17/09/2020 3 articles les-crises.fr  21 min #179355

Bertrand Russell (1/2) : philosophe, mathématicien et éternel optimiste

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

 Bertrand Russel fut un géant intellectuel du XXᵉ siècle, témoin de la douloureuse transition de sa génération de l'optimisme victorien au traumatisme d'après-guerre. Il a toujours cru que les idées pouvaient changer le monde. Il fut étroitement impliqué dans nombre d'évènements qui remodelèrent la politique mondiale dans les deux premiers tiers du XXᵉ siècle. De façon controversée, il était opposé à la Première Guerre mondiale et fut un pacifiste de premier plan.

Dans les cercles académiques, il était le plus reconnu pour ses travaux pionniers en mathématique, en logique philosophique et en  épistémologie. En plus d'avoir légué d'importantes idées et théories aux générations futures d'universitaires, Russel inaugura un style de pensée maintenant connu sous le nom de  philosophie analytique, qui est toujours enseigné dans la plupart des départements de philosophie britanniques.

Plutôt que d'examiner les aspects les plus techniques de la philosophie de Russell, cette série mettra l'accent sur les questions au cœur du «  comment croire » des lecteurs : la religion et l'éthique, la condition humaine et le monde moderne ; le but de la philosophie. Russell fut un écrivain doué, auteur de nombreux livres et brochures pour le grand public - son Histoire de la philosophie occidentale est un classique imparfait qui continue d'initier les néophytes à la philosophie.

Durant les prochaines semaines nous allons explorer les différents points de vue de Russell dans le détail. Mais ces points de vue doivent être compris dans le contexte de son caractère, sa vie et son temps - et Russell lui-même nous fournit des explications captivantes dans son autobiographie. La première page de celle-ci désigne quelques-unes des caractéristiques distinctives de sa longue vie : ses privilèges, son importance aux yeux du public, son expérimentation de la morale conventionnelle.

Nous sommes présentés à l'enfant de trois ans Bertrand dans le couloir des domestiques à Pembroke Lodge, Richmond Park - la maison donnée à ses grands-parents par la reine Victoria. Ses parents, récemment décédés, avaient été des libres-penseurs : son père avait écrit un long essai intitulé « Une analyse de la religion », et « tous les philosophes britanniques depuis [John Stuart, NdT] Mill » se retrouvaient dans le salon londonien de sa mère.

Ils avaient laissé Bertrand et son grand frère, Frank, aux soins de deux tuteurs athées (dont l'un avait eu une liaison avec la mère des enfants), mais la Chancery [littéralement la Chancellerie, tribunal britannique, NdT] accorda la garde des garçons à leurs grands-parents (qui étaient) moins radicaux.

Le jeune Bertrand montra un talent précoce pour la logique lorsqu'il soutint à sa grand-mère qu'« il n'était pas cohérent de vouloir que tout le monde ait un logement et en même temps que l'on ne veuille pas construire de nouveaux logements parce qu'ils gâcheraient le paysage ». Un ami d'enfance se souviendra de « Bertie » comme d'« un petit garçon sérieux dans un costume en velours bleu » et qui était « toujours gentil ».

Jeune homme, il était si sensible et réservé que la première fois qu'il est resté au Trinity College de Cambridge pour passer ses examens de bourse il était « trop timide pour demander où se trouvaient les toilettes et qu'en conséquence il allait à la gare chaque matin avant le début des examens ».

Russel affirma qu'il n'apprit que très peu de ses tuteurs universitaires : « Lorsque j'étais étudiant en licence, j'étais convaincu que les professeurs constituaient un pan complètement inutile de l'université. Je n'ai tiré aucun bénéfice des cours magistraux auxquels j'ai assisté et je me suis fait le serment que quand je serai professeur à mon tour, je considérerai qu'ils n'apportent rien du tout. J'ai respecté mon serment. » Cependant, il apprit de ses amis étudiants à être moins grave et acquit un sens de l'humour qui, à en juger par son autobiographie, ne l'a jamais quitté.

Russel adulte évoluait dans un monde différent de celui d'aujourd'hui. Par exemple, en 1910 sa candidature au Parlement sous la couleur du Liberal Party fut rejetée selon lui car il se présentait comme agnostique et refusait d'aller à l'église pour maintenir sa respectabilité. En revanche, il reçut en 1949 l'Ordre du mérite et en 1950 le prix Nobel de littérature - ce qui marqua, comme il le dit, « l'apogée de [sa] respectabilité » et le rendit « légèrement mal à l'aise ».

Après la Seconde Guerre mondiale, Russel fit campagne en faveur d'un « gouvernement mondial » pour empêcher un nouveau conflit international, et il devint de plus en plus inquiet de la menace d'une guerre nucléaire. En 1955 il écrivit un manifeste pacifiste avec le soutien de son ami Albert Einstein, qui fut signé par des scientifiques de premier plan des deux côtés du rideau de fer.

Ce document soulignait la nécessité d'une coopération entre les deux puissances capitaliste et communiste : cela déboucha sur une série de conférences à la fin des années 50, et finalement au  Traité d'interdiction partielle des essais nucléaires de1963, interdisant les essais nucléaires à la surface - que ce soit dans l'espace ou sous l'eau - en temps de paix, une « interdiction partielle » qui déçut Russel.

Ces développements politiques furent accompagnés par un passage sur la rive culturelle : la  Campagne pour un désarmement nucléaire fut lancée en 1958 avec Russel comme président. En février 1961 le philosophe, alors âgé de 88 ans, se joignit à une foule de milliers de personnes dans une marche de protestation de Trafalgar Square jusqu'à Whitehall, et épingla une note à la porte du ministère de la défense. Plus tard, cette même année, Russel fut accusé d'inciter le public à la désobéissance civile et fut emprisonné à la prison de Brixton par un magistrat qui lui dit qu'« il était assez vieux pour savoir comment se comporter ».

À la fin de son autobiographie Russel remarque que depuis sa jeunesse sa vie « sérieuse » a eu deux aspects distincts : « d'un côté je voulais découvrir s'il était possible de tout savoir, et de l'autre je voulais faire tout ce qu'il m'était possible pour créer un monde plus joyeux ». Aux décennies les plus dures du XXᵉ siècle, son optimisme et son idéalisme ont certainement vacillé, mais n'ont pas été vaincus. Il conclut : « J'ai peut-être pensé que le chemin vers une humanité libre et heureuse serait plus court que ce que la réalité a bien voulu ne montrer, mais je n'avais pas tort de penser qu'un tel monde fût possible. »


Bertrand Russel sur le débat science contre religion

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - deuxième partie : Les critiques ardentes du philosophe contre la religion ont un écho sur les athéismes modernes, mais il a aussi été profondément touché par une « grâce mystique »

Bertrand Russel ne se considérait pas lui-même comme un expert de l'éthique et de la religion, et il est vrai que ses écrits sur le sujet manquent de l'originalité et du degré de sophistication de ses travaux philosophiques sur les mathématiques. Ses critiques de la religion s'apparentent souvent - en substance si ce n'est dans le ton - aux opinions proférées par les athées contemporains : il soutenait que les croyances religieuses avaient causé guerres et persécutions, qu'elles étaient moralistes et oppressives et favorisaient la crainte.

Mais c'est précisément pour cette raison qu'il vaut encore la peine de se pencher sur son rejet du christianisme. Toute personne désirant défendre la religion contre ses détracteurs modernes typiques doit reconnaître Russel comme un digne adversaire, et ce parce que c'était un homme du monde intelligent, humain, possédant des principes et qui a sans nul doute eu une vie digne et riche.

La semaine prochaine nous regarderons de plus près les arguments de Russel contre le christianisme. Mais intéressons-nous d'abord à la manière dont son attitude générale et son approche de la religion ont modelé sa critique des croyances religieuses. On dit par exemple que Russel pensait que les questions religieuses ne relevaient pas vraiment de la discipline philosophique. Cette vision plutôt étroite de la philosophie le prédisposait au scepticisme quant aux sujets qui impliquaient l'ambiguïté, l'interprétation et peut-être l'expérience personnelle d'une sorte de vision ou grâce.

Bien sûr l'éthique constitue un tel sujet, et la religion encore plus. Comme d'autres penseurs rationalistes avant lui comme Descartes ou Spinoza, Russel avait un critère précis pour ce qui pouvait être qualifié de « connaissance », et il avançait que si la philosophie était la recherche de la vérité alors il devrait se préoccuper uniquement du genre de certitudes associé aux intuitions de mathématique de base telles que « 2+2 = 4».

Il est aussi intéressant de comparer l'attitude dédaigneuse de Russel envers la religion avec sa grande foi en la science. Quand Nietzsche écrivait sur la mort de Dieu, il suggérait que la croyance au progrès scientifique constituait le dernier article de foi restant. Nietzsche faisait remarquer que bien que la science énonce des propositions de connaissance, ces propositions sont aussi illusoires que celles des dogmatismes religieux.

Cette vision qu'il critiquait est trop grossière pour être attribuée à Russel, qui reconnaissait que ce que l'on appelle d'habitude « connaissance » recouvre un large spectre de degrés d'incertitude et que très peu - sinon rien - n'est absolument certain. Cependant, il est bon de garder à l'esprit les remarques de Nietzsche à propos de la « piété » sous-tendant la science moderne quand on songe à la vision presque utopique de Russel du progrès scientifique.

Le soutien de Russel à l'eugénisme dans son livre excentrique et provocateur Le Mariage et la Morale (1929) est l'un des exemples les plus controversés de sa vision selon laquelle les développements de la science pourraient, et devraient, contribuer à la réforme sociale. Mais ce point de vue lui-même est devenu un principe de l'orthodoxie séculaire. Il est présenté avec grande éloquence dans son essai  Comment je suis arrivé à mon Credo, publié la même année que Le Mariage et la Morale.

Ici Russel célèbre notre croissante maîtrise de la nature et soutient que la science moderne à la fois dépasse la religion et la remplace en tant que méthode pour l'humanité pour s'améliorer : « Dans ce monde, nous pouvons à présent commencer à comprendre un peu les choses, et à les maîtriser un peu à l'aide de la science, qui s'est imposée peu à peu, en opposition à la religion chrétienne...

La science peut nous aider à surmonter cette crainte lâche dans laquelle l'humanité a vécu pendant des générations. La science peut nous enseigner, et je pense que nos propres cœurs peuvent nous enseigner, à ne plus rechercher des supports imaginaires, à ne plus s'inventer des alliés dans le ciel mais plutôt à se concentrer sur nos propres efforts pour faire de ce monde un meilleur endroit pour vivre au lieu de ce lieu qu'ont créé les églises tous siècles confondus. »

Ce passage est typique des écrits populaires de Russel sur la religion et il n'est pas surprenant de voir que les athées contemporains en ont fait leur champion. Mais parfois son autobiographie révèle une relation plus complexe et ambivalente avec la religion. En particulier, il relate un épisode de sa vie en 1901 où il fut témoin des intenses douleurs de la femme de son collègue de Cambridge, Alfred Whitehead, douleurs dues à des problèmes cardiaques, ce qui lui causa d'avoir ce qu'on peut décrire comme une soudaine vision spirituelle. « Le sol semblait s'ouvrir sous moi et je me retrouvais tout à coup dans un autre lieu, écrivit-il.

En l'espace de cinq minutes je suis arrivé à des réflexions comme : la solitude de l'âme humaine est intolérable, rien ne peut la pénétrer exceptée la plus grande intensité de ce genre d'amour que les enseignants religieux ont prêché, tout ce qui ne trouve pas sa source dans ce mobile est nuisible, il s'ensuit que toute guerre est mauvaise, qu'une instruction scolaire publique est abominable, que l'usage de la force doit être désapprouvé et que dans les relations humaines on doit pénétrer au cœur de la solitude de chacun et s'adresser à cela. »

Telle fut la puissance de cette expérience qui le transforma en « une personne complètement différente ». Même si sa « soudaine vision mystique » s'effaça plus tard devant une « habitude d'analyse » qui lui était antérieure, ses effets, écrivit-il, « restèrent toujours avec [lui], et furent à l'origine de [son] attitude durant la première guerre, [son] intérêt pour les enfants, [son] indifférence à l'égard des petites infortunes de la vie et un certain ton émotionnel dans toutes [ses] rapports humains. »

Quelle est la cause de cette disparité entre son point de vue « officiel » à l'égard de la religion et son expérience personnelle ? Pourquoi ne voulait-il pas que cette expérience vienne peser sur ses critiques de la religion ? La réponse semble se trouver dans son engagement méthodologique dans le rationalisme et l'empirisme scientifique : il tendait à traiter la « religion » soit comme un ensemble de doctrines susceptible d'être analysé intellectuellement soit comme un phénomène pouvant être observé objectivement de l'extérieur.

Dans le premier cas il trouvait des arguments fallacieux et dans le second des institutions défectueuses perpétrant violences et oppressions. Ses propres visions spirituelles appartenaient à un ordre différent - et bien qu'elles changèrent profondément sa vie, elles ne pouvaient changer sa position philosophique. Cela explique pourquoi, tandis que l'Histoire prouve que la religion et la science peuvent toutes deux être des forces pour faire le bien ou le mal, Russel fut amené à se concentrer sur les bienfaits de la science et le côté sombre de la religion.


La religion est-elle fondée sur la peur ?

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - troisième partie : La pensée chrétienne est elle-même consciente des dangers de la peur - quelque chose que Bertrand Russell néglige dans sa critique de la religion

L'élément le plus fort de la critique de Bertrand Russell de la croyance religieuse est l'affirmation que la religion est fondée sur la peur, et que la peur engendre la cruauté. Ses arguments philosophiques contre l'existence de Dieu peuvent toucher certaines personnes mais son approche plus psychologique de la peur doit être prise plus au sérieux par nous tous.

Dans une conférence de 1927 «  Pourquoi je ne suis pas chrétien » - prononcée à la branche sud de Londres de la Société laïque nationale - Russell exprime son point de vue avec une clarté caractéristique : « La religion est fondée avant tout et principalement sur la peur. C'est en partie la terreur de l'inconnu et en partie le désir de sentir que vous avez une sorte de grand frère qui sera là pour vous dans tous vos problèmes et différends.

La Peur est la racine de tout cela - peur du mystérieux, peur de la défaite, peur de la mort. La peur est parente de la cruauté, et par conséquent il n'est pas étonnant que la cruauté et la religion aillent de pair. C'est parce que la peur est le fondement de ces deux choses. » Aucun doute qu'il prêchait des convaincus ce jour-là.

En fait il y a ici deux éléments dans le diagnostic de Russell. Le premier est que la croyance religieuse est induite par la peur : conscients de nos vies précaires et vulnérables, nous cherchons la protection d'une déité puissante, nous confortant dans l'illusion de la sécurité. Le second est que la peur est induite par la croyance religieuse : en particulier, le dogme de la punition, dans cette vie et dans la vie « éternelle », amène les croyants ignorants à vivre inutilement dans la peur. Cette analyse a sans nul doute quelques vérités sur ces deux points ; peut-être explique-t-elle assez précisément les causes et les effets de la croyance religieuse dans un grand nombre de cas. Mais ces cas-là représentent-ils la religion elle-même ou sont-ils une déformation de celle-ci ?

On se concentrera ici sur le christianisme, puisque ce fut la tradition à laquelle Russell s'était le plus intéressé. Tandis que Russell affirme que son rejet de la croyance emplie de crainte et du dogme instillant la peur est issu de sa perspective athéiste, la tradition chrétienne porte elle-même une critique vigoureuse de la crainte.

Par exemple la première épître de saint Jean avance le principe de base suivant : « Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour », et suggère que la crainte et l'amour sont incompatibles : « Il n'y a point de crainte dans l'amour ; mais l'amour parfait bannit la crainte, car la crainte suppose un châtiment ; celui qui craint n'est pas parfait dans l'amour. » En fait Russell exprime ce sentiment dans un  essai de 1912 intitulé « L'Essence de la religion » où il écrit que « la crainte a tendance à être bannie par l'amour et elle est complètement absente dans les plus grandes adorations ». Mais il n'avait pas besoin de faire appel à un quelconque texte biblique dans son argumentaire selon lequel « la crainte est le parent de la cruauté », parce que le fait que l'amour soit inhibé et déformé par la crainte est un fait psychologique de base.

Au XVIIᵉ siècle, Spinoza - que Russell décrit comme « le plus noble et le plus sympathique de tous les grands philosophes » - invoquait la  Première épître de saint Jean pour attaquer les persécutions des non-conformistes par l'Église réformée hollandaise. Le violent dogmatisme dont a été témoin Spinoza illustre parfaitement le genre de choses soulignées par les athéistes modernes qui affirment comme Russell que la religion est une force néfaste dans le monde.

Mais Spinoza s'attaquait aux formes « superstitieuses » de la croyance religieuse, qui sont caractérisées par la crainte, en tant que perversion dangereuse d'un enseignement chrétien originel que l'on trouve dans le Nouveau Testament. En préfaçant son  Traité théologico-politique avec un verset issu de la Première épître de saint Jean, Spinoza insinuait que l'Église avait failli précisément à ces critères éthiques chrétiens qu'elle prétendait faire siens.

On peut trouver un autre exemple de la critique chrétienne de la crainte dans l'analyse de Kierkegaard du concept théologique de péché. Traditionnellement, l'orgueil est identifié comme un des péchés capitaux, mais Kierkegaard soutenait que la psychologie humaine est assombrie par une combinaison inséparable d'orgueil et de crainte qui tous deux se mettent en travers de l'amour.

Cela signifie que l'idéal chrétien requiert de notre part une lutte à la fois contre l'orgueil et contre la crainte, combinant humilité et courage. Selon la théologie kierkegaardienne, une religion emplie de crainte est une religion pécheresse.

Ces deux brefs exemples montrent que la tradition chrétienne possède les ressources pour non seulement reconnaître les conséquences dangereuses de la crainte, mais aussi pour les étudier de près et pour en donner une solution spirituelle. Toutefois, ce n'est pas là le type de perspectives auxquelles Russell était préparé à s'attaquer. Il n'était certainement pas disposé à invoquer la doctrine chrétienne du  péché originel - sans doute parce qu'elle était étroitement associée à la morale victorienne qui, au grand dégoût de Russell, a persisté tout au long du XXᵉ siècle.

Mais ses disciples athéistes seraient surpris de découvrir que Russell trouva intérieurement un sens au concept de péché. Dans son autobiographie il décrit une visite qu'il fit en 1952 d'une petite église grecque où il prit conscience en lui-même d'un « sens du péché » qui, à son grand étonnement, l'a « grandement affecté » dans ses sentiments, mais pas dans ses croyances. Si Russell avait suivi Kierkegaard et tenu plus compte de tels « sentiments », il aurait pu être amené à comprendre que la crainte est un problème religieux et pas simplement un problème posé par la religion.


Bertrand Russel l'agnostique

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - quatrième partie : La même intégrité intellectuelle qui poussa le philosophe à rejeter les croyances religieuses l'a aussi empêché d'embrasser l'athéisme

« D'un point de vue pratique, Bertrand Russell admet que l'agnosticisme ressemble beaucoup à l'athéisme. » Photographie : Michael Peto pour the Observer Michael Peto/Observer

Les contestations de Bertrand Russell à l'égard de ce qui était encore, en son temps, la croyance chrétienne conventionnelle peuvent s'expliquer en partie par son environnement et ses influences de jeunesse. Sa grand-mère l'a élevé comme unitarien, ce qui signifiait que « la punition éternelle et la vérité littérale de la Bible n'étaient pas inculquées », comme il le dit dans son autobiographie.

Comme ses parents libres-penseurs, Russell était impressionné par la philosophie utilitariste de John Stuart Mill, qu'il rencontra pour la première fois adolescent. Mais sa critique de la chrétienté était aussi due à son intégrité intellectuelle sans concession qu'il confrontait à tous les sujets qu'il trouvait dignes de réflexion. À l'âge de 14 ans Russell commença à questionner les principes de la foi chrétienne - dont le libre-arbitre, l'immortalité individuelle et l'existence de Dieu - et à l'âge de 18 ans il les rejeta tous.

Cependant, la même intégrité intellectuelle qui le poussa à rejeter les croyances religieuses l'a aussi empêché d'embrasser l'athéisme. À la manière du philosophe écossais du XVIIIᵉ siècle David Hume, Russell garda une attitude sceptique à l'égard des questions métaphysiques. Il explique sa position très clairement dans un  essai de 1953 sur l'agnosticisme où il déclare qu'« il est impossible, ou tout du moins impossible aujourd'hui, de connaître la vérité sur les questions qui préoccupent le christianisme et les autres religions telles que l'existence de Dieu et la vie future [après la mort, NdT] ».

En théorie, l'agnosticisme est très différent de l'athéisme puisque les athéistes et les déistes partagent la conviction que l'on peut parvenir à la connaissance sur de tels sujets - et qu'en fait ils l'ont atteinte tandis que leurs opposants y ont échoué. Toutefois, d'un point de vue pratique, Russel admet que l'agnosticisme s'approche beaucoup de l'athéisme, puisque beaucoup d'agnostiques affirment que l'existence de Dieu est tellement improbable que la question ne mérite pas d'être étudiée sérieusement.

Dans sa conférence de 1927 «  Pourquoi je ne suis pas chrétien«, Russell décrit l'existence de Dieu comme « une grande et sérieuse question » et rejette plusieurs arguments déistes classiques - l'argument de la cause première, l'argument du dessein divin et l'argument moral. Il ne traite pas de l'argument ontologique, mais dans son célèbre  débat radiophonique de 1948 avec le philosophe jésuite Frederick Copleston, il soutient que le concept d'un être nécessairement existant, central dans l'argument ontologique, est absurde.

Dans la conférence il critique également le personnage de Jésus présenté dans les récits des évangiles. En particulier il rejette l'idée de l'enfer : « Il s'agit d'une doctrine qui introduisit la cruauté dans le monde et lui donna des générations de torture cruelle ; et le Christ des évangiles, si vous pouviez le prendre comme ses chroniqueurs le représentent, devrait certainement être considéré comme responsable en partie de cet état de fait. »

D'un autre côté, il admire certains principes issus des enseignements de Jésus tels que le refus de juger les autres et la générosité envers les nécessiteux, même s'il trouve « difficile de vivre en accord avec eux ». L'idée de l'enfer est certainement stimulante à la fois pour les croyants et les non-croyants mais il est difficile de suivre Russell dans sa critique quand lui-même ne prend pas en compte les siècles de réflexion théologique et de débat sur le sujet. Par exemple, il ne parle pas de l'enseignement catholique selon lequel l'enfer est une séparation de Dieu qui n'est pas infligée en tant que punition, mais qui est choisie librement par les êtres humains.

Bien que Russell semble souvent se tourner vers une position quasi-athéiste, son propre agnosticisme se trouve renforcé par sa reconnaissance du fait que le mot « religion » n'a pas de sens bien défini. « Si cela signifie un système de dogmes vu comme une vérité incontestable, cela est incompatible avec l'esprit scientifique qui refuse d'accepter des faits sans preuve et qui considère que la certitude complète ne peut jamais être atteinte. »

L'article sur l'agnosticisme fut publié à un moment où les critiques de la religion étaient souvent supposées le fait des communistes ; Russell contra cette suggestion en soulignant que le type de communisme appliqué par le gouvernement soviétique satisfaisait à la définition du dogmatisme religieux, et qu'en conséquence « tout véritable agnosique devrait y être opposé ». Il est clair qu'une aversion passionnée du dogmatisme se retrouve dans sa critique de l'oppression religieuse et du moralisme, ainsi que dans sa doctrine de l'agnosticisme philosophique. Russel semble parfois se diriger vers l'opinion selon laquelle comment l'on croit et pas seulement ce que l'on croit a une importance éthique - une conclusion à laquelle peut aboutir tout croyant.

L'agnosticisme même de Russell a une dimension spirituelle. Suspendre son jugement à propos des questions métaphysiques est une pratique d'intellectuel sceptique, mais on en trouve une version plus radicale dans ce que Russell appelle « adoration contemplative » dans son essai de 1912 «  The Essence of Religion«. Il tente d'y dessiner les contours d'un genre de spiritualité fondé non pas sur l'existence de Dieu mais sur « une vision contemplative qui trouve mystère et joie dans tout ce qui existe et qui porte un amour envers tout ce qui vit. »

Russel dégage trois éléments dans le christianisme qu'il désire conserver : « l'adoration, le consentement et l'amour ». L'« impartiale » adoration qu'il envisage « a été pensée à tort comme nécessitant la croyance en Dieu, puisqu'elle a été pensée pour inclure le jugement selon lequel tout ce qui existe est bon. En fait, elle n'implique aucun jugement ; de ce fait elle ne peut pas être intellectuellement erronée et ne dépend en aucun cas d'un quelconque dogme. » En d'autres termes, une véritable contemplation n'est pas dogmatique par nature puisqu'elle prend sa source dans notre mode de pensée ordinaire. La contrepartie éthique de cette attitude contemplative est bien sûr le refus de juger les autres, ce que Russell admirait tant dans l'enseignement chrétien.

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Bertrand Russell

Source : Projet Gutenberg

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Moncure Conway, en l'honneur duquel nous sommes rassemblés aujourd'hui, a dédié sa vie à deux grands sujets : la liberté de pensée et la liberté individuelle. Vis à vis de ces deux sujets, on a fait des progrès depuis son époque, mais aussi quelque chose a été perdu.

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Bertrand Russell - cinquième partie : Parfois les croyants sont amenés à faire des choses socialement contraires à la morale. Russell a approuvé leur façon d'échapper à la morale conventionnelle.

Dans cette série d'articles, j'ai déjà suggéré que la critique de Bertrand Russell de la religion conventionnelle était en partie motivée par sa réaction contre le moralisme répressif.