29/11/2020 reseauinternational.net  11 min #182273

Le Grand Jeu en Asie Centrale

Une confrontation entre l'Ocs et les états-Unis en Asie Centrale

 1ère partie - Le Grand Jeu en Asie Centrale

par M.K. Bhadrakumar.

Il peut sembler incroyable aujourd'hui, alors que le Président russe Vladimir Poutine s'obstine à ne pas féliciter Joe Biden pour sa victoire, même 25 jours après l'élection présidentielle du 3 novembre, qu'il ait été le premier dignitaire étranger à appeler le Président américain de l'époque, George W. Bush, lors des attaques terroristes du 11 septembre 2001 à New York et Washington.

Poutine avait prévu que Bush n'aurait d'autre choix que d'ordonner des représailles et que le théâtre des opérations serait presque certainement l'Afghanistan. Poutine a tout simplement décidé d'être du « bon côté de l'histoire ». Le Kremlin a estimé que l'occasion rêvée s'offrait à Moscou de travailler côte à côte avec les États-Unis sur la sécurité internationale, permettant ainsi d'élever les relations russo-américaines à un niveau qualitativement nouveau.

L'Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) avait été créée à peine trois mois plus tôt, mais pour Moscou, la priorité en matière de politique étrangère restait les relations avec les États-Unis. Curieusement, lors de sa toute première conférence de presse au Kremlin, le 18 juillet 2001, après avoir été élu Président, Poutine a fait une proposition étonnante : son pays devrait être autorisé à rejoindre l'OTAN ou l'alliance devrait être dissoute et remplacée par un nouvel organisme qui inclurait toute l'Europe et la Russie.

Poutine venait de rentrer après une visite en Chine où il avait signé un traité d'amitié global avec le Président chinois Jiang Zemin, ce qui faisait naître la perspective d'une position sino-russe commune contre les projets américains de développement d'un bouclier anti-missiles et d'abandon du traité anti-missiles balistiques. Mais lors de la conférence de presse du Kremlin, Poutine a exclu tout projet de coordination avec la Chine. « Nous avons suffisamment de moyens pour répondre nous-mêmes à tout changement », a-t-il déclaré.

Selon Poutine, « il n'y a plus de Pacte de Varsovie, plus d'Union Soviétique, mais l'OTAN continue d'exister et de se développer. Nous (la Russie) ne la considérons pas comme un ennemi. Nous ne voyons pas de tragédie dans son existence, mais nous n'en voyons pas non plus la nécessité ». Poutine a précisé que l'expansion de l'OTAN en Europe de l'Est créait « différents niveaux de sécurité sur le continent... qui ne correspondent pas aux réalités d'aujourd'hui et ne sont pas causés par une quelconque nécessité politique ou militaire ».

Ainsi, en aval des attaques du 11 septembre aux États-Unis, Poutine a non seulement offert l'aide de la Russie à Bush, mais a ordonné aux services de renseignements russes de partager leurs vastes archives sur l'Afghanistan avec leurs homologues américains pour entreprendre toute opération militaire dans ce pays.

Poutine est également intervenu personnellement auprès des dirigeants d'Asie Centrale pour permettre au Pentagone d'utiliser des bases dans la région pour des opérations en Afghanistan. Il y a cependant des preuves que les Américains ont fait croire aux Russes que leur besoin de bases en Asie Centrale serait purement temporaire.

Mais, en fait, fin janvier 2002, il y avait déjà environ 4 000 soldats américains en Afghanistan, dont 3 000 à Kandahar et environ 500 à Bagram, où la piste a commencé à être réparée par des militaires américains, italiens et polonais.

Il est rapidement apparu que les États-Unis avaient séquestré la guerre afghane de toute forme de participation russe. Le déficit de confiance s'est aggravé lorsqu'après l'invasion américaine de l'Irak et la Révolution des Roses en Géorgie en 2003, une autre révolution de couleur a eu lieu en Ukraine en 2004, et en février-mars 2005, selon un schéma familier, après les élections parlementaires au Kirghizstan, des  révolutionnaires soutenus par les États-Unis ont dénoncé la corruption et l'autoritarisme du Président pro-russe Askar Akaïev (un physicien et académicien soviétique), de sa famille et de ses partisans, et l'ont forcé à fuir le pays et à s'exiler à Moscou.

Il est concevable que la Russie et la Chine partagent des points de vue presque identiques sur le fait que les révolutions de couleur sont le produit de machinations des États-Unis et de leurs alliés occidentaux et qu'elles constituent une menace vitale pour leur sécurité publique et nationale. Mais ce qui a probablement tiré la sonnette d'alarme, c'est le  soulèvement sanglant d'Andijan dans la Vallée de Fergana en mai 2005. Jusqu'à 1 500 personnes ont été tuées lorsque les troupes ouzbèkes ont écrasé la rébellion.

Le gouvernement ouzbek a d'abord accusé le Mouvement Islamique d'Ouzbékistan d'être à l'origine du soulèvement. Mais il s'est avéré que les manifestants étaient des membres du Hizb ut-Tahrir, l'organisation islamiste obscure basée au Royaume-Uni et dans d'autres capitales européennes. Sans surprise, l'aiguille de la suspicion s'est tournée vers l'important dispositif de renseignement américain/OTAN en Afghanistan.

Dans ce contexte, la réunion au sommet de l'Organisation de Coopération de Shangaï le 5 juillet à Almaty, au Kazakhstan, a pris une mesure sans précédent pour demander aux États-Unis de fixer une date limite pour le retrait de leurs bases militaires en Asie Centrale. La déclaration dit : « Considérant que la phase active de l'opération militaire anti-terroriste en Afghanistan est terminée, les États membres... considèrent qu'il est essentiel que les participants concernés de la coalition anti-terroriste fixent des délais pour l'utilisation temporaire » des bases militaires dans la région.

La Russie et la Chine ont prévu que cette décision serait prise collectivement par l'OCS. Sergei Prikhodko, un assistant du Président Poutine, a adouci le coup en précisant qu'il ne s'agissait pas d'une demande de retrait immédiat des États-Unis, mais qu'il était « important pour les membres de l'OCS de savoir quand les troupes (américaines) rentreront chez elles ».

Mais trois jours après le sommet de l'OCS, la chambre basse du Parlement Russe a ratifié un accord bilatéral de 15 ans entre la Russie et le Kirghizstan pour doubler le nombre de troupes russes sur sa  base aérienne de Kant, à l'est de Bichkek. La Russie a également annoncé séparément son intention de déployer davantage d'avions de combat sur la base aérienne de Kant, qui se trouve à moins de deux minutes de vol de la base américaine de Manas, qui est occupée par des centaines de soldats américains.

La déclaration de l'OCS en 2005 a été le premier signal que la Russie et la Chine prenaient des mesures provisoires pour contester la présence militaire américaine en Asie Centrale. Alors que tous les États membres de l'OCS avaient initialement approuvé l'invasion de l'Afghanistan par les États-Unis, les intentions américaines n'étaient plus acceptées au pied de la lettre comme une guerre visant à éradiquer le terrorisme.

L'impression a commencé à se développer que les États-Unis avaient des ambitions stratégiques de déployer des forces militaires dans les territoires d'Asie Centrale et de tenter d'affirmer leur domination sur cette région riche en ressources ainsi que d'exercer une menace permanente contre les pays de la région, notamment la Russie, la Chine et l'Iran.

De toute évidence, Moscou et Pékin ont commencé à considérer l'OCS comme une plate-forme pour renforcer leur influence dans la région de l'Asie Centrale. Moscou a commencé à rechercher une relation plus étroite avec la Chine comme contrepoids aux États-Unis. Sergei Markedonov, chercheur à l'Institut d'Analyse Politique et Militaire de Russie, a déclaré au journal RIA Novosti, basé à Moscou, que les troubles politiques en Asie Centrale montraient que la Russie, en coopération avec la Chine, devait fonctionner comme « un policier régional ».

Entre-temps, la Chine est également devenue une partie prenante en Asie Centrale avec des intérêts stratégiques bien définis. La Chine a financé un réseau de pipelines en Asie Centrale vers la province du Xinjiang. La Chine craint également que la prédominance américaine dans la région, ou l'instabilité politique inspirée par les États-Unis, ne vienne perturber ses projets et n'encourage les troubles ethniques dans le Xinjiang.

Il est significatif que l'appel de l'OCS à la fermeture des bases militaires américaines en Asie Centrale ait été lancé juste après les rencontres entre Poutine et le Président chinois Hu Jintao, qui s'est rendu à Moscou du 30 juin au 3 juillet 2005. Il est intéressant de noter que lors du sommet de l'OCS du 5 juillet, les pays d'Asie Centrale se sont alignés sur la rhétorique de Moscou et de Pékin contre « l'unilatéralisme » - un mot de code pour l'hégémonie mondiale des États-Unis. Le Président kazakh Nursultan Nazarbayev a alors déclaré « Il ne devrait pas y avoir de place pour l'ingérence dans les affaires intérieures des États souverains ».

Le Président ouzbek Islam Karimov a déclaré que les forces pro-occidentales « détournent la stabilité et imposent leur modèle de développement » à la région. Pour montrer son engagement envers la ligne de l'OCS, le gouvernement ouzbek a publié une déclaration le 7 juillet, insistant pour que les vols de la base aérienne américaine de Karshi-Khanabad soient strictement limités aux opérations au-dessus du nord de l'Afghanistan.

Mais les États-Unis n'ont pas cédé facilement. Le 14 juillet, le Chef d'État-major de l'armée américaine, Richard Myers, a ouvertement accusé la Chine et la Russie de « tenter d'intimider » les États d'Asie Centrale pour qu'ils demandent la fermeture des bases américaines.

Une semaine plus tard, le Secrétaire à la Défense américain Donald Rumsfeld s'est rendu au Kirghizstan et a rapidement obtenu des accords pour le maintien de la base aérienne dans le pays. Le 12 juillet, l'administration Bush a menacé l'Ouzbékistan d'une enquête internationale « sérieuse, crédible et indépendante » sur le soulèvement d'Andijan.

Toutefois, les États-Unis ont quitté leur base de Karshi-Khanabad, dans le sud-est de l'Ouzbékistan, en novembre 2005, tandis que le gouvernement kirghize a autorisé les États-Unis à utiliser le centre de transit de Manas (anciennement base aérienne de Manas) près de Bichkek jusqu'à l'expiration du bail en 2014.

Néanmoins, dans les années qui ont suivi, lorsque les routes d'approvisionnement des forces américaines et de l'OTAN à travers le Pakistan ont été mises sous pression alors que les relations entre les États-Unis et le Pakistan commençaient à se détériorer, Moscou est intervenue pour fournir une route alternative via les territoires russes et d'Asie Centrale - sur la base d'un paiement, bien sûr - afin de livrer du carburant, de la nourriture, du matériel et d'autres fournitures logistiques vitales pour les troupes déployées en Afghanistan.

Le système bidirectionnel de voies d'approvisionnement aériennes, terrestres et maritimes connu sous le nom de Réseau de Distribution du Nord (NDN) a été mis en place à la mi-2008. À l'origine, seules les ressources non-létales étaient autorisées sur le NDN. En juillet 2009, toutefois, peu avant la visite du Président Barack Obama à Moscou, les autorités russes ont annoncé que les troupes et les armes américaines pouvaient utiliser l'espace aérien du pays pour atteindre l'Afghanistan.

Cependant, en mai 2015, suite aux développements en Ukraine et aux sanctions occidentales contre Moscou, ce couloir de transport militaire clé qui permettait à l'OTAN de livrer des fournitures militaires à l'Afghanistan via le territoire russe a été fermé.

On peut tirer quelques conclusions de cet épisode. Le sommet de l'OCS de 2005 a tracé une ligne rouge pour les États-Unis, mais il s'agissait plus d'une mise en garde que d'un acte de belligérance. Il est important de noter que le partenariat sino-russe avait acquis de la maturité et que l'OCS avait gagné en force.

Néanmoins, la Russie et la Chine n'ont pas repoussé les limites et ont veillé à ce que le rythme de la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis en Afghanistan, qui était également dans leur intérêt, ne soit pas affecté. Fondamentalement, la Russie et la Chine ont accordé beaucoup plus d'importance à leurs relations respectives avec les États-Unis qu'à leurs relations mutuelles.

Surtout, la Russie et la Chine ont pris soin de ne pas présenter l'OCS comme une « OTAN de l'Est » anti-occidentale. Au contraire, ils ont continué à présenter l'OCS comme un forum régional ouvert et inclusif. Il est intéressant de noter que le sommet de l'OCS en 2005 a également admis l'Inde, le Pakistan et l'Iran en tant qu'observateurs.

En effet, tout l'épisode de 2005 aurait pu élever le niveau de confiance des États-Unis à l'égard de l'OCS. Tout en continuant d'exprimer leurs inquiétudes quant à la possibilité que l'OCS exclue les États-Unis, les responsables américains ont également commencé à suggérer en 2006 et 2008 que l'organisation pourrait fournir aux États d'Asie Centrale un outil de coopération bénéfique et une alternative à la domination de la Russie dans des domaines tels que l'énergie.

Certains analystes américains ont même prédit que l'adhésion éventuelle de l'Inde et du Pakistan empêcherait le potentiel futur de l'OCS en tant qu'acteur anti-occidental ou anti-américain contestant les intérêts américains de manière coordonnée. Bien entendu, cette prédiction s'est avérée exacte.

 M.K. Bhadrakumar

illustration : L'ancien Président George W. Bush et le Président russe Vladimir Poutine lors d'un défilé militaire sur la Place Rouge à Moscou, le 9 mai 2005

source :  indianpunchline.com

traduit par  Réseau International

 reseauinternational.net

 Commenter