. Nous devons aussi savoir que tout cela ne s'accomplit pas par de simples ajustements, ce n'est plus possible : la radicalité de la situation impose des réponses tout aussi radicales qui incluent une totale inversion de direction et la démolition d'une culture économique et sociale qui nous a dominés dans les quatre dernières décennies.

Il ne s'agit donc pas de sortir simplement de ce bourbier dans la seule logique - souvent une rhétorique - de l'action. Il s'agit de penser, ici et maintenant, à la façon de construire un monde où la redistribution de la richesse, la soutenabilité sociale et environnementale doivent être au centre de la pensée et de l'action, sans la vaine espérance de réaliser tout cela en dehors de la sphère d'un conflit qui apparaît inévitable. Les acteurs sociaux et économiques qui tirent obstinément l'Histoire en sens contraire offriront à l'avenir moins que rien. Ceci vaut aussi bien au niveau global que local. Bergame aussi devra se repenser et penser à la façon de construire un futur différent et à la mesure de ses habitants ; celui d'avant n'est pas présentable, mais il faut commencer maintenant, pas demain. Ils nous ont empêchés de construire un autre monde possible qui nous apparaissait, à nous, comme nécessaire ; aujourd'hui, que cela plaise ou non, un autre monde se profile à l'horizon comme inévitable, et c'est à nous de nous engager pour qu'il ne soit pas pire que celui d'avant.

 "Phase 2...des luttes : revenu, protection sociale, droits, Pour que nous soyons pas ceux qui paient la crise" : manifestation de syndicats autonomes de base de vant le Palais de la Région à Bologne, le 10 mai 2020

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  attac-italia.org
Publication date of original article: 17/05/2020

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