19/09/2020 les-crises.fr  21 min #179419

Bertrand Russell (1/2) : philosophe, mathématicien et éternel optimiste

Bertrand Russell (2/2) : philosophe, mathématicien et éternel optimiste

Pour lire la première partie, cliquez  ICI

Bertrand Russell sur l'individualisme et la maîtrise de soi

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - cinquième partie : Parfois les croyants sont amenés à faire des choses socialement contraires à la morale. Russell a approuvé leur façon d'échapper à la morale conventionnelle.

Dans cette série d'articles, j'ai déjà suggéré que la critique de Bertrand Russell de la religion conventionnelle était en partie motivée par sa réaction contre le moralisme répressif. Bien que l'on puisse soutenir que ceci n'a rien à voir avec l'enseignement des évangiles - dans lequel nous voyons la bonté de Jésus envers les « pécheurs » et sa constatation de l'hypocrisie de ceux qui jugent les autres durement - la culture chrétienne que Russell a lui-même expérimentée inclut certainement des attitudes moralistes.

Nous nous en faisons une idée quand nous considérons à quel point la propre vie morale de Russell a été discutée par nombre de ses contemporains. Le philosophe s'est marié quatre fois et a eu une longue liaison pendant son premier mariage. Dans son livre de 1929, « Le Mariage et La Morale », Russell a donné des arguments en faveur d'une plus grande liberté sexuelle - en conséquence de quoi il a perdu son travail.

Les vues progressistes de Russell sur la sexualité reflètent sa perspective morale plus large. Il a préconisé à plusieurs reprises la liberté individuelle en matière de moralité personnelle, de conviction intellectuelle et de croyance religieuse. Il a vu une menace à cette liberté non seulement dans la moralité victorienne et son héritage du XXe siècle, mais aussi dans la bureaucratie moderne. Dans une série de cours sur  l'Autorité et l'Individu (1949), par exemple, Russell argumente :

« De nos jours, la tendance à l'autoritarisme est trop prononcée et la préservation de l'initiative négligée. Les hommes qui contrôlent de grandes organisations ont tendance à être trop abstraits dans leur vision, à oublier que sont les êtres humains réels et à essayer d'adapter les hommes aux systèmes plutôt que les systèmes aux hommes. »

Toute personne qui travaille pour une « grande organisation » - une université, par exemple - ne connaît que trop bien ce dont Russsell parle. Mais il est simpliste de blâmer ces hommes (ou femmes) qui « contrôlent », comme s'ils créaient et dirigeaient des « systèmes » et qu'ils n'en faisaient pas eux-mêmes partie. Bien sûr, cela ne fait que renforcer l'argument de Russell comme quoi le mécanisme de la culture moderne produit un « manque de spontanéité ».

Sur la question de la moralité personnelle, Russell avance l'argument intéressant qui est que le devoir moral peut nous appeler à des actions jugées contraire à la morale en termes sociaux.

« Le Devoir envers mon voisin, en tout cas comme mon voisin le conçoit, ne peut pas être tout mon devoir », écrit-il dans « L'Autorité et l'Individu ». Russell invoque les concepts de Dieu et de la conscience pour expliquer ce point de vue, bien qu'il insiste pour dire qu'il ne repose pas sur une croyance théologique :

« Il est dangereux de permettre à la politique et au devoir social de dominer trop complètement notre conception de ce qui constitue l'excellence individuelle. Ce que j'essaie de transmettre... est en proche harmonie avec l'éthique chrétienne. Socrate et les apôtres ont établi que nous devons obéir à Dieu plutôt qu'à l'homme et les évangiles invitent à l'amour de Dieu aussi emphatiquement qu'à celui de nos semblables.

Tous les grands chefs religieux et aussi tous les grands artistes et découvreurs intellectuels ont fait preuve d'un sentiment de contrainte morale dans l'accomplissement de leurs impulsions créatives et un sentiment d'exaltation morale en le faisant. Cette émotion est la base de ce que les évangiles appellent devoir envers Dieu et est séparable de la croyance théologique. »

Russell suggère ici que l'idée d'une relation à Dieu aide à libérer les individus des pressions sociales de la morale conventionnelle. En effet, le point de vue qu'il décrit renvoie au célèbre concept de Kierkegaard de « suspension téléologique de l'éthique » - une détermination à élever la conscience individuelle au-dessus du devoir social - qui est exprimée dans le récit biblique du sacrifice d'Isaac par Abraham.

La réfutation de cette vision d'Abraham par Kierkegaard - qu'elle pourrait être utilisée pour légitimer la violence terroriste ou le comportement délirant - s'applique également à celle de Russell. Il est vrai que Russell essaie de se protéger lui-même de telles applications extrêmes de sa théorie en exposant que « la société doit me permettre la liberté de suivre mes convictions, sauf quand il y a des raisons très puissantes de m'en empêcher ». Mais qui doit juger de ces « raisons », si elles sont invoquées par une société inacceptable pour la conscience d'un individu ?

À nos yeux, le plaidoyer de Russell pour la liberté individuelle peut sembler l'expression amorale d'une position éthique dans laquelle « tout est permis ». Cependant, tout comme il invoque les concepts de Dieu et de conscience, il insiste aussi sur la maîtrise de soi. Russell considère le sexe comme un besoin humain naturel, psychologiquement comparable à notre désir de boire et de nous nourrir - et il estime que le mariage et les mœurs qui satisfont excessivement nos appétits sexuels sont aussi malsains et mauvais que la gloutonnerie :

« Au sujet de la nourriture nous avons des contraintes de trois sortes, celles de la loi, celles du savoir-vivre et celles de la santé. Des contraintes semblables sont essentielles lorsque le sexe est concerné, mais dans ce cas elles sont plus complexes et nécessitent beaucoup plus de sang-froid. »

Pour Russell, le sang-froid se révèle être le remède tant du moralisme répressif que de l'immoralité, car « la moralité féroce est généralement une réaction contre des émotions sensuelles ». Nous voyons ceci aujourd'hui dans la couverture de scandales par certains journaux, qui réussissent à séduire en même temps l'autosatisfaction moralisante des lecteurs et leur désir d'être émoustillé. Comme Russell l'a déclaré : « Seule la liberté empêchera l'obsession sexuelle excessive, mais même la liberté n'aura pas cet effet, à moins que ce ne soit devenu une habitude et ait été associé à une éducation judicieuse. »


Comment le système éducatif ordinaire étouffe « quelque chose de sacré »

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - sixième partie : On a vu l'anti-autoritarisme du philosophe dans l'éthique de l'école qu'il a instituée, dans laquelle les leçons étaient facultatives

Depuis que Platon a établi un programme scolaire dans La République, les philosophes ont mis au point des plans plus ou moins idiosyncratiques de réforme de l'éducation. Bertrand Russell a poursuivi cette tradition - non seulement dans ses écrits, mais aussi en envoyant ses propres enfants dans une école qu'il a fondée avec sa femme. Comme une grande partie de sa philosophie populaire, les réflexions de Russell sur l'éducation sont imparfaites, mais intéressantes, et restent souvent pertinentes à notre époque.

La semaine dernière,  nous avons considéré l'engagement de Russell en faveur de la liberté individuelle et sa critique des structures sociales oppressives - opinions qui l'ont conduit à soutenir que « la restriction de l'amour par les institutions est l'un des principaux maux du monde ». Cette position idéaliste rencontre des difficultés pratiques dans le cas de l'éducation, qui, étant une entreprise collective, exige organisation et ordre administratif - et pourtant ses objectifs, Russell l'a toujours souligné, devraient se concentrer sur la personnalité des enfants.

Un des tout premiers essais de Russell sur l'éducation figure dans son ouvrage de 1916, « Principes de Reconstruction Sociale ». Ici, le philosophe soutient que les enseignants devraient avoir une attitude « de révérence » envers quelque chose de profond dans chaque enfant : « quelque chose de sacré, indéfinissable, illimité, quelque chose d'individuel et d'étrangement précieux, le principe du développement de la vie, un fragment incarné de la lutte muette du monde ». Les enseignants qui possèdent cette attitude n'essaient pas de modeler leurs élèves d'une façon particulière, mais plutôt d'avoir « le désir d'aider l'enfant dans sa propre bataille ».

Bien sûr, ni « le respect » ni « le désir » qui l'accompagne ne peuvent être facilement quantifiés et standardisés dans les contextes institutionnels exigés par l'enseignement à grande échelle. Russell a vu clairement comment les conditions dans les salles de classe ont fait obstacle à la forme de culture pédagogique qu'il avait envisagée : « Dans l'enseignement, avec ses codes réglementaires émanant d'un bureau gouvernemental, ses classes nombreuses, un programme d'études figé et des professeurs surmenés, sa détermination de produire un déplorable état de médiocre facilité, le manque de respect pour l'enfant est quasi universel. »

Au cœur de la théorie plus positive de l'éducation de Russell - exposée dans « Sur l'Éducation » (1926) - figurent quatre vertus que, croyait-il, les enseignants devraient encourager chez leurs étudiants. Ce sont la vitalité, le courage, la sensibilité (qui dans ce contexte signifie la réactivité émotionnelle) et l'intelligence. Pour Russell, une éducation réussie développe le caractère entier d'un enfant dans ses aspects physiques, émotionnels, spirituels et intellectuels.

Quand il écrivit « Sur l'Éducation », Russell prévoyait de mettre ces idéaux en pratique. Il avait eu, à ce moment-là, deux enfants avec sa deuxième femme, Dora, une jeune intellectuelle féministe. L'intérêt dans les alternatives à l'enseignement habituel a fleuri en Grande-Bretagne pendant l'entre-deux-guerres et en 1927 Russell élabora Beacon Hill, une petite l'école progressiste dans le Sussex. Les leçons étaient facultatives et les enfants encouragés à choisir leurs propres activités.

L'éthique expérimentale de Beacon Hill faisait alors l'objet de controverses. Mais nombre de recommandations de Russell dans ses essais sur l'éducation semblent assez raisonnables. Il écrit à propos de l'énergie nécessaire à enseigner, soulignant que l'on ne s'attend pas à ce que des ecclésiastiques prêchent pendant plusieurs heures chaque jour, il demande pourquoi cela est exigé des instituteurs.

« Ceux qui n'ont aucune expérience de l'enseignement sont incapables d'imaginer la dépense d'esprit entraînée par toute instruction vraiment vivante », écrit-il, ajoutant que « fatigue intense et nerfs irritables » sont le résultat inévitable de longs séjours dans une salle de classe. Russell soutient que des classes nombreuses et des professeurs surmenés sont « une fausse économie » et que « un professeur doit enseigner seulement autant qu'il peut le faire la plupart du temps, en éprouvant un réel plaisir à travailler et en ayant conscience des besoins mentaux de l'élève. »

Le résultat du système éducatif courant, suggère Russell, étouffe le « quelque chose de sacré » en chaque être humain. Quand les enseignants sont surmenés, ils doivent économiser leur énergie en exécutant leurs tâches quotidiennes « mécaniquement » et pour ce faire imposer un ordre strict et exiger l'obéissance des élèves. Pour Russell, « l'obéissance est la contrepartie de l'autorité » - et comme nous avons  vu ces dernières semaines, il s'est opposé à l'autoritarisme dans tous les contextes, puisque cela sape la liberté de l'individu. Dans un essai de 1940 sur l'enseignement, il écrit que « le professeur, comme l'artiste, le philosophe et l'homme de lettres, ne peut mener à bien son travail que s'il se sent un individu dirigé par une impulsion créative intérieure, non dominé et enchaîné par une autorité extérieure. »

Bien sûr, l'enseignement exige de l'organisation, mais Russell suggère que les décideurs devraient se concentrer sur les conditions de création qui peuvent soutenir l'individualité florissante tant des professeurs que des élèves. « Si le monde ne veut pas perdre l'avantage d'être mené par ses meilleurs esprits », écrit-il, « il devra trouver une certaine méthode pour leur permettre l'ouverture d'esprit et la liberté malgré l'organisation. »

Ironiquement - mais ce n'est peut-être pas surprenant - l'engagement de Russell à l'épanouissement de sa propre individualité n'a pas contribué à la réussite de l'école de Beacon Hill. Son mariage avec Dora était une relation ouverte, et l'idéal d'union libre a finalement mené le couple à un divorce acrimonieux. Quand leur mariage s'est désagrégé au début des années 30, Russell s'est retiré en tant que directeur et a envoyé ses enfants dans une école progressiste financièrement plus stable, tandis que Dora a continué à diriger Beacon Hill jusqu'à sa fermeture en 1943.

Revenant, dans son autobiographie, sur leur expérience éducative, Russell pense que leur approche s'était quelque peu fourvoyée et conclut que « des enfants ne peuvent pas être heureux sans un certain nombre d'ordres et d'habitudes ».


Bertrand Russell : la valeur quotidienne de la philosophie

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - septième partie : Il a vu la philosophie comme un mode de vie, affirmant que les questions du sens cosmique et de la valeur ont une urgence existentielle, éthique et spirituelle

Dans son essai de 1946, la Philosophie pour les Profanes, Russell discute de la nature, du but et de l'importance de la philosophie. Photographie : Hulton Getty

Enseignants et étudiants de philosophie sont nombreux aujourd'hui à estimer que cette matière est menacée - non seulement de réductions des financements, mais d'un changement culturel plus pénétrant et moins quantifiable qui mesure la valeur seulement en termes instrumentaux et monétaires. Mais quand nous, philosophes, essayons de défendre notre discipline, la question de pourquoi la philosophie est-elle importante, nous nous empêtrons parfois avec notre amour-propre.

Pour être plus précis peut-être, quand nous cherchons à protéger la philosophie, nous protégeons aussi notre gagne-pain. L'ironie, ici, est que les philosophes se présentent souvent comme les penseurs qui atteignent une objectivité suprême par rapport à n'importe quel problème qu'ils traitent.

Je ne suggère pas que les philosophes doivent renoncer à affirmer la valeur de la philosophie, ou que notre expertise collective dans le raisonnement et dans l'histoire de la philosophie n'est pas quelque chose dont nous pouvons être fiers. Mais la question de notre objectivité au sujet de la signification de la philosophie nous donne une bonne raison d'écouter les avis de Bertrand Russell à ce propos. Russell était plus qu'un philosophe : il était aussi un mathématicien, un militant de la paix, un éducateur, un vulgarisateur de la science moderne et un critique culturel.

L'étendue et la diversité de son travail le mettent en position de discuter de la valeur de la philosophie, car il a apprécié la relation entre la philosophie et d'autres sortes d'enquêtes. Et Russell s'est plus d'une fois exposé en s'engageant à la poursuite de la vérité, même quand cela a mis en danger sa vie professionnelle, ou entrait en conflit avec un précédent travail.

Dans son essai de 1946, «  La Philosophie pour les Profanes », Russell discute de la nature, du but et de l'importance de la philosophie. Il fait la liste d'un ensemble de questions qui appartiennent à la recherche philosophique : « Réchappons-nous à la mort en un sens et s'il en est ainsi, survivons-nous pour peu de temps ou pour toujours ? L'esprit peut-il dominer la matière, ou la matière dominer vraiment complètement l'esprit, ou l'un et l'autre peuvent-ils avoir une certaine indépendance limitée ? L'univers a-t-il un but ? Ou est-il conduit par la nécessité aveugle ?

Ou est-ce un simple chaos, un enchevêtrement, dans lequel les lois naturelles que nous pensons trouver sont seulement un fantasme produit par notre propre amour de l'ordre ? S'il y a un plan cosmique, la vie y a-t-elle plus d'importance que l'astronomie tendrait à le supposer, ou bien l'importance que nous donnons à la vie n'est-elle que simple esprit de clocher et arrogance ? »

Il est saisissant que Russell se concentre ici sur les questions les plus « cosmiques » de la philosophie - des questions que beaucoup reconnaîtraient comme largement religieuses autant que philosophiques. De façon caractéristique, Russell professe son agnosticisme, déclarant qu'il ne peut répondre à de telles questions et qu'il ne croit pas que quelqu'un d'autre puisse non plus y répondre. Il continue néanmoins : « La vie humaine serait appauvrie si elles étaient oubliées, ou si des réponses précises étaient acceptées sans preuve adéquate. »

Un but important de la philosophie, donc, est de préserver l'intérêt de ces questions vivantes et d'examiner attentivement n'importe quelle réponse que l'on pourrait y apporter.

Russell ranime une conception antique de la philosophie comme mode de vie en insistant sur l'urgence existentielle, éthique et spirituelle de la mise en doute du sens et de la valeur cosmiques. (Bien sûr, ce que nous pourrions entendre en de tels termes est une autre question à débattre entre philosophes.) Dans la tradition grecque ancienne, Russell nous le rappelle, la philosophie n'était pas seulement un exercice théorique et les philosophes n'étaient pas simplement - ou pas du tout - des penseurs professionnels.

« Socrate et Platon ont été choqués par les sophistes parce qu'ils n'avaient aucun but religieux », écrit-il et il ajoute que beaucoup de philosophes de l'Antiquité grecque « ont fondé des fraternités qui avaient une certaine ressemblance avec les ordres monastiques de périodes postérieures ».

Socrate soutient dans « la République » que la poursuite de la vérité par le philosophe implique la réorientation de son âme entière vers le bien, aussi bien que vers la clarification théorique de qu'est l'âme et en quoi consiste le bien. Aristote a développé cette idée par son éthique de la vertu, qui montre comment nos caractères peuvent être formés, en pratique, conformément à ce qui est bon pour nous - notre bonheur et notre accomplissement en tant qu'êtres humains.

Russell figure dans cette tradition, soutenant que « si la philosophie veut sérieusement jouer un rôle dans la vie des hommes qui n'en sont pas des experts, elle ne doit cesser de préconiser un certain mode de vie ». Il discerne des différences clés entre les approches philosophiques et religieuses d'une vie tournée vers le bien : la philosophie refuse tout appel à l'autorité d'une tradition ou d'un livre sacré et le philosophe ne devrait pas tenter d'établir une Église.

Russell considérait évidemment l'autoritarisme comme l'essence de la religion et, sur cette base, sa philosophie est manifestement antireligieuse. Un scepticisme éthiquement orienté se trouve au cœur de sa propre conception d'un mode de vie philosophiquement correct. Pour Russell, la philosophie devrait mener à la paix - à la sérénité personnelle et à la paix dans le monde. « Le dogmatisme est un ennemi de la paix et une barrière insurmontable à la démocratie », écrit-il. Une formation philosophique même minimale, soutient-il, nous enseignerait à percer « les absurdités sanguinaires » prêchées au nom d'intérêts nationalistes, sectaires - et aussi, devrait-il ajouter, au nom de la démocratie.

Dans son essai de 1946, Russell enseigne à ses lecteurs « profanes » à penser plus objectivement des questions émotives : « Quand, dans une phrase exprimant une opinion politique, il y a des mots qui éveillent des émotions puissantes mais diverses selon les divers lecteurs, essayez de les remplacer par des symboles, A, B, C, et cetera, et oubliez la signification particulière des symboles. Supposons que A est l'Angleterre, B est l'Allemagne et C est la Russie. Tant que vous vous rappelez ce que les lettres représentent, la plupart des choses que vous croirez dépendront de si vous êtes anglais, allemand ou russe, ce qui est logiquement non pertinent. »

Bien sûr, cette sorte de technique est plus facile à maîtriser qu'à appliquer dans les situations où elle est le plus nécessaire - en temps de crise, de stress ou de tumulte émotionnel. Mais c'est précisément pourquoi la philosophie n'est pas un simple exercice intellectuel, mais une tâche existentielle qui exige - comme Aristote l'a vu si clairement - une constante pratique. Comme Russell l'a exprimé : « Supporter l'incertitude est difficile, mais c'est le cas de la plupart des autres vertus. Pour l'apprentissage de chaque vertu, il y a une discipline appropriée et pour l'apprentissage de la suspension du jugement, la meilleure discipline est la philosophie. »


Qui écouterait l'appel de Bertrand Russell au développement moral aujourd'hui ?

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - huitième partie : En 1959, Russell a dit que la connaissance et la technologie faisaient progresser notre existence, mais que notre survie dépendait de l'amélioration morale

La sagesse est l'idéal qui anime la pensée de Russell plus que n'importe quoi d'autre : peut-être fallait-il s'y attendre - Russell était, après tout, un philosophe et « la philosophie » est tirée de mots grecs signifiant « l'amour de sagesse ». Mais la sagesse a un côté inévitablement pratique, un côté éthique qui manque nettement d'élaboration philosophique.

La connaissance peut être spécialisée ou abstraite, instrumentale ou purement son propre objet ; ce qui compte, c'est qu'elle soit exacte. La sagesse véritable, d'autre part, n'est pas seulement une question d'exactitude : elle doit d'une certaine façon améliorer la vie. Quand nous rencontrons une prétendue sagesse qui manque de cette qualité, nous la jugeons creuse, vide de sens, inauthentique.

Russell réfléchit sur la sagesse dans son essai « L'Univers Mental en expansion », qui est d'abord apparu dans The Saturday Evening Post, un hebdomadaire américain, en 1959. L'essai est du Russell caractéristique : imaginatif et exaltant, mais aussi avec un esprit plein de bon sens. Russell commence en posant la question « des effets de la connaissance moderne sur notre vie mentale » et en soulignant que « la vie mentale » englobe aussi bien les sentiments et la volonté que la pensée intellectuelle.

S'inspirant de la théorie scientifique de l'univers en expansion, Russell prévoit une expansion de la vie mentale. Dans nos temps modernes, nous nous sommes habitués aux vertigineuses statistiques du poids du soleil, de la taille de notre galaxie, du nombre d'autres galaxies, de la distance des étoiles à la Terre et - en tenant compte des millions d'années que met la lumière de certaines d'entre elles pour nous atteindre - de la durée pendant laquelle il y a eu quelque chose plutôt que rien. Mais, avertit Russell, « il n'y a aucune raison d'adorer la seule dimension ».

Il peut être vrai de dire que la connaissance scientifique est en expansion, puisque nous connaissons mieux les dimensions et la complexité de l'univers. Cependant, quand Russell parle « de la croissance de l'homme », il veut dire le développement de sagesse, qui est « une harmonie du savoir, de la volonté et de la sensibilité ».

« La volonté et le sentiment devraient suivre le rythme de la pensée si l'homme doit grandir comme grandit son savoir », écrit Russell. « Si ceci ne peut être réalisé - si, tandis que le savoir devient cosmique, volonté et sentiment demeurent étriqués - il y aura un manque d'harmonie produisant une sorte de folie aux effets désastreux. »

Considérant la croissance de ce qu'il appelle « volonté », Russell réfléchit à comment la technologie a augmenté notre capacité tout autant de création que de destruction. Bien sûr, les êtres humains ont toujours fait preuve d'une gamme (et en général d'un mélange) de bonnes et mauvaises tendances. Dans le passé, remarque Russell, « l'homme a survécu grâce à l'ignorance et l'inefficacité » - mais à présent notre connaissance technique nous permet de plus mal tourner qu'auparavant.

Cela signifie que, outre le développement intellectuel et les progrès de la science, nous devrions donner la priorité à l'amélioration morale : « Si, avec notre intelligence développée, nous continuons à poursuivre des buts pas plus élevés que ceux poursuivis par les tyrans dans le passé, nous causerons notre propre perte jusqu'à notre destruction et nous disparaîtrons comme ont disparu les dinosaures... Je prévois des projectiles rivaux atterrissant simultanément sur la lune, chacun équipé de bombes H et chacun réussissant à exterminer l'autre.

Mais jusqu'à ce que nous ayons mis en ordre notre propre maison, je pense que nous ferions mieux de laisser la lune tranquille. Et encore, nos folies ont seulement été terrestres ; cela semblerait une douteuse victoire que les rendre cosmiques. »

Dans les siècles passés, la prospérité économique peut avoir été gagnée par l'agression impérialiste. Mais dans un monde technologiquement développé, estime Russell, la Terre devient comme un simple organisme dont les parties doivent coopérer, si le tout doit survivre et prospérer. « La religion a longtemps enseigné qu'il est de notre devoir d'aimer notre prochain et désirer le bonheur des autres », écrit-il, « mais dans le nouveau monde, ce sentiment bienveillant envers les autres sera non seulement un devoir moral, mais une condition indispensable de survie. »

En effet, « l'unification et l'expansion de l'intérêt personnel » que Russell prévoit ici sont réalistes et pragmatiques plutôt que morales : « Quand vous mangez, la nourriture profite à chaque partie de votre corps, mais vous ne pensez pas à quel point votre bouche est gentille et désintéressée de se donner tout ce mal pour autre chose... Cet élargissement de la sphère du sentiment est rendu nécessaire par la nouvelle interdépendance des différentes parties du monde. »

La vision de Russell d'une coopération globale, nous paraît sans doute, à nous, plus un fantasme qu'une prédiction. En lisant son essai sur « L'Univers mental en expansion aujourd'hui », on est frappé par l'importance des changements depuis l'ère de la guerre froide et de la course à l'espace.

Russell aurait été étonné des nouvelles formes de violence que la technologie nous a apportées : drones et guerre chimique, fracturation et pornographie sur Internet. Mais je pense qu'il aurait été encore plus choqué de voir son appel à la sagesse et au « développement » humain rencontrer cynisme et apathie. Il y a cinquante ans, les réflexions d'un philosophe sur ces idéaux ont été prises au sérieux non seulement par un petit groupe d'universitaires professionnels, mais par le plus large public. Cela arriverait-il si Russell écrivait en 2014 ? Et Russell pourrait-il toujours exprimer sa foi en un progrès éthique ?

Il est vrai que la merveilleuse prose de Russell déguise parfois une pensée inégale, vague, ou superficielle. Mais en examinant la pertinence de son écriture aujourd'hui, nous devrions réfléchir d'une façon tout aussi critique sur l'état de notre société - et en particulier le sous-développement de sa spiritualité - comme sur la qualité de sa philosophie. Si les mots de Russell de sagesse véritable échouent sur le terrain pierreux de nos cœurs endurcis, cela signifie que nous avons du travail à faire avant qu'un nouveau développement ne soit possible.

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