07/08/2020 ism-france.org  11 min #177739

Corps détenus : impossible de tourner la page pour les familles palestiniennes qui attendent les dépouilles de leurs enfants

Par Defence Children International-Palestine
3.8.2020 - "Tous les jours, j'imagine Yousef debout devant moi. Je ne peux pas l'oublier", a déclaré Yasser Abu Jazar à Défense des Enfants International - Palestine. "Si nous l'enterrions, ce serait fini ; c'est douloureux de ne pas savoir ce qui lui est arrivé, mais cela nous donne aussi l'espoir qu'il est toujours en vie".

Des soldats israéliens marchent derrière un char le long de la clôture du périmètre de Gaza, à l'est de Khan Yunis, dans le sud de la bande de Gaza, le 23 février 2020.
(Photo AFP / Said Khatib)
Abou Jazar attend toujours que les autorités israéliennes lui rendent la dépouille de son fils après un incident survenu en 2018, au cours duquel les forces israéliennes ont semble-t-il tiré et tué Yousef Abou Jazar, alors âgé de 15 ans.

La pratique des autorités israéliennes de confisquer et de retenir les corps des Palestiniens est une violation du droit international humanitaire et du droit international relatif aux droits de l'homme, qui comprennent l'interdiction absolue des traitements cruels, inhumains ou dégradants, et stipulent que les parties à un conflit armé doivent enterrer les défunts de manière honorable. Pour les familles, cette pratique équivaut à une punition collective en violation du droit international humanitaire.

En septembre 2019, la Cour suprême israélienne a approuvé la pratique de la confiscation des restes humains après plusieurs contestations judiciaires de cette politique. Le 27 novembre 2019, le ministre israélien de la Défense Naftali Bennett a ordonné que tous les corps des Palestiniens accusés d'avoir attaqué des citoyens ou des soldats israéliens soient retenus et ne soient pas rendus à leurs familles. Selon Adalah, Israël est le seul pays au monde qui applique une telle politique de confiscation des restes humains.

L'impossibilité de pratiquer les rites religieux et traditionnels d'inhumation empêche le deuil de la perte d'un enfant. Le DCIP s'est entretenu avec deux familles contraintes de naviguer dans un système israélien déroutant pour tenter d'obtenir le contrôle des restes humains de leur enfant.

La famille Abou Jazar


Yousef Abu Jazar, 15 ans, aurait été tué par les forces israéliennes en avril 2018.
(Photo : avec l'aimable autorisation de la famille Abu Jazar)

Le 29 avril 2018, Yousef Abu Jazar et Anis al-Shaer, âgés de 15 ans, ont marché vers la clôture du périmètre de Gaza avec Israël, située à l'est du quartier Al-Nahda de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. Espérant rendre visite à sa tante qui réside de l'autre côté de la clôture du périmètre de Gaza, en Israël, Yousef voulait se faufiler à travers la clôture, selon Anis.

La clôture militaire israélienne entourant la bande de Gaza est la principale barrière utilisée par les forces israéliennes pour mettre en œuvre le bouclage militaire de la bande de Gaza depuis 2007, avec le soutien de l'Égypte. La politique de fermeture d'Israël équivaut à une punition collective en vertu du droit humanitaire international. Alors qu'Israël occupe la bande de Gaza parce qu'il maintient un "contrôle effectif" des frontières, du littoral, de l'espace aérien, de l'économie, des télécommunications, de l'approvisionnement en énergie, et des systèmes d'eau et d'égouts de Gaza, les autorités israéliennes ne respectent pas systématiquement les obligations qui leur incombent en vertu du droit international envers la population palestinienne occupée.

Près de 2 millions de Palestiniens vivent dans la bande de Gaza et, en raison de la politique de bouclage d'Israël, ils sont rarement en mesure de partir, sauf dans des cas exceptionnels comme l'obtention improbable par un individu d'une recommandation médicale pour recevoir un traitement médical dans un hôpital israélien.

Les soldats israéliens ont commencé à tirer sur Yousef dès qu'il a franchi la barrière, selon les informations recueillies par le DCIP.

"Je me cachais à faible distance et j'étais terrifiée", a déclaré Anis. "[Je savais que Yousef] avait reçu une balle dans la jambe parce que je l'ai entendu crier. Ses cris et le bruit des coups de feu et des fusées éclairantes étaient terrifiants."

Abu Jazar a dit au DCIP qu'il savait que son fils, Yousef, était sorti avec des amis le 29 avril, et plus tard dans la journée il a appris qu'ils étaient probablement près de la clôture du périmètre de Gaza. Les forces israéliennes ont détenu Anis, il n'a donc pas pu informer la famille de Yousef de ce qui s'était passé.

A la recherche de nouvelles de leur fils, les parents de Yousef ne savait pas s'il était mort ou vivant. Ils ont commencé à contacter des agences de presse, des représentants du gouvernement, des organisateurs des manifestations de la Grande Marche du Retour, et à demander aux proches résidant en Israël de s'enquérir de l'endroit où se trouvait Yousef et de son état dans les hôpitaux israéliens.

"Ce fut une nuit difficile que je n'oublierai jamais", a déclaré le père de Yousef, Yasser, au DCIP, se souvenant de cette première nuit où Yousef n'est pas rentré chez lui. "Nous n'avions aucune nouvelle de Yousef. Cette nuit-là a été très longue. Je suis resté éveillé toute la nuit, attendant des nouvelles de Yousef."

Les forces israéliennes ont libéré Anis l'après-midi suivant. Il a dit aux parents de Yousef ce qu'il savait, notamment que les soldats israéliens avaient tiré sur Yousef et qu'ils lui avaient dit que Yousef était soigné dans un hôpital israélien.

Le 30 avril 2018, le Bureau de liaison civil palestinien, un bureau qui fait la coordination avec les autorités israéliennes concernant les questions civiles, a informé la famille de Yousef qu'il avait été tué et que son corps était retenu par l'armée israélienne jusqu'à nouvel ordre.

Les autorités israéliennes appliquent une politique de rétention des dépouilles des Palestiniens dans toute la Cisjordanie occupée, y compris à Jérusalem-Est et dans la bande de Gaza. En 2019, la Cour suprême israélienne a statué que l'armée avait le droit de retenir les corps des Palestiniens afin de les utiliser comme pression dans les futures négociations avec les Palestiniens, selon  Adalah. La décision renforce  l'amendement de 2018 de la Knesset israélienne à la loi 5776-2016 sur la lutte contre le terrorisme, qui accorde à la police israélienne le pouvoir de retenir les corps des Palestiniens tués par les forces militaires ou policières israéliennes. La décision annule un arrêt historique de la Haute Cour de 2017, qui reconnaissait le droit des familles à l'enterrement, indiquant que l'arrêt de la restitution des corps risque de violer un certain nombre de droits, principalement la dignité humaine.

Plus de deux ans plus tard, la famille de Yousef ne dispose d'aucune information claire. Les autorités israéliennes ne les ont pas directement informés de sa mort et, en l'absence d'un avis officiel des autorités israéliennes confirmant que Yousef a bien été tué, ils s'accrochent à l'espoir qu'il est peut-être encore en vie.

"La blessure reste ouverte, et n'importe quelle image peut déclencher cette douleur et rouvrir les plaies", a déclaré Abdelsalam Abed, psychologue, au DCIP, décrivant les effets psychosociaux de cette politique sur la santé mentale de la famille. N'ayant pas la possibilité de faire ses adieux à son enfant, la famille court un risque accru de souffrir de la douleur intense de la perte et de stress aigu.

Anis est hanté par les photos de Yousef. "Je n'arrive toujours pas à croire que Yousef a été tué", a-t-il admis. "Je veux dire qu'on lui a tiré dans la jambe. Cela ne peut pas être fatal. Cela fait deux ans, mais je me souviens encore de tous les détails. Je me souviens encore qu'il criait quand sa jambe a été blessée alors qu'il était entouré de soldats [israéliens]".

La famille Abu Jazar n'est qu'une des nombreuses familles palestiniennes qui, au milieu de leur chagrin, ont été forcées de se battre pour leur droit de faire leurs adieux et d'enterrer leur enfant.

La famille Ishteiwi


Ishaq Ishteiwi, 15 ans, a été tué par les forces israéliennes le 3 mars 2019.
(Photo : avec l'aimable autorisation de la famille Ishteiwi)

Le 3 mars 2019, Ishaq Ishteiwi, 15 ans, et deux de ses amis ont tenté de se faufiler à travers la clôture du périmètre de Gaza avec Israël, à l'est de Rafah, pour chercher du travail en Israël.

La diminution des ressources dans la bande de Gaza assiégée a créé une crise du chômage, et de nombreuses familles luttent pour subvenir à leurs besoins quotidiens. En 2019, le Bureau central palestinien des statistiques a indiqué que le taux de chômage dans la bande de Gaza était de 45,1 %, soit plus du triple du taux de chômage de 13,7 % en Cisjordanie.

Vers 20 heures, les soldats israéliens ont tiré à balles réelles sur Ishaq, le touchant au bras droit et à l'abdomen, selon les informations recueillies par le DCIP.

Les agences de presse ont publié des articles sur trois Palestiniens non identifiés tués par les forces israéliennes, qui avaient franchi la clôture du périmètre. Remplie d'effroi, la famille d'Ishaq a contacté de nombreuses organisations de défense des droits de l'homme et le Comité international de la Croix-Rouge afin d'obtenir des informations sur leur enfant.

Quatre jours plus tard, après avoir contacté un parent travaillant au Bureau de liaison civil palestinien, les parents d'Ishaq ont reçu la confirmation que leur fils avait été tué. Ils n'ont reçu aucune information supplémentaire, comme l'heure de sa mort, ou si et quand ils allaient recevoir son corps.

Peu après la mort d'Ishaq, son père, Abdul-Mo'ti Ishteiwi, avec l'aide du Centre Al-Mezan pour les droits de l'homme basé à Gaza, a déposé une requête auprès du procureur militaire israélien demandant la restitution de la dépouille de son fils. Quatre mois plus tard, en juillet 2019, Ishteiwi a été informé qu'il pouvait récupérer le corps de son fils au poste de contrôle israélien d'Erez. On lui a dit qu'il recevrait un rapport médical rédigé en hébreu, malgré le fait que, comme la plupart des Palestiniens, il ne lise, n'écrit ou ne comprend pas l'hébreu.

"[C']était un bloc de glace", a déclaré Ishteiwi au DCIP, se souvenant du moment où il a vu le corps sans vie de son fils de 15 ans. "Il était dans un sac noir avec une fermeture éclair, avec 15 cm de glace qui le recouvrait. Quand je me suis penché pour l'embrasser, j'ai eu l'impression d'embrasser un bloc de glace".

Même morts, les enfants palestiniens sont privés de leurs droits

La politique israélienne de confiscation des restes humains a également un impact sur les familles palestiniennes vivant en Cisjordanie occupée, y compris à Jérusalem-Est.

L'amendement de 2018 à la loi antiterroriste israélienne autorise les commandants de district de la police nationale israélienne à poser des conditions pour la libération des corps palestiniens retenus, y compris en limitant la taille, le lieu, le moment et la participation à la cérémonie d'enterrement, et un corps peut être conservé jusqu'à ce que la famille accepte les conditions. Il peut être également demandé aux familles peuvent de déposer une somme d'argent auprès des autorités israéliennes comme garantie que la famille remplira toutes les conditions.

Les autorités israéliennes peuvent exiger que les familles ne récupèrent le corps retenu qu'au petit matin ou tard dans la nuit. Les mesures "de précaution" des autorités israéliennes comprennent la restriction du nombre de personnes présentes à l'enterrement, prétendument pour tenter de limiter les éventuelles protestations des Palestiniens participant aux funérailles.

L'une des conditions les plus graves imposées par les autorités israéliennes est qu'aucune autopsie ne puisse être pratiquée sur les dépouilles. Même sans cette condition, les autorités israéliennes gardent les corps palestiniens confisqués dans des conditions de gel pendant des mois, ce qui dégrade leur état et rend plus difficile l'enquête des médecins légistes sur les causes de la mort. Cette condition fait obstacle à la poursuite d'enquêtes fondées sur des preuves concernant les assassinats illégaux et l'usage excessif de la force contre les enfants palestiniens tués par les forces israéliennes.

En 2019, le DCIP a soumis un  rapport conjoint à la Commission d'enquête des Nations unies sur les manifestations de 2018 dans les territoires palestiniens occupés, détaillant les meurtres d'enfants palestiniens par les forces israéliennes en 2018 lors de manifestations dans la bande de Gaza, des incidents qui, dans certains cas, s'apparentent à des crimes de guerre. Le rapport a constaté que dans l'écrasante majorité des cas, les forces israéliennes ont tué des enfants qui ne constituaient aucune menace imminente de mort ou de blessures.

Pour les familles palestiniennes vivant en Cisjordanie occupée, y compris à Jérusalem-Est, les conditions leur sont imposées par un processus administratif plutôt que par un décret judiciaire. Cela signifie qu'il n'existe aucun moyen valable de contester les conditions imposées à la libération de leurs proches. De plus, les autorités israéliennes sont parfois  revenues sur les accords conclus avec les familles pour la libération du corps d'un proche, selon Adalah.

Yousef et Ishaq ont été tués alors qu'ils tentaient de fuir leurs maisons assiégées dans la bande de Gaza. Dans la mort, comme dans la vie, ils ont été privés de leur dignité fondamentale et des droits de l'homme fondamentaux auxquels toute personne a droit en vertu du droit international.

Pour les familles en deuil, la politique israélienne de confiscation et de rétention des corps palestiniens équivaut à une punition collective. Il s'agit d'une politique discriminatoire et profondément préjudiciable imposée aux Palestiniens, qui non seulement viole les droits des familles à enterrer les restes de leurs proches, mais porte également atteinte aux droits culturels des défunts à être enterrés conformément à leurs rituels culturels et religieux.

Depuis 2018, le DCIP a documenté cinq cas où les autorités israéliennes ont confisqué et retenu des corps d'enfants. Dans deux cas, les restes humains ont finalement été restitués aux familles, mais dans les trois autres cas, les corps restent sous la garde des autorités israéliennes et ne sont pas rendus.

Source :  Defence Children International-Palestine

Traduction : MR pour ISM

 ism-france.org

 Commenter