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La campagne américaine contre la Chine intensifie les conflits entre factions au sein de l'élite dirigeante canadienne

Par Roger Jordan
6 juillet 2020

De fortes divergences émergent au sein de l'élite dirigeante du Canada sur la politique d'Ottawa à l'égard de la Chine. Ce clivage est directement lié à l'escalade de l'offensive diplomatique, économique et militaro-stratégique de Washington contre Pékin, qui a déjà mis à mal les relations du Canada avec la Chine, et à la pression intense exercée par les États-Unis pour que le Canada adopte une position antichinoise encore plus dure.

La dernière salve dans ce conflit de plus en plus houleux a pris la forme de l'article principal de mercredi paru dans le Globe and Mail. Intitulé «Canada-China relations need "urgent rethink", Mulroney says,» (Mulroney: Il est pressant que les relations entre le Canada et la Chine soient «reconsidérées») l'article encourageait l'appel de l'ancien premier ministre progressiste-conservateur à la création d'un comité «sélect» pour redéfinir fondamentalement la politique du Canada à l'égard de la Chine.

Mulroney, qui conseille le gouvernement libéral fédéral dans ses relations avec l'administration Trump et qui entretient des liens étroits avec les deux côtés de l'establishment politique américain, a déclaré au Globe que «la Chine est devenue un acteur mondial agressif et une réelle menace pour le Canada». Il a déclaré qu'Ottawa doit faire «tout ce qui est nécessaire» pour préserver le partenariat stratégique militaire entre le Canada et les États-Unis; et a félicité le premier ministre Justin Trudeau pour avoir rejeté les appels à la libération de la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou, dont l'extradition du Canada vers les États-Unis est en cours, dans le cadre d'un accord visant à «réinitialiser» les relations entre Ottawa et Pékin.

Brian Mulroney (Credit: Flickr.com/NATO Association of Canada)

Les remarques de Mulroney, qui parle au nom de sections clés de l'élite dirigeante canadienne, signalent un changement prononcé dans la direction d'une approche encore plus conflictuelle à l'égard de Pékin. L'année dernière encore, Mulroney préconisait que l'ancien premier ministre libéral Jean Chrétien soit envoyé comme interlocuteur à Pékin pour négocier la libération des citoyens canadiens Michael Spavor et Michael Kovrig, détenus à la suite de l'arrestation de Meng. Tout comme Chrétien, Mulroney entretient depuis longtemps des liens étroits avec la famille Desmarais, multimilliardaire, qui maintient depuis des décennies des relations commerciales étendues avec la Chine.

L'intervention de Mulroney a fait suite à la publication, à la mi-juin, d'une lettre ouverte adressée à Trudeau par 19 diplomates et hommes politiques de haut rang à la retraite, dont l'ancien ministre libéral des Affaires étrangères Lloyd Axworthy, l'ancien ministre conservateur des Affaires étrangères Lawrence Cannon, l'ancien chef du Nouveau Parti démocratique Ed Broadbent, ainsi que Derek Burney et Hugh Segal, qui ont tous deux été chefs de cabinet sous Mulroney. Les 19 ont exhorté le gouvernement Trudeau à utiliser sa prérogative légale pour mettre fin à l'extradition de Meng vers les États-Unis et la renvoyer en Chine.

Meng a été détenue par le Canada en décembre 2018 à la demande de l'administration Trump, sur la base d'accusations fabriquées de toutes pièces de violation des sanctions américaines contre l'Iran. Sa poursuite sous des accusations criminelles qui pourraient entraîner une peine de 30 ans de prison est une provocation politique, visant à la fois à intimider la Chine pour qu'elle accède aux exigences économiques des États-Unis et à faire avancer la campagne de Washington pour contrecarrer l'émergence de Pékin comme acteur dominant dans le domaine du 5G, de l'IA et d'autres nouvelles technologies essentielles. Des documents de la GRC récemment publiés, rédigés dans les heures précédant l'arrestation de Meng, confirment que les autorités canadiennes savaient parfaitement que son arrestation serait politiquement explosive.

Les auteurs de la lettre ouverte ont fait valoir que le fait de libérer Meng pourrait entraîner la libération de Michael Kovrig et Michael Spavor, qui ont été accusés d'espionnage le 19 juin dernier. Mais ils ont lié cela à des considérations stratégiques plus larges. «La levée des pressions de la procédure d'extradition et de l'emprisonnement des deux Michael qui en découle permettra au Canada de décider et de déclarer librement sa position sur tous les aspects de la relation Canada-Chine», ont écrit les signataires.

Pour tenter de mettre cette proposition en pratique, une délégation de haut niveau de responsables canadiens, dont l'ancien ministre conservateur des Affaires étrangères John Baird, se serait rendue en Chine en novembre dernier pour des négociations sur la libération de Spavor et Kovrig.

Aucun des partisans de la lettre ne préconise une politique pro-Pékin. Ils s'engagent pleinement à maintenir l'étroit partenariat militaro-stratégique d'Ottawa avec Washington, mais veulent simplement que l'élite patronale canadienne conserve la possibilité de poursuivre des opportunités commerciales lucratives avec la Chine. Leur principale crainte est que les intérêts impérialistes canadiens soient mis à mal par le fait qu'Ottawa soit si étroitement associé à la volonté bipartite des États-Unis d'isoler économiquement et d'encercler militairement la Chine. L'intervention de Mulroney souligne que les partisans de cette approche sont de plus en plus isolés au sein des cercles dirigeants.

Néanmoins, la lettre ouverte a déclenché une réaction indignée, les médias d'entreprise de droite la dénonçant comme équivalant à une négociation avec des «terroristes» et à un «échange de prisonniers». Les chroniqueurs de droite se sont insurgés contre une vieille institution libérale de politique étrangère «déconnectée» et déterminée à «apaiser» Pékin.

Trudeau a rapidement rejeté toute suggestion d'Ottawa d'échanger Meng contre Kovrig et Spavor, et a souligné que son gouvernement n'«interviendrait» pas dans le cas de Meng. «Libérer Meng Wanzhou pour résoudre un problème à court terme mettrait en danger, selon Trudeau, des milliers de Canadiens qui se rendent en Chine et dans le monde entier en faisant savoir aux pays qu'un gouvernement peut avoir une influence politique sur le Canada en arrêtant des Canadiens au hasard».

La réplique de Trudeau aux politiciens et diplomates à la retraite a été, pour autant qu'on puisse dire, accueillie avec enthousiasme par le Globe and Mail et le National Post, les principales publications canadiennes de droite, ainsi que par le Toronto Star, un journal pro libéral. Mais des sections influentes de la classe dirigeante, y compris le Parti conservateur, restent frustrées par l'échec de Trudeau à imposer des sanctions punitives à la Chine et à mettre fin à la participation canadienne à la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures, dirigée par les Chinois.

Ils rejettent d'emblée toute tentative de réduire les tensions avec la Chine, et exigent à la place que le gouvernement «se tienne debout» face à l'«intimidation» exercée par Pékin et donne immédiatement suite à la demande de Washington de bloquer Huawei de toute implication dans le réseau de téléphonie mobile 5G du Canada. Sur les cinq pays de l'alliance Five Eyes, qui réunit les agences de renseignement sur les transmissions des États-Unis, de la Grande-Bretagne, du Canada, de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, seul le Canada n'a pas encore interdit ou du moins imposé des restrictions importantes à l'utilisation de la technologie 5G de Huawei. Dans son interview pour le Globe, Mulroney a insisté sur le fait que le Canada doit faire «tout ce qu'il faut» pour conserver un rôle de premier plan dans le partenariat Five Eyes.

Dans le National Post, John Iveson s'est plaint que si Trudeau avait «exclu un échange de prisonniers», personne ne devait «s'attendre à ce qu'il adopte une ligne plus dure» envers la Chine.

Une lettre ouverte contre l'appel à la libération de Meng a ensuite été publiée à l'initiative de l'Institut Macdonald-Laurier (MLI), qui a réuni 30 hauts responsables de l'armée et de la politique de défense pour mettre en garde contre les activités mondiales néfastes de la Chine. Au début de l'année, l'IML a aidé à organiser la publication d'une déclaration signée par des universitaires et des politiciens, y compris les principaux candidats à la direction du Parti conservateur, qui répétaient les fausses allégations selon lesquelles la Chine avait caché le coronavirus au monde, ont qualifié la pandémie de «moment Tchernobyl» de Pékin et ont exigé que la Chine soit tenue «responsable» de son prétendu rôle dans la pandémie mondiale.

Le Service canadien du renseignement de sécurité, le principal organisme d'espionnage du Canada, a également pesé dans le débat en décrivant le Canada comme une «cible permissive» pour l'ingérence chinoise. «Le Canada est une sorte de cible endormie et inconsciente», a déclaré à Global News David Mulroney, ancien ambassadeur canadien en Chine. «Nous n'avons pas le même genre de vigilance que celle que vous voyez maintenant dans des endroits comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Il vaudrait mieux que cela change». Vraisemblablement enthousiasmé par le point de vue belliciste de l'ancien ambassadeur à Pékin, Brian Mulroney a déclaré au Globe que David Mulroney serait sa recommandation pour la présidence du groupe d'experts proposé pour redéfinir la stratégie du Canada en Chine.

Les âpres conflits entre factions qui déchirent la bourgeoisie canadienne découlent de l'accélération de la crise capitaliste mondiale et de la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine. Ottawa s'appuie sur son partenariat étroit avec l'impérialisme américain depuis plus de trois quarts de siècle pour faire avancer ses propres ambitions impérialistes prédatrices. Cependant, Washington s'enfonce dans une crise économique et politique de plus en plus profonde, comme l'a révélé la débâcle actuelle du coronavirus, et cherche à compenser son déclin économique par des menaces unilatérales et de plus en plus agressives, de l'intimidation et des actions militaires, y compris contre ses anciens alliés européens et canadiens. En conséquence, les calculs géopolitiques traditionnels de l'élite dirigeante canadienne sont rendus inopérants.

Depuis début juin, l'administration Trump a considérablement accru les tensions avec la Chine, notamment en déployant trois groupes de frappe de porte-avions dans le Pacifique occidental. Suite au conflit frontalier meurtrier qui a opposé l'Inde et la Chine dans l'Himalaya le mois dernier, les responsables de l'administration Trump se sont immiscés dans le conflit pour dénoncer l'«agression» chinoise. Les services de renseignement américains ont également déclaré que des entreprises chinoises très en vue, dont Huawei, étaient directement contrôlées par le gouvernement chinois, ce qui ouvre la voie à des sanctions plus sévères à leur encontre. S'exprimant à Copenhague à la fin du mois dernier, le secrétaire d'État américain Mike Pompeo a déclaré à son auditoire européen que les troupes américaines étaient redéployées d'Europe vers l'Asie-Pacifique pour contrer la Chine.

Alors qu'il intensifie sa confrontation avec la Chine, augmentant le danger d'une guerre catastrophique menée avec des armes nucléaires, Washington lance également des avertissements plus sévères à ses alliés pour qu'ils rentrent dans le rang. Début juin, le département d'État américain a averti qu'il «réévaluerait» le partage de renseignements avec le Canada si Huawei était autorisé à participer à son réseau 5G.

Des pressions sont également exercées sur le front économique. La semaine dernière, Trump a menacé le Canada de réimposer des droits de douane de 10 % sur l'aluminium, en invoquant comme prétexte la prétendue inondation du marché américain par l'aluminium étranger. Plus tard dans la semaine, le leader du Sénat démocrate, Charles Schumer, a réprimandé le Canada pour son refus d'ouvrir ses marchés laitiers et agricoles, qu'Ottawa protège par des droits de douane élevés.

Dans ces conditions, il ne faut pas sous-estimer le caractère explosif des conflits entre factions au sein de l'élite dirigeante canadienne. Un éditorial paru dans le Toronto Sun au début de l'année a évoqué la perspective de l'éviction de Trudeau s'il ne tenait pas suffisamment tête à la Chine.

La situation politique en Australie, qui a marqué la semaine dernière le dixième anniversaire de la destitution brusque du premier ministre Kevin Rudd à la suite d'une révolution de palais amorcée par des agents des États-Unis au sein du Parti travailliste, montre bien qu'un tel scénario n'est pas une simple spéculation. Rudd a été considéré comme un obstacle à l'offensive de Washington contre la Chine, car il cherchait à positionner l'Australie comme un médiateur et un intermédiaire aidant à gérer les tensions entre les États-Unis et la Chine, plutôt que comme un allié subordonné et une rampe de lancement de l'agression militaire américaine dans la région Asie-Pacifique.

(Article paru en anglais le 3 juillet 2020)

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