05/06/2020 les-crises.fr  16 min 🇬🇧 #174963

états-Unis / Russie : Vers une nouvelle course aux armements ? par éric Juillot

Source :  Éric Juillot - Les-Crises

Depuis plus de dix ans, les relations russo-américaines sont marquées par un regain de tension sans équivalent depuis la fin de la Guerre froide. Perceptible dès 2008 du fait de l'affrontement armé entre la Russie et la Géorgie, il a pris un tour aigu avec l'éclatement de la crise ukrainienne en 2013.

Ce climat dégradé pèse aujourd'hui de tout son poids sur la question du contrôle et de la réduction des moyens militaires stratégiques dont disposent les deux puissances. Si cinquante années de négociations et d'accords ont permis d'aboutir à de réels progrès par-delà les crises et les vicissitudes de l'Histoire, l'époque actuelle voit se multiplier les interrogations, les doutes et les remises en cause, facteurs d'incertitudes, d'instabilités et de crispations géostratégiques.

Un indéniable succès : la réduction des armements stratégiques

Entamées dès 1969, les négociations américano-soviétiques en vue d'aboutir à une limitation des armements stratégiques des deux superpuissances débouchent sur la signature d'un premier accord « SALT » en 1972, acronyme anglais signifiant « négociations sur la limitation des armements stratégiques ». SALT I est complété par SALT II en 1979.

La disparition de l'URSS en 1991 et la fin concomitante de la Guerre froide autorisent la signature de nouveaux traités : START I (1991), START II (1993, jamais entré en vigueur), SORT (2002) et NEW START (2010). Dans toutes ces dénominations, le « R » de « réduction » a remplacé le « L » de « limitation » qui bornait l'ambition des traités négociés au cours des années 1970. Au simple plafonnement de la production d'armements stratégiques a donc succédé la volonté d'en diminuer significativement le nombre.

Dans ce domaine particulier, force est de constater que de véritables succès ont été obtenus au fil des années et des traités, dans la diminution du nombre de missiles intercontinentaux (portée supérieure à 5500 km) et de leurs lanceurs (installations terrestres, fixes ou mobiles, sous-marins, bombardiers lourds).

Ainsi, en 2018, les États-Unis ne disposaient plus que de 652 lanceurs déployés, équipés de 1350 têtes nucléaires, et la Russie de 527 lanceurs avec 1444 têtes. Pour mesurer le chemin parcouru, il faut avoir à l'esprit que chacun de ses pays avait dans son arsenal plus de 10 000 têtes nucléaires en 1990, et qu'en 1979, au moment de SALT II, la puissance explosive cumulée de tout l'armement atomique américain était supérieure à plus de 600 000 fois Hiroshima [1].

On aurait tort cependant de penser que les négociateurs, traité après traité, étaient mus par un idéal de paix et de fraternité universelles. Chaque pays était prêt à faire des concessions, mais uniquement dans la mesure où celles-ci se révélaient clairement favorables à l'intérêt national, c'est-à-dire à la sécurité et à la puissance du pays. Les arrière-pensées étaient nombreuses à chaque pas, autant qu'étaient grandes la crainte d'être manœuvré, la surenchère permanente des intransigeants des deux bords et la complexité technique des sujets abordés.

Les négociations se déroulaient en outre parallèlement à l'éclatement de crises ponctuelles (guerre du Kippour en 1973, intervention soviétique en Afghanistan à partir de 1979, et d'autres...) et elles s'inscrivaient dans des doctrines stratégiques régulièrement renouvelées, dont les contours flous ajoutaient de l'incertitude quant aux objectifs concrets que chaque partie se proposait d'atteindre. Ainsi, à la « destruction mutuelle assurée » des années 1960 avaient succédé au cours de la décennie suivante les doctrines de la « suffisance », de la « réponse flexible » ou de l'« équivalence essentielle ». Toutes avaient en commun un caractère très général, faussement simple, utile peut-être pour la communication à destination du grand public, mais à la portée opératoire très limitée [2].

Par-delà toutes ces complications, Américains et Soviétiques (puis Russes) sont parvenus à engranger un véritable succès, par la réduction d'ampleur de leur arsenal nucléaire stratégique respectif. Il a atteint aujourd'hui un point bas, en deçà duquel les deux États ne souhaiteront vraisemblablement pas descendre, soucieux qu'ils sont de maintenir leur suprématie dans ce domaine face aux deux autres puissances nucléaires disposant d'une force de frappe autonome, crédible et globale : la France et la République Populaire de Chine (la montée en puissance de cette dernière inquiétant Washington, mais aussi Moscou) [3].

Au fil des années, une véritable confiance réciproque avait fini par s'instaurer entre les États-Unis et la Russie, sur la base de procédures de contrôles et d'inspections, de surveillance et d'échanges d'informations consenties. Ce n'était pas là le moindre des acquis du processus : la méfiance avait été désarmée au moins autant que les arsenaux nucléaires. Depuis le début des années 2000, de nouveaux contentieux sont apparus et se sont amplifiés, jusqu'à provoquer le retour de tensions que l'on croyait disparues. Si, à ce stade, ces tensions n'impliquent pas les armements stratégiques concernés par les traités, elles n'en présentent pas moins un caractère géostratégique marqué, car elles concernent certaines classes d'armements potentiellement redoutables.

La fin du traité ABM et ses conséquences

Le traité ABM était partie intégrante des accords SALT I de 1972. Il réduisait à presque rien la possibilité pour les Américains et les Soviétiques de développer des missiles antimissiles balistiques, c'est-à-dire des armes susceptibles d'intercepter les missiles à têtes nucléaires multiples et de portée continentale, dont les dirigeants des deux superpuissances pouvaient ordonner le tir à tout moment [4]. En s'offrant ainsi a priori aux coups de l'adversaire, sans possibilité autre que la riposte, Washington et Moscou confortaient le principe d'une dissuasion mutuelle assurée, frein indéniable au recours à l'arme nucléaire.

Or, en 2002, les États-Unis de George W. Bush ont décidé unilatéralement de sortir du traité ABM [5]. Plusieurs facteurs ont déterminé la décision américaine de rendre caduc un traité pourtant conclu pour une durée illimitée :

  • Le traumatisme né des attentats du 11 septembre : il a porté au plus haut la volonté de sanctuariser le territoire américain, tout en déchaînant pour de nombreuses années une hybris tous azimuts synonyme d'augmentation prodigieuse des dépenses militaires et de décisions unilatérales.
  • La volonté de rentabiliser au plan géostratégique les investissements réalisés à partir de 1983 dans la mise au point d'un bouclier antimissile installé sur terre et dans l'espace, dans le cadre de l'IDS (Initiative de Défense Stratégique) impulsée par Ronald Reagan. À cet effet, la création de la National Missile Defense est décidée par une loi votée par le Congrès dès juillet 1999. L'administration américaine, aussi bien celle de Clinton que celle de G. W. Bush, semble avoir cédé aux exigences de l'État profond et à la fascination pour la haute technologie caractéristique de la culture militaire américaine.
  • Très concrètement, la sortie du traité ne repose pas - loin de là - sur un argumentaire détaillé. Tout au plus est-il question de protéger le territoire américain contre une frappe en provenance d'un « État voyou » ou de « l'axe du Mal » (Corée du Nord, Iran, Irak) pour reprendre les concepts douteux employés à l'époque par les responsables américains. Si l'ascension de la puissance chinoise commence à être observée avec inquiétude, personne ne la mentionne à ce stade, pas davantage que la Russie.

Au début des années 2000, les relations entre Washington et Moscou sont bonnes en effet. Vladimir Poutine, nouvellement élu, a exprimé sa solidarité avec les États-Unis au moment des attentats du 11-septembre [6]. Il a par la suite soutenu l'intervention américaine en Afghanistan. La réaction du Kremlin à la décision américaine est toute de sobriété et de modération [7].

Il en va tout autrement quelques années plus tard, lorsqu'il apparaît que le bouclier antimissile, loin de ne concerner que le territoire étatsunien, a vocation à protéger également les membres européens de l'OTAN, ainsi que l'annonce le sommet de Lisbonne en 2010 [8]. Entreprise dès la fin des années 2000, la mise au point du bouclier dans sa version otanienne est un temps gelée par B. Obama en 2009, au moment où celui-ci cherche le soutien de Moscou dans la négociation qu'il engage alors avec Téhéran sur le dossier nucléaire.

Mais après le sommet de Lisbonne, le système se déploie méthodiquement tout au long des années 2010. Il repose aujourd'hui sur un centre de commandement basé en Allemagne, des navires de guerre lance-missiles américains opérant en Méditerranée, un centre radar d'alerté avancée en Turquie, un site de lancement de missiles en Roumanie et un autre en Pologne prochainement achevé [9].

Si Washington a maintes fois répété que le système était purement défensif, si la Russie n'a jamais été désignée, dans le cas spécifique des missiles balistiques, comme une menace, si même l'OTAN en 2010 a proposé à Moscou de participer au bouclier, jamais le Kremlin n'a pu considérer le déploiement de ce dernier comme autre chose qu'une menace et une provocation à son égard, fragilisant la crédibilité de sa force de frappe nucléaire, et donc sa sécurité. À de nombreuses reprises, les dirigeants russes ont condamné fermement l'activisme otanien et étatsunien, dénonçant dans le bouclier une atteinte inutile au statu quo ante, facteur de déstabilisation rampante de l'ordre stratégique établi [10].

La Russie a répondu à cette politique en développant ses propres défenses antimissiles et en déployant des moyens de riposte (missiles Iskander) dans son enclave de Kaliningrad, à proximité immédiate des installations orientales du bouclier [11]. Elle a en outre investi dans la mise au point d'armes nouvelles dont la présentation - à usage interne autant qu'externe - mobilise tous les superlatifs disponibles : deux armes hypersoniques - le planeur Avangard et le missile Kinjal -, le missile balistique intercontinental RS 28 Sarmat etc... [12].

S'il s'agit, en l'espèce, pour les autorités russes, de flatter l'orgueil national, ces armes ont également pour ambition d'accroître leur crédit géostratégique par le simple effet d'une communication de nature à susciter la surprise et l'inquiétude aux États-Unis et au sein de l'OTAN, comme les Américains étaient parvenus à le faire il y a près de 40 ans avec l'IDS.

Des doutes demeurent, certes, quant à l'efficacité opérationnelle et aux caractéristiques réelles des matériels et armements mis en avant par le Kremlin, mais il n'en reste pas moins qu'ils ont déjà produit un indéniable effet psychologique. À l'activisme américain a donc répondu un raidissement russe.

Le gain géostratégique des États-Unis dans cette affaire semble ainsi limité, dans la mesure où ils ont cherché à se prémunir et à prémunir leurs alliés européens d'une menace qui n'existait pas vraiment, mais dont leur politique a paradoxalement favorisé l'émergence. Tout au plus le bouclier permet-il de renforcer le clientélisme géostratégique dont Washington profite depuis des décennies sur le continent. Il faut croire que la docilité pourtant bien réelle des Européens - nonobstant de périodiques ronchonnements français - ne suffisait pas aux États-Unis.

La fin du traité FNI

La déconstruction de l'architecture de sécurité héritée de la Guerre froide a récemment franchi un nouveau palier, avec la fin du traité FNI (Forces Nucléaires de portée Intermédiaire). Ce traité, signé en 1987 entre R. Reagan et M. Gorbatchev, avait à l'époque mis un terme à la crise des Euromissiles, née dix ans plus tôt du déploiement pas les Soviétiques de stations de lancement de missile SS20 à tête nucléaire dans les « Démocraties populaires » satellites de l'URSS. Face à des États-Unis affaiblis [13], Moscou avait fait le choix de ce déploiement pour montrer sa puissance persistante par-delà les engagements pris dans le cadre des accords SALT I, et sans violer formellement ces derniers, puisque la portée des SS20 était inférieure aux 5500 km définissant les missiles concernés par les accords.

En 1987, donc, par le traité FNI, les deux parties s'engageaient à démanteler leurs installations de missiles à portée intermédiaire (entre 500 et 5500 km) déployés de part et d'autre du Rideau de fer : SS20 soviétiques et Pershing II américains. Les États européens voyaient ainsi s'éloigner la perspective d'une guerre atomique sur leurs sols.

Trois décennies plus tard, le traité a cessé d'exister. C'est, une nouvelle fois, une décision américaine qui l'a rendu caduc, puisque Washington s'en est retiré officiellement le 2 août 2019 [14]. À la différence de ce qui s'était produit 17 ans plus tôt avec le traité ABM, les États-Unis ont cette fois-ci fait tout leur possible pour faire porter à la Russie l'entière responsabilité de leur décision, affirmant avoir été contraint de la prendre par suite du non-respect par la Russie de ses engagements. Moscou est en effet incriminé pour avoir développé son missile 9M729, dont la portée est selon Washington supérieure aux 500 km autorisés par le traité FNI [15].

Une bataille de communication a, des mois durant, opposé les deux capitales, Moscou affirmant que la portée de son missile ne dépassait pas 480 km, et organisant une présentation officielle à laquelle aucun expert de l'OTAN n'accepta de se rendre [16]. L'essentiel ne réside pourtant pas dans la portée exacte du missile, ni même dans la désignation du principal responsable de la fin du traité FNI. Les deux puissances impliquées semblent en effet intéressées à l'idée de ne plus être liées par les engagements qu'il contenait.

C'est vrai des Russes, et peut-être plus encore des Américains, inquiets de la montée en puissance de la République Populaire de Chine dans la zone Asie-Pacifique. Les missiles dont la Chine dispose dans son arsenal nucléaire sont de portée intermédiaire, et les États-Unis n'entendent pas accepter de suprématie technique et stratégique de Pékin dans quelque spectre que ce soit. Il leur faut donc développer leur propre gamme de missiles à portée intermédiaire, dans la perspective, de surcroît, de leur déploiement en Asie et dans les îles du Pacifique. Un nouveau missile de 1000 km de portée et un autre de 3 à 4000 sont déjà en cours d'expérimentation [17] : la fin du traité FNI avait bien été anticipée !

La Russie, de son côté, entend profiter également d'opportunités offertes par la fin du traité. L'OTAN n'en demande pas davantage pour dénoncer à corps et à cris cette nouvelle « menace » [18]. S'il s'agit pour l'alliance atlantique de complaire à Washington et à certains États d'Europe de l'Est, elle y voit également un excellent moyen de justifier ultimement son existence. L'idée que la Russie est une puissance hostile maintient une unité de vue entre les États membres de l'OTAN, par-delà leur sensibilité variable sur cette question (de l'hystérie polonaise et britannique à la neurasthénie allemande, en passant par la réserve française, pour ne prendre que quelques exemples saillants).

Il convient cependant de ne pas exagérer outre mesure les conséquences de la fin du traité FNI sur les relations russo-américaines. La portée de ce traité était en effet limitée, puisqu'il excluait les missiles tirés depuis les sous-marins et par les bombardiers lourds. Il ne concernait pas les arsenaux nucléaires de la Grande-Bretagne et de la France (dont les missiles S3, enterrés dans le plateau d'Albion, avaient une portée de 3500 km). En outre, la Russie et les États-Unis, comme tous les autres États, cherchent déjà en permanence à doter leur armée de matériels toujours plus performants, pour accroître leur chance de victoire dans le cas - très hypothétique - d'un conflit armé les opposant.

Leurs moyens financiers n'étant pas illimités, même dans le cas américain [19], l'idée d'une relance de la course à l'armement n'est pas à écarter - compte tenu notamment des coûts faramineux de la R&D militaire -, mais une augmentation massive des budgets alloués aux forces armées reste peu crédible en temps de paix. Un redéploiement des dépenses militaires au profit des secteurs désormais libérés des contraintes et interdictions imposées jusque-là dans les traités est en revanche certain. Le test véritable surviendra au moment de la reconduction en 2021 du traité NEW START de 2011 [20].

La Russie conservera durablement sa posture de raidissement stratégique face à ce qu'elle considère comme d'inamissibles avancées des États-Unis dans son « étranger proche » ; les États-Unis auront, de leur côté, tout intérêt à continuer de la titiller, ses réactions suffisant largement à forcer des Européens craintifs à assurer Washington de leur indéfectible soumission. Le seul élément perturbateur d'une telle configuration pourrait venir de la France, si elle sortait de sa longue torpeur stratégique. L'actuel locataire de l'Elysée semble décidé à la secouer, même si les actes tardent à remplacer les mots [21]...

Sources :

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_New_Start_de_r%C3%A9duction_des_armes_strat%C3%A9giques

[2] Pour un survol de ces doctrines, voir :  persee.fr, pages 144-146.

[3] La France dispose d'environ 300 têtes nucléaires et la RPC d'un volume comparable, peut-être un peu inférieur. Le Royaume-Uni est une puissance nucléaire assujettie depuis l'origine à la technique et au bon vouloir des États-Unis ; les autres puissances nucléaires (Union indienne, Pakistan, Israël, Corée du Nord) disposent d'arsenaux de moindre ampleur et a vocation régionale.

[4]  ieri.be

[5]  ieri.be

[6]  francais.rt.com

[7]  lesechos.fr

[8]  opex360.com

[9]  opex360.com et  opex360.com

[10]  opex360.com et  opex360.com

[11]  rfi.fr

[12]  opex360.com

[13] Fin piteuse de l'engagement au Vietnam, destitution de Nixon, trouble monétaire, faiblesse supposée du président Carter...

[14]  la-croix.com

[15]  opex360.com

[16]  opex360.com

[17]  la-croix.com

[18]  opex360.com et  opex360.com

[19] Le budget du Pentagone n'a au demeurant pas eu besoin d'attendre la fin de ce traité pour atteindre des sommets vertigineux.

[20]  lefigaro.fr

[21] Les négociations à venir à propos de la crise ukrainienne dans le cadre du format « Normandie » (Russie, Ukraine, France, Allemagne) permettront rapidement de juger de la capacité de la France à impulser une sortie de crise indépendamment de l'action diplomatique américaine -  francais.rt.com

Source :  Éric Juillot - Les-Crises

 les-crises.fr

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