19/11/2020 les-crises.fr  11 min #181858

Le sultan-calife : Une réminiscence ottomane dans la Turquie contemporaine - par Eric Juillot

Atrabilaire et sanguin

« Tout ce qu'on peut dire d'un chef d'État qui traite des millions de membres de communautés religieuses différentes de cette manière, c'est : allez d'abord faire des examens de santé mentale » 1 : c'est en ces termes injurieux que le président turc Erdogan a commenté, le 24 octobre dernier, la volonté du président Macron de faire prochainement voter une loi contre le « séparatisme » qui vise à lutter contre l'islamisme sur le sol français.

Avant même d'en connaître le contenu, il en condamne le principe de manière véhémente. Sans doute voit-il dans cette loi une occasion de faire savoir aux musulmans du monde entier qu'ils ont un défenseur en sa personne.

Avec cette posture diplomatique, Erdogan n'a en effet rien à perdre 2 dans l'immédiat et tout à gagner dans la durée : les protestations du gouvernement français, qui a condamné légitimement la grossièreté et l'outrance du président turc, ne troubleront pas son sommeil ; à l'inverse, l'écho médiatique de sa sortie, confirmée 48 heures plus tard par un appel au boycott de produits français 3 contribue, espère-t-il, à accroître sa popularité à l'échelle du monde musulman.

Sa prise de position participe donc d'une stratégie d'influence, et même d'affirmation de la puissance de la Turquie contemporaine, que son statut de puissance régionale, reconnu de longue date par les États-Unis, ne satisfait plus.

Beaucoup évoquent, au sujet de la politique étrangère turque, la perspective d'un néo-ottomanisme, dans le cadre duquel les autorités de ce pays font flèche de tout bois pour renouer avec le rayonnement géopolitique qui fut celui de l'Empire ottoman, disparu à la fin de la Première Guerre mondiale.

Ce néo-ottomanisme repose sur un pilier nationaliste panturc - la Turquie cherchant à enfoncer le coin de son influence dans le bloc eurasiatique jusqu'en Asie Centrale, dans les pays culturellement proches 4 ; il repose aussi sur un pilier religieux, le président Erdogan se revendiquant de l'islam politique et ambitionnant de faire de son pays le chef de file des défenseurs de l'islam sunnite.

L'expression « néo-ottomanisme » a ceci d'intéressant qu'elle inscrit la trajectoire actuelle de la Turquie dans la longue durée de l'Empire ottoman : les dirigeants turcs adhèrent à cette vision pleine de sens à leurs yeux, car elle légitime leurs interventions lointaines - de la Libye à l'Azerbaïdjan - et, car elle relativise le poids historique de la période kémaliste, dont Erdogan accepte la dimension autoritaire, mais rejette viscéralement l'anticléricalisme et l'esprit séculier.

Aussi la figure d'Abulhamid II, dernier sultan d'envergure de l'Empire ottoman, s'impose-t-elle comme une référence évidente lorsque l'on cherche à comprendre les références qu'Erdogan tente aujourd'hui de mobiliser.

Abdulhamid II (1876-1909), le sultan-calife

Lorsqu'il arrive au pouvoir en 1876, Abdulhamid II est confronté à une dynamique de délitement de l'Empire sous le double assaut, à l'extérieur, de grandes puissances européennes géopolitiquement voraces et, à l'intérieur, de l'affirmation de l'idée nationale au sein des populations non turques, et notamment au sein des élites arabes du Levant.

Fermement résolu à enrayer ce déclin, Abdulhamid fait le choix de l'autoritarisme politique - en suspendant la constitution d'inspiration libérale qu'il avait acceptée du bout des lèvres en 1876 - et en jouant la carte religieuse, dont il espère qu'elle attachera à sa personne des masses musulmanes, arabes notamment, encore peu perméables au nationalisme qui monte.

D'où l'exploitation ostensible de son titre de calife, titre purement honorifique, tombé dans une relative désuétude, auquel Abdulhamid entend redonner tout son lustre. Au cours des années 1880, il utilise toutes les occasions et tous les moyens dont il dispose pour populariser son image califale, se présentant comme un souverain pieux, humble et fidèle serviteur d'Allah, soucieux de défendre l'islam contre tous ceux qui l'attaqueraient. Des centaines de fascicules de propagande sont élaborés par les services du palais pour diffuser cette image à grande échelle.

Mais en dépit des moyens mis en œuvre pour la concrétiser, cette stratégie échoue : les masses rurales arabes y sont indifférentes - pour autant que la communication gouvernementale soit arrivée jusqu'à elles - et les lettrés des grandes villes (Damas, Beyrouth, Alexandrie, Le Caire) s'y opposent avec véhémence.

Ils sont soutenus en cela par les Britanniques - avant même leur invasion militaire de l'Égypte en 1882 - qui jouent habilement la carte, à ce stade, du nationalisme arabe, et même du nationalisme religieux : ils financent, en effet, dans le cadre d'une vaste opération de contre-propagande, des dizaines de pamphlets plaidant en faveur de la dévolution du califat à un Arabe pour d'évidentes raisons théologiques.

La résurrection soudaine de la figure du calife n'apparaît donc pas comme une solution tangible au délitement qui menace l'Empire. Il est trop tard, non seulement, pour qu'elle cimente à nouveau les parties qui s'en détachent, mais il se trouve qu'elle renforce même, à l'inverse, les tendances centrifuges, en précipitant par exemple l'idéologie nationalitaire de plusieurs minorités non musulmanes, à commencer par celle des Arméniens.

Erdogan nouveau calife ?

Une telle question aurait semblé ridicule dans les années 2000, quand Erdogan pouvait être perçu, avec quelques solides raisons, comme l'agent d'une normalisation de la Turquie, sous la forme d'un islam certes conservateur, mais acquis aux principes fondamentaux de la démocratie 5. Mais plusieurs éléments intervenus au cours des années 2010 ont changé la donne : à l'intérieur, la lutte contre les symboles et les forces se revendiquant de l'héritage laïque kémaliste - remise en cause des lois interdisant le port du voile 6, purges au sein de l'administration, de l'université 7, de la magistrature et de l'armée et atteinte à la liberté de la presse 8 depuis la tentative de coup d'État de 2016 - ; à l'extérieur, le soutien affirmé au mouvement des Frères musulmans, dans tous les pays où ils sont actifs 9.

De toute évidence, le président turc voit dans cette organisation de masse transnationale un vecteur de son influence personnelle à l'étranger, d'autant plus commode à utiliser qu'il souscrit au projet frériste de réislamisation globale comme préalable à la prise de pouvoir par les urnes. Il faut y ajouter certains traits marquants de la personnalité d'Erdogan, qui semble s'être accusés avec le temps, à commencer par l'autoritarisme 10 et la mégalomanie 11.

Pour toutes ces raisons, l'idée d'une renaissance du califat, dont Erdogan relèverait le titre, n'est plus aussi invraisemblable qu'auparavant. Certains de ses proches l'évoquent régulièrement dans les médias, comme s'il s'agissait d'éveiller la population à cette perspective 12.

Le magazine Gercek Hayat, dont le propriétaire est un fidèle soutien du président turc a ainsi lancé dernièrement un appel à la refondation du califat 13. Enfin, la réouverture, décidée l'été dernier, de Sainte-Sophie au culte musulman - Moustafa Kémal en avait un musée en 1934 -, prend dans cette perspective valeur de symbole.

Qu'en est-il réellement ? Difficile de le dire, le principal concerné n'ayant peut-être pas lui-même d'idée arrêtée à ce sujet. S'il en caresse le rêve il appréhende aussi certainement, en politique expérimenté qu'il est, les conséquences incontrôlables que représenterait un tel saut dans l'inconnu. Car il s'agirait, en somme, d'inverser la fameuse formule de Péguy : avec Erdogan, tout commencerait en politique et se finirait en mystique, pour le plus hasardeux des résultats.

S'il s'autoproclamait nouveau calife, le président turc susciterait en effet, à l'échelle du monde musulman, des réactions tout à fait contradictoires. Aux antipodes de la vénération espérée, il passerait pour un pitre, provoquant une hilarité générale dans le milieu des classes moyennes urbaines, largement sécularisées, de Casablanca à Djakarta en passant par... Istamboul.

Il en irait tout autrement au sein des masses, largement travaillées par la réislamisation depuis une quarantaine d'années. La restauration califale pourrait bien y susciter de vastes élans de ferveur et d'enthousiasme. Aussi le contrôle de ces masses ferait-il immédiatement l'objet d'une bataille de propagande, dans le cadre de laquelle d'éminentes institutions contesteraient à Erdogan toute légitimité dans la direction spirituelle de l'islam sunnite.

On songe ici évidemment à l'université islamique d'Al-Azhar, dont le maréchal al-Sissi, chef de l'État égyptien, très hostile à la politique étrangère turque, obtiendrait sans peine la mobilisation ; il en irait de même avec les plus hautes autorités religieuses saoudiennes, soucieuses de défendre la légitimité de la dynastie locale - ainsi que son influence globale - contre les prétentions du néo-calife.

En face, ce dernier pourrait compter sur le soutien des Frères musulmans dans tous les pays où ils sont implantés et, par extension, sur les États qui soutiennent officiellement leur cause, à commencer par le Qatar. Car la question du califat a toujours été d'une grande importance pour ce mouvement.

Lorsqu'il naît en 1928 en Égypte, ce n'est pas seulement en réaction à l'impérialisme britannique, mais aussi pour enrayer ce qui est perçu comme un déclin civilisationnel dont la suppression du califat par Moustafa Kémal quatre ans plus tôt est une tragique illustration.

Il en résulterait donc un conflit interminable, officiellement à dominante théologique, mais lesté d'innombrables arrière-pensées géopolitiques et nationalistes, qui aggraverait les divisions et les fractures 14au sein d'une « Oumma » dont l'unité relève - depuis toujours - du mythe.

S'il est resté le fin politique qu'il a longtemps été, Erdogan n'ira pas jusqu'à se proclamer nouveau calife. Cependant, les multiples fronts géostratégiques ouverts par lui ces derniers mois - qui n'ont eu d'autres résultats que de brouiller Ankara avec à peu près tout le monde - laissent penser qu'il est capable aujourd'hui de prendre des décisions extravagantes.

Le discernement lui commanderait pourtant de se contenter de la situation actuelle, dont il a tout à gagner : prendre sur la scène internationale la défense des musulmans dès que l'occasion, pense-t-il, se présente, tout en laissant planer dans l'espace médiatique la référence à la figure du calife et l'imaginaire qu'elle charrie : telles sont les données d'une habile stratégie d'influence, efficace dans la durée, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur.

Si, à l'inverse, le président turc cède à la démesure et au narcissisme mégalomaniaque, il déchaînera des forces d'opposition impossibles à contrôler qui lui feront perdre une bonne part de son crédit au sein du monde musulman, alors qu'il a déjà perdu ces dernières années, celui qu'il avait un temps obtenu en Occident.

Eric Juillot

Notes

1  ladepeche.fr

2 La brouille avec Paris ne prête pas vraiment à conséquence : les velléités de sanctions européennes exprimées par Emmanuel Macron ont été promptement rejetées par la chancelière allemande.

 lalibre.be

3 Pour faire bonne mesure, il a ajouté, dans la même déclaration, que les musulmans vivaient aujourd'hui en Europe une situation comparable à celle des juifs dans l'Entre-deux-guerres :

 lalibre.be

4 Le soutien diplomatique et militaire d'Ankara à l'Azerbaïdjan dans le conflit qui vient d'opposer ce pays à l'Arménie à propos du Haut-Karabagh en est une illustration :

 la-croix.com)

5 institutdelors.eu

 lexpress.fr

 nouvelobs.com

6  lemonde.fr

7  lesechos.fr

8  franceculture.fr

9 Et notamment à l'Égypte du président Morsi en 2012-2013. Depuis sa destitution par le maréchal al-Sissi, alors chefs des armées, et la répression violente qui s'est abattue consécutivement sur les Frères musulmans, nombre de cadres issus de ce mouvement ont été accueillis en Turquie :  ovipot.hypotheses.org

10 Ce n'est pas qu'une évolution personnelle. Les pouvoirs dévolus par la constitution turque au chef de l'État ont en effet été sensiblement renforcés en 2017, lorsque le peuple turc a approuvé par referendum à 51 % un projet de réforme allant dans ce sens :

 lemonde.fr

11  europe1.fr

12  les-crises.fr

13  mediapart.fr

14 Les tensions nées ces derniers mois de l'activisme géostratégique tous azimuts d'Ankara ne concernent pas que sa relation à la Grèce, à la France, aux États-Unis ou à la Russie : dans le cas de la crise libyenne, elles impliquent tout autant l'Égypte et les EAU.

 les-crises.fr

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