11/09/2020 les-crises.fr  15 min #179120

Irak : Ce que Colin Powell savait et ce qu'il a dit aux Nations Unies

Source :  The Intercept, Jon Schwartz

On a beaucoup critiqué Powell dans ce dossier -  il a parlé de « douleur » et de quelque chose « qui ferait à jamais partie de sa vie » - mais pas encore assez. Powell, qui était alors secrétaire d'État sous la présidence de George W. Bush, est allé au delà de commettre de terribles erreurs : il a fabriqué des « preuves » et ignoré des avertissement répétés lui précisant que ses propos étaient mensongers.

Malheureusement, le Congrès n'a jamais enquêté sur l'utilisation par Powell des renseignements qu'on lui a fournis, si bien qu'il reste beaucoup de détails que nous ne connaissons pas. Mais même ainsi, ce qui a été divulgué est tout à fait accablant. Et quoique que les médias institutionnels n'aient jamais creusé ce dossier, nous pouvons reprendre la présentation de Powell ligne à ligne pour mettre en valeur le décalage entre ce qu'il savait et ce qu'il a affirmé au monde entier. Et comme vous allez le voir, il y a beaucoup à dire.

Le discours de Powell peut être téléchargé sur le site du Département d'Etat. Tous les liens des autres sources sont listés ci-dessous.

Certitude en public, doute en privé

Ce 5 février, devant le conseil de sécurité des Nations-Unies, Colin Powell était-il certain que ses propos étaient exacts ? C'était le cas :

POWELL : mes collègues, chaque affirmation que je fais aujourd'hui s'appuie sur des sources, des sources robustes. ce ne sont pas des allégations. Ce que nous vous donnons, ce sont des faits et des conclusions basés sur des renseignements fiables.

Plus tard, au sujet de savoir si l'Irak avait reconstitué son programme d'armes nucléaires, il affirmait :

POWELL : Il n'y a aucun doute dans mon esprit...

Ceci, en public. Et en privé ? D'après Larry Wilkerson, chef du personnel de Powell, voici ce à quoi Powell pensait  au même instant :

WILKERSON : [Powell], l'air songeur, était entré dans mon bureau et il a lâché quelques mois du style « Je me demande comment nous nous sentirons tous si nous envoyons un demi-million de soldats en Irak, cherchant partout à travers le pays, et que nous ne trouvions rien ».

Des mensonges manifestes

Voici ce que Powell a dit au sujet des tristement célèbres tubes en aluminium achetés par l'Irak, supposément destinés à leur programme secret d'armes nucléaires :

POWELL : il me semble curieux que ces tubes [en aluminium] aient été fabriqués avec une précision bien meilleure que les normes américaines pour des fusées similaires. Peut-être que les Irakiens produisent leurs armes conventionnelles avec un niveau de standard plus élevé que le nôtre, mais je ne le pense pas.

Le propre personnel de renseignement de Powell, le Bureau of Intelligence and Research du Département d'État, avait préparé deux mémos de commentaires sur les projets de présentation. Ils furent par la suite discrètement diffusés comme annexes  au rapport du Senate Intelligence Committee de renseignements concernant les armes de destruction massive.

Le second mémo de l'INR, rédigé le 3 février 2003, précisait  ce qui suit à Powell :

Notre dernier point clé est l'affirmation que les tubes ont été produits avec une tolérance « bien meilleure que ceux utilisés par les USA pour des fusées similaires ». En fait, le système américain le plus comparable concerne la fusée tactique - la fusée de 70 mm US Mark 66 lancée depuis un vecteur aérien - qui utilise le même niveau de qualité d'aluminium (7075-T6) et qui a des caractéristiques similaires au niveau des tolérances. Notez que les caractéristiques de la Mk 66 sont déclassifiées et que le Département prévoit de les partager avec l'Agence internationale de l'énergie atomique.

Des preuves fabriquées

Powell a diffusé l'enregistrement d'une conversation entre des officiers de l'armée irakienne au sujet des inspections des Nations unies. Cependant, quand il a traduit les propos, il en a volontairement agrémenté le contenu, transformant les propos que l'Irak se soumettait aux résolutions des Nations Unies en preuves que l'Irak les violait. Ceci apparaît dans le livre de Bob Woodward intitulé Plan of Attack (Plan d'attaque) :

Powell avait décidé d'ajouter ses propres interprétations aux propos répétés à partir de l'enregistrement, les développant substantiellement et les présentant sous leur plus mauvais angle... Concernant l'extrait au sujet de l'inspection pour la possibilité « d'armes interdites », Powell a poussé le bouchon : « Nettoyer toutes les zones... Être certain qu'il n'y a plus rien ». Rien de ceci ne figure dans l'enregistrement.

Voici la conversion telle que présentée par Powell aux Nations unies. Comme Woodward la rapporté, les phrases en gras ont simplement été ajoutées par Powell :

POWELL : « Ils inspectent les munitions que vous avez, oui ».

« Oui »

« Pour la possibilité qu'il y ait des armes interdites ».

« Pour la possibilité que par hasard il y ait des armes interdites ? »

« Oui. »

« Et nous vous avons envoyé un message hier pour nettoyer tous les secteurs, les zones de déchets, les zones abandonnées. Assurez vous qu'il n'y ait plus rien ».

Powell a ensuite expliqué :

Tout ceci fait partie d'un plan visant à cacher les choses et à les déplacer avant les inspections, et pour être certain qu'il n'y a plus rien à trouver.

Selon la traduction officielle du Département d'Etat (et confirmée pour moi par  Imad Khadduri), le soldat irakien  a juste dit :

« Et nous vous avons envoyé un message pour inspecter les secteurs des déchets et les zones abandonnées. »

Et il n'est pas surprenant que l'Irakien ait dit ceci. Voici ce que le rapport de la CIA sur l'absence d'armes de destruction en Irak a révélé sur ce qu'il se passait au sein du gouvernement irakien  juste avant la conversation interceptée le 30 janvier :

Le directeur NMD a rencontré les leaders militaires de la Garde républicaine le 25 janvier 2003 et les a prévenus qu'ils auraient à signer des documents affirmant qu'il n'y avait aucune arme de destruction massive dans leurs unités, selon un ancien officier irakien. Husam Amin leur a dit que le gouvernement les tiendrait pour responsables si l'UNMOVIC trouvait la moindre arme de destruction massive dans leurs unités ou dans leurs secteurs, ou s'il avait quoi que ce soit qui puisse entraîner un doute sur la coopération de l'Irak avec l'UNMOVIC. Les commandants ont établi des comités pour s'assurer que leurs unités ne détenaient pas la moindre preuve d'anciennes armes de destruction massive.

À nouveau : Powell a pris pour preuve les actions que les Irakiens étaient supposés faire, c'est-à-dire réaliser des recherches dans leurs gigantesques décharges de munitions pour être certain qu'ils ne détenaient pas par accident des armes chimiques interdites - et affirmé que ceci montrait que l'Irak cachait bien des armes interdites.

Quand le Département d'État a été interrogé sur le sujet par  le journaliste Gilbert Cranberg, la traduction différente de la version de Powell  a disparu du site. Elle n'est plus disponible que  via le site archive.org.

Tromperie par omission

La présentation de Powell a laissé de côté des données extrêmement importantes, comme celles-ci :

POWELL : l'historique de l'Irak en matière d'armes chimiques est remplie de mensonges. Il a fallu des années à l'Irak pour finalement admettre qu'il avait produit 4 tonnes de VX, un agent neuroplégique mortel. Une seule goutte de VX sur la peau vous tue en quelques minutes. Quatre tonnes. La reconnaissance n'est arrivée qu'après que des inspecteurs aient collecté des données après la défection de Hussein Kamel, feu le gendre de Saddam Hussein.

Jusqu'à preuve du contraire, c'est vrai. Cependant, Kamal, chef des programmes d'armes de destruction massive en Irak, a fait défection en 1995. L'Irak a produit le VX avant la Guerre du Golfe, en 1991 - et selon Kamal, l'Irak a secrètement détruit son stock peu après la guerre. Puis ils ont menti en déclarant n'en avoir jamais produit (jusqu'à sa défection). Mais selon Kamel, ils ne mentaient pas quand ils ont affirmé ne plus en avoir.

Ainsi, dans les notes des Nations Unies après le débriefing de Kamel, ce dernier affirme que l'Irak ne dispose plus d'armes de destruction massive, de quelque nature  que ce soit :

KAMEL : Toutes les armes chimiques ont été détruites. J'ai ordonné la destruction de toutes les armes chimiques. Toutes les armes - biologiques, chimiques, missiles, nucléaires - ont été détruites.

Et si cela ne suffisait pas, Kamel a également dit dans un entretien  pour CNN avec le correspondant Brent Sadler :

SADLER : Pouvez-vous répondre maintenant à cela : est-ce que l'Irak dispose encore aujourd'hui d'armes de destruction massive ?

KAMEL : Non. L'Irak ne possède plus aucune arme de destruction massive. Je suis totalement sincère sur ce point.

Mais en 1996, Kamel est retourné en Irak, où il a été exécuté par le régime de Saddam. C'est ainsi que les USA n'ont pas pris de risque en citant ce témoin, qui avait honnêtement affirmé que l'Irak n'avait plus de telles armes, et en prétendant que son témoignage indiquait le contraire.

Est-ce que Powell savait ce qu'il faisait à cette époque ? Ce n'est pas clair. Voici la transcription d'un échange entre Powell et  Sam Husseini de l'Institute for Public Accuracy à Washington, en décembre 2006, à voir en vidéo ci-dessous :

HUSSEINI : Vous citez des propos de Hussein Kamel dans votre témoignage à l'ONU. Saviez-vous qu'il avait déclaré qu'il n'y avait pas d'armes de destruction massive ?

POWELL : Je n'avais en ma possession que les informations que les services de renseignements m'avaient communiquées.

HUSSEINI : Mais connaissiez-vous ce fait ?

POWELL : Bien sûr que non !

HUSSEINI : Vous ignoriez ce fait, bien qu'il ait été rapporté ?

POWELL : J'ai répondu à votre question !

Comme on le constate en visionnant l'extrait, Powell n'était pas content qu'on creuse cette série de questions. (Il n'a par ailleurs jamais manifesté de volonté de découvrir qui l'avait volontairement induit en erreur ; quand Barbara Walters lui a demandé qui était responsable des erreurs contenues dans la présentation générale, Powell a répondu « Je n'ai pas de noms ».)

// VIDEO

Avertissements ignorés

Comme nous l'avons montré ci-dessus, le personnel de renseignements du Département d'État, appelé INR, avait préparé deux mémos pour la présentation. Non seulement ils contredisaient directement Powell sur le problème des tubes en aluminium, mais ils le prévenaient également que beaucoup de ses assertions était « faibles », « pas crédibles » ou « très douteuses ». Voici quelques exemples pris dans ces mémos.

Powell à l'ONU :

POWELL : Nous savons que le fils de Saddam, Qusay, a ordonné le retrait de tous les armes interdites des nombreux palais de Saddam.

Le premier mémo de l'INR, en date du 29 janvier 2003,  marquait cette assertion comme « FAIBLE » :

deuxième point. FAIBLE. Qusay a ordonné de retirer les objets interdits des palais.

Powell à l'ONU :

POWELL : Des dossiers clés des établissements militaires scientifiques ont été embarqués à bord de voitures et des agents des services de renseignements irakiens les font tourner à travers la campagne pour éviter leur repérage.

 Le premier mémo de l'INR :

dernier point. FAIBLE. Des dossiers sensibles qui se promènent à bord de voitures, dans une sorte de tour de passe passe. Crédibilité discutable.

Cette assertion était également notée dans le second mémo de l'INR,  du 3 février 2003 :

Page 4, dernier point, sur les dossiers clés déplacés dans des voitures pour éviter les inspecteurs. Cette assertion est hautement discutable et promet d'être la cible de critiques, peut être même de la part des inspecteurs officiels de l'ONU.

Powell à l'ONU :

POWELL : Des sources [nous] indiquent qu'une brigade de missiles aux abords de Bagdad décaissait [sic] des lance-roquettes et des ogives contenant des agents biologiques à divers endroits, en faisant la distribution sur divers sites dans l'ouest de l'Irak.

 Mémo de l'INR du 29 janvier 2003 :

dernier point. FAIBLE. Des missiles à ogives biologiques prétendument dispersés. Ce pourrait être vraisemblable pour des missiles à courte portée avec des ogives conventionnelles, mais ce point est douteux quant à des missiles à plus longue portée ou des ogives biologiques.

 Mémo de l'INR du 3 février 2003 :

Page 5, premier paragraphe, assertion qu'une brigade disperse des lances roquettes et des ogives biologiques. Cette assertion aussi est très douteuse et pourrait faire l'objet de critiques de la part d'agents d'inspection de l'ONU.

Devant l'ONU, Powell décrivait ainsi une image satellite :

Les deux flèches indiquent la présence de preuves certaines que les bunkers entreposent des munitions chimiques... Le camion que vous... voyez en constitue une signature. Il s'agit d'un véhicule de décontamination, présent sur site pour pallier aux problèmes qui pourraient survenir.

 Mémo de l'INR du 29 janvier 2003 :

***/FAIBLE. Nous appuyons nombre d'éléments dans cette discussion, mais nous notons que les véhicules de décontamination - cités plusieurs fois dans le texte - sont des camions d'eau qui peuvent avoir des usages légitimes... L'Irak a communiqué à la Commission de contrôle, de vérification et d'inspection des Nations Unies (COCOVINU) ce qui peut constituer une raison valable de cette activité - qu'il s'agissait d'un exercice impliquant le déplacement d'explosifs conventionnels ; la présence d'un camion de sûreté incendie (camion d'eau, pouvant servir également de véhicule de décontamination) est courante dans ce type d'occurrence.

Powell face à l'ONU:

POWELL : Il s'agit ici de faits, étayés par de nombreuses sources, parmi lesquelles des services de renseignements d'autres pays.

 Mémo du 3 février 2003 de l'INR :

Nombreuses références à des renseignements d'origine humaine considérés comme factuel. (Comme « Nous savons que... »). On nous indique que certains ont été pondérés, mais nous en constatons que d'autres - comme les renseignements impliquant des corroborations multiples - vont rester... Dans le contexte irakien, des « corroborations multiples » ne garantissent guère la pertinence des informations.

Powell à l'ONU:

POWELL : [à la] mi-décembre, les experts en armements présents sur un site ont été remplacés par des agents de renseignements irakiens dont la tâche était de mentir aux inspecteurs sur les travaux réalisés sur le site.

 Mémo de l'INR du 29 janvier 2003 :

dernier point. **/FAIBLE. Des agents de renseignement irakiens passant pour des scientifiques en armes de destructions massives. Ces assertions ne sont pas crédibles et prêtent le flanc à la critique, en particulier de la part des inspecteurs de l'ONU.

Powell à l'ONU :

POWELL : Une douzaine d'experts [en armes de destruction massive] ont été assignés à résidence, non pas à leur domicile, mais tous ensemble dans une maison d'hôtes appartenant à Saddam Hussein.

 Mémo de l'INR du 29 janvier 2003 :

deuxième point. FAIBLE. 12 experts soi-disant assignés à résidence... Très douteux.

Powell à l'ONU :

POWELL : des drones équipés de cuves d'épandage constituent une méthode idéale pour opérer une attaque terroriste à l'arme biologique.

 Mémo de l'INR du 29 janvier 2003 :

l'assertion que les experts confirment que des drones équipés de cuves d'épandage sont « une méthode idéale pour opérer une attaque terroriste à l'arme biologique » est FAIBLE.

Avec tout ce contexte à l'esprit, il est intéressant de revenir aux déclarations de Powell en novembre 2005 lors de son interview par Barbara Walters :

Il y avait à l'époque des membres de la communauté du renseignement qui savaient que certaines de ces sources n'était pas fiables et qu'on n'aurait pas dû leur accorder de crédit, mais ils ont gardé le silence. J'en ai été anéanti.

On peut mettre ceci en contraste avec  l'échange de 60 minutes d'octobre 2003 avec Greg Thielmann, qui dirigeait le bureau des affaires stratégiques de prolifération militaire [NdT: Office of Strategic, Proliferation, and Military Issues] à l'INR jusque septembre 2002 :

PELLEY : Pourquoi le secrétaire aurait-il récupéré les informations que ses propres services de renseignement ont collecté, et en aurait-il complètement retourné le sens, car c'est bien ce que vous dites ?

THIELMANN : Je ne peux que supposer qu'il a fait cela pour apporter un soutien loyal au président des États-Unis et construire un dossier aussi solide que possible pour affirmer qu'il n'y avait pas d'autre alternative que la force armée.

Il apparaît clairement que la loyauté de Powell envers Bush est allée jusqu'à volontairement mentir au monde entier : les Nations Unies, le peuple américain, et les soldats de la coalition qui allaient être envoyés tuer et mourir en Irak. On ne lui a jamais demandé de comptes pour ses actions, et il est très peu probable que cela arrive un jour.

Source :  The Intercept, Jon Schwartz, 06-02-2018

Traduit par les lecteurs du site  les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 les-crises.fr

 Commenter