27/08/2020 les-crises.fr  15 min #178489

Changement climatique : Imperial Oil Canada a ignoré ses propres recherches pendant des décennies

Le projet Syncrude à Fort McMurray, Alberta, Canada, le 6 mars 2006. Le projet Syncrude est une coentreprise exploitée par Syncrude Canada Ltd. et détenue par l'Imperial Oil Resources et d'autres sociétés pétrolières et gazières. Photo : Norm Betts/Bloomberg via Getty Images

Une partie d'un rapport intitulé « Canadian pressure groups, Part I, by Public Affairs Dept. Toronto, Imperial Oil Limited, May 1976 ».

John Armstrong, alors président d'Imperial Oil, photographié le 20 avril 1977, entouré de 49 barils de pétrole brut, la quantité moyenne consommée par chaque Canadien cette année-là. Photo : Harold Barkley/Toronto Star via Getty Images

Une plate-forme à Norman Wells le 31 janvier 1981. Le champ pétrolier est situé sous le fleuve MacKenzie et sa propriété est partagée entre la Compagnie pétrolière Imperial Oil Ltd et les contribuables canadiens. Photo : Doug Griffin/Toronto Star via Getty Images

Richard Kruger, président et chef de la direction de la Compagnie pétrolière Imperial Oil Ltd, à Toronto, Ontario, Canada, le 6 mars 2014. Photo : Galit Rodan/Bloomberg via Getty Images

Source :  The Intercept, Murtaza Hussain

Le projet Syncrude à Fort McMurray, Alberta, Canada, le 6 mars 2006. Le projet Syncrude est une coentreprise exploitée par Syncrude Canada Ltd. et détenue par l'Imperial Oil Resources et d'autres sociétés pétrolières et gazières. Photo : Norm Betts/Bloomberg via Getty Images

Les sécheresses record, les incendies de forêt ravageurs, les mauvaises récoltes et la disparition des glaciers : Il est devenu indéniable que la planète se trouve au début d'une crise climatique aux conséquences désastreuses. Aussi terrifiante soit-elle, cette catastrophe en cours n'a pas surpris tout le monde - et surtout pas les personnes qui ont tiré profit de l'urgence climatique.

Ces dernières années, il est apparu que les grandes entreprises de combustibles fossiles  savaient bien à l'avance que leurs activités faussaient gravement le climat, alors même qu'elles menaient une campagne acharnée pour semer la confusion dans l'opinion publique et empêcher toute action régulatrice. Une avalanche  d'affaires est actuellement en cours devant les tribunaux contre Exxon Mobil et d'autres entreprises accusées de dissimuler la vérité sur une calamité qui touche lentement le monde entier.

Imperial Oil, la filiale canadienne d'Exxon, est un nom connu au Canada grâce à ses stations essence Esso omniprésentes. Exxon possède 70 % de la société, qui est un important détenteur de réserves dans  les sables bitumineux très controversés de l'Alberta. Comme sa société mère, Imperial a été accusée de négationnisme climatique et d'efforts pour bloquer une réglementation significative nécessaire pour prévenir la crise actuelle. Dans un article publié en 1998 dans le magazine interne d'Imperial, l'ancien  PDG d'Imperial, Robert Peterson, a écrit qu'il n'y a « absolument aucun accord entre les climatologues sur le fait que la planète se réchauffe ou non ou, si c'est le cas, sur le fait que le réchauffement est le résultat de facteurs anthropiques ou de variations naturelles du climat ». Il a ajouté que « le dioxyde de carbone n'est pas un polluant mais un ingrédient essentiel de la vie sur cette planète ».

En dépit des avantages du dioxyde de carbone, les experts de sa société savaient avec certitude que non seulement le changement climatique était réel, mais aussi que les activités d'Imperial causaient des dommages irréparables à l'environnement. Cette constatation a été consignée dans des documents de l'entreprise qui ont été récemment révélés au public et examinés par The Intercept.

Une partie d'un rapport intitulé « Canadian pressure groups, Part I, by Public Affairs Dept. Toronto, Imperial Oil Limited, May 1976 ».

La dissimulation de documents montre que dès les années 1960, Imperial avait commencé à engager des consultants pour l'aider à gérer une future réaction publique à l'égard de son bilan environnemental, ainsi qu'à surveiller ses détracteurs publics. Les documents montrent également que, lorsque l'entreprise a commencé à reconnaître les implications du réchauffement de la planète, au lieu d'agir de manière décisive pour changer son modèle économique, elle a commencé à réfléchir à la manière dont la fonte de l'Arctique pourrait ouvrir de nouvelles opportunités commerciales.

Alors même que l'industrie des combustibles fossiles continuait à lutter contre les énergies renouvelables en public et que son PDG s'efforçait de semer la confusion dans l'opinion publique sur cette question cruciale, en privé, les experts d'Imperial ont reconnu l'urgence de passer à une énergie durable.

Tout cela s'est passé il y a des décennies, alors que la crise climatique était encore largement évitable et que ses contours meurtriers n'avaient pas encore pris forme.

Les documents fournissant des détails sur les activités historiques d'Imperial ont été récupérés dans des archives du musée Glenbow de Calgary par les groupes de défense du climat Desmog et le Climate Investigations Center, basés aux États-Unis. Disponible depuis 2006, la teneur de ces archives n'a jamais été entièrement examinée, bien que des rapports antérieurs sur les documents du musée Glenbow aient révélé qu'Imperial avait  élaboré des plans détaillés pour exploiter la fonte des glaces de l'Arctique et que la société s  avait que des taxes élevées sur le carbone seraient nécessaires pour éviter les effets du changement climatique il y a plusieurs décennies - même si elle s'efforçait de s'assurer qu'elles ne seraient pas mises en place.

« Tout au long des années 70 et 80, Exxon, et par extension Imperial, ont été parmi les principaux chercheurs au monde sur le changement climatique », a déclaré Keith Stewart, stratégiste énergétique en chef de Greenpeace Canada et professeur à l'université de Toronto. « Ils ont compris la science et ont compris les implications. Ils avaient le choix entre changer leur modèle d'entreprise ou masquer la réalité. Ils ont choisi de brouiller les pistes. Bien après avoir accepté que le changement climatique était réel, et même commencé à construire leurs installations différemment pour refléter cela, l'entreprise a continué à nier publiquement la science qu'ils savaient être vraie ».

John Armstrong, alors président d'Imperial Oil, photographié le 20 avril 1977, entouré de 49 barils de pétrole brut, la quantité moyenne consommée par chaque Canadien cette année-là. Photo : Harold Barkley/Toronto Star via Getty Images

Ces documents donnent un aperçu troublant de la manière dont Imperial a fait face à l'impact environnemental évident de ses activités au cours des dernières décennies.

« La pollution atmosphérique est un domaine très chargé d'émotion et caractérisé par un manque de données et de lignes directrices rationnelles », notait  un rapport de 1967 préparé par un consultant pour Imperial et marqué comme « confidentiel ». Le rapport ajoute que l'opinion publique aux États-Unis sur le sujet est « hors de contrôle ».

« La pollution de l'air est un domaine très chargé émotionnellement et qui se caractérise par un manque de données et de références rationnelles. »

Ce rapport, intitulé « La pollution de l'air et de l'eau au Canada : une évaluation des relations publiques », décrivait les conséquences possibles pour l'Imperial si le public continuait à faire pression sur la compagnie pour qu'elle respecte l'environnement. Les menaces comprenaient « des attitudes anti-pétrolières difficiles à changer » et des demandes de passage à l'énergie renouvelable. « En raison de l'exposition continue aux articles des médias, le grand public pourrait facilement être persuadé de soutenir une réglementation et une législation accrues en matière de pollution », avertit le rapport. « Il pourrait être encouragé à soutenir la voiture électrique, l'énergie nucléaire et d'autres technologies favorisant les carburants concurrents ».

Le rapport ne disait pas qu'Imperial ne devait rien faire en réponse aux conséquences environnementales dévastatrices de ses activités, qui étaient devenues évidentes dès les années 1960. En tant qu'« entreprise citoyenne responsable », Imperial s'efforcerait évidemment d'éviter de nuire à l'environnement du Canada et à la santé de sa population. Une campagne de relations publiques visant à repousser les pressions exercées sur l'entreprise pourrait servir à gagner du temps avant que des mesures plus importantes ne soient prises, suggère le rapport. Une telle campagne pourrait contribuer à « contrôler l'opinion publique et législative afin que des mesures accrues de lutte contre la pollution affectant toutes les fonctions de l'entreprise puissent être prises de manière ordonnée, économique et raisonnable ».

Malgré l'offensive des relations publiques, dans les années 1970, Imperial est de plus en plus alarmée par les critiques croissantes du public à l'égard de ses activités. Sa réponse à cette menace perçue était typique de nombreuses institutions puissantes mais paranoïaques : la surveillance.

Alors que la pression du public augmentait, Imperial a commencé à monter des dossiers sur des organisations qu'elle accusait de « politiser » le commerce des combustibles fossiles.  Un rapport de 1976 intitulé « Groupes de pression canadiens », préparé par le département des affaires publiques de l'entreprise, présentait le profil détaillé de six ONG canadiennes qui auraient ciblé l'entreprise sur des questions environnementales ou sociales. Parmi les informations qu'ils ont recueillies figuraient des données financières sur les activités de ces organisations, ainsi que des adresses physiques et des informations sur leurs principaux porte-parole.

Le document prétendait fournir « l'identification des groupes de pression nationaux, provinciaux, qui sont directement ou indirectement impliqués dans des activités liées à l'énergie », tout en indiquant qu'une étude future porterait sur « les recommandations pour le développement de stratégies de prévention/réaction ou d'adaptation aux principaux groupes de pression ».

Alors que le bilan environnemental de ses activités continuait de s'alourdir et que la colère du public augmentait en même temps que les dégâts, Imperial a progressivement commencé à développer ses propres capacités de recherche environnementale. Au début des années 1990, les chercheurs internes de la compagnie avaient fait des découvertes importantes : Non seulement le climat de la Terre était dangereusement réchauffé par l'émission de gaz à effet de serre, mais les propres activités de l'Imperial jouaient également un rôle dans cette menace potentiellement irréversible.

Alors que l'ampleur étonnante de la crise climatique se faisait lentement sentir, la société a commencé à envisager des réponses possibles. Les chercheurs d'Imperial ont analysé différentes façons de réduire l'empreinte carbone de la production d'énergie et de faire évoluer progressivement la société dans son ensemble vers les énergies renouvelables, notamment la possibilité de capter et de stocker les émissions de carbone sous terre, la production d'énergie solaire et les véhicules électriques.

Pourtant, la direction de l'entreprise est restée déterminée à faire en sorte que, quelles que soient les mesures prises, elles ne devaient pas être excessives et, surtout, que cela n'aboutisse pas à une réglementation gouvernementale des activités d'Imperial. Un  document de 1990, « Response to a Framework for Discussion on the Environment - The Green Plan : A National Challenge June 1990 » [Réponse à un cadre de discussion sur l'environnement - Le plan vert : Un défi national Juin 1990, NdT], a été publié dans le contexte d'un débat de haut niveau qui se tenait alors au Canada sur le développement d'une économie durable. Dans ce document, Imperial a averti que les intervenants du gouvernement et de l'industrie privée devraient faire attention à ne pas se « surpasser ». Toute discussion sur les contrôles environnementaux doit être soigneusement équilibrée avec les préoccupations sur la façon dont la réglementation de l'industrie pétrolière pourrait nuire à l'économie canadienne, souligne le rapport, qui appelle à des approches du changement climatique qui « s'appuient autant que possible sur les moyens du marché pour fournir des informations et des incitations économiquement appropriées ».

Une plate-forme à Norman Wells le 31 janvier 1981. Le champ pétrolier est situé sous le fleuve MacKenzie et sa propriété est partagée entre la Compagnie pétrolière Imperial Oil Ltd et les contribuables canadiens. Photo : Doug Griffin/Toronto Star via Getty Images

Une  évaluation préparée par la société Imperial et publiée l'année suivante concédait que « la façon la plus simple de réduire les émissions de CO2 provenant de l'énergie est de remplacer le charbon par le gaz naturel, le nucléaire et l'hydroélectricité ». Le rapport reconnaît que c'est « une taxe sur le carbone qui a l'impact le plus direct sur le CO2 puisque la taxe est proportionnelle aux émissions ». Malgré ces aveux, Imperial a continué à faire des évaluations à la baisse sur ce à quoi devrait ressembler une telle taxe, comme l'ont récemment noté les rapports de  HuffPost et  Bloomberg.

« Le comportement des calottes glacières sur une planète réchauffée déterminera en grande partie la façon dont l'Impérial opère dans l'Arctique. »

Alors que la planète se réchauffait et que le long déclin des glaciers s'accélérait, l'entreprise utilisait aussi, de toute évidence, ses recherches environnementales pour explorer les nouvelles opportunités commerciales offertes par le changement climatique. « Le comportement des calottes glacières surune planète réchauffée déterminera en grande partie la façon dont Imperial opère dans l'Arctique », selon un  document de 1991, un rapport intitulé « The Application of Imperial's Research Capabilities to Global Warming Issues ». Exxon, la société mère d'Imperial, n'a pas non plus hésité à profiter des opportunités économiques à court terme offertes par le changement climatique : Le géant pétrolier a conclu  un nouveau partenariat en octobre dernier pour utiliser des navires brise-glace afin de transporter du gaz naturel liquéfié à travers l'Arctique en plein réchauffement.

Au cours des deux décennies qui ont suivi les déclarations de Robert Peterson, l'ancien PDG d'Imperial Oil, selon lesquelles le pompage de dioxyde de carbone dans l'atmosphère est en fait bon pour l'environnement, l'Imperial Oil a continué à augmenter sa production de combustibles fossiles. Selon  ses derniers résultats d'exploitation, la société a augmenté son extraction de barils par jour de 375 000 à 383 000 entre 2017 et 2018. Le directeur actuel d'Imperial, Rich Kruger, a loué ces chiffres, déclarant qu'Imperial « a atteint des niveaux de vente de produits pétroliers jamais vus depuis des décennies ».

Les documents sur les activités passées d'Imperial suggèrent que la société a reconnu depuis longtemps la gravité des dommages qu'elle causait à l'environnement, notamment sur la question du changement climatique. En dépit de cette prise de conscience, ses dirigeants ont redoublé d'efforts pour mener les mêmes activités dommageables, plutôt que de passer à un modèle d'entreprise dont ils savaient qu'il serait nécessaire pour éviter la catastrophe.

Richard Kruger, président et chef de la direction de la Compagnie pétrolière Imperial Oil Ltd, à Toronto, Ontario, Canada, le 6 mars 2014. Photo : Galit Rodan/Bloomberg via Getty Images

En réponse à la demande de commentaires de The Intercept sur les documents d'archives, un porte-parole de l'entreprise a déclaré que les documents d'archives « reflètent les conversations qui se déroulaient à l'époque concernant l'évolution de la science du changement climatique et les discussions sur les politiques publiques visant à réduire les émissions ».

« À l'Imperial, nous avons les mêmes préoccupations que les gens partout ailleurs : fournir au monde l'énergie nécessaire tout en réduisant les émissions de GES. Comme indiqué sur notre site web, nous soutenons l'Accord de Paris, qui constitue un cadre important pour faire face aux risques du changement climatique, et nous sommes favorables à l'établissement d'un prix pour les émissions de dioxyde de carbone pour tous les secteurs de l'économie », a ajouté le porte-parole. « L'entreprise s'est engagée à agir sur le changement climatique en réduisant l'intensité de ses émissions de gaz à effet de serre et en soutenant la recherche qui conduit à des percées technologiques ».

Les experts qui ont suivi les activités d'Imperial au fil des ans ont constaté que sa rhétorique a eu tendance à se modifier en réponse à la pression de l'opinion publique.

« Au début des années 1990, Imperial a dû modifier son comportement pour s'adapter aux discussions de haut niveau qui se tenaient alors au Canada sur la politique environnementale », a déclaré Kert Davies, fondateur et directeur du Climate Investigations Center. « Mais en 1998, lorsque ce contrôle politique s'est un peu relâché, ils ont commencé à faire l'inverse et à prétendre que le CO2 n'est même pas un polluant - qu'il est bon. Alors que l'activisme environnemental et la menace d'une réglementation se sont accrus ces dernières années, vous pouvez maintenant voir Imperial prendre une position plus proche du début des années 1990, où ils disent que le changement climatique est grave mais aussi qu'il faut se couvrir en disant que nous ne devons rien faire de trop extrême et aussi penser à l'économie ».

« Au fil des décennies », a ajouté M. Davies, « ils ont su trouver des moyens de retarder, de nier et de détourner toute discussion sérieuse sur la politique climatique ».

Source :  The Intercept, Murtaza Hussain

Traduit par les lecteurs du site  les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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