01/12/2020 les-crises.fr  11 min #182357

Nouvelle-Calédonie : Vers un nouveau cycle de violences ? - par Eric Juillot

À l'occasion du référendum du 4 octobre dernier, 53 % des Néo-Calédoniens qui se sont exprimés ont rejeté l'indépendance. Ils étaient 56 % à faire ce choix il y a deux ans, au moment du premier référendum. L'Accord de Nouméa 1, signé en 1998 entre le gouvernement français et les responsables des partis politiques locaux (indépendantistes et « loyalistes »), prévoit, en cas de victoire du « non » aux deux premiers référendums, la possibilité d'une troisième consultation d'ici 12 à 24 mois.

Quel qu'en soit le résultat, une chose est certaine : la Nouvelle-Calédonie arrive au terme d'une longue période au cours de laquelle les tensions liées à l'avenir de l'archipel auront été désamorcées par le processus né de la mise en œuvre des Accords de Matignon (1988) prolongés par celui de Nouméa.

Trente années de paix civile ont permis à la Nouvelle-Calédonie d'affirmer sa spécificité au sein de la République et de la préparer à l'exercice éventuel d'une pleine et entière souveraineté. Le moment approche où il faudra trancher en faveur d'une solution ou d'une autre et il n'est pas certain, malheureusement, que cela puisse se faire sans déclencher un nouveau cycle de violences.

La République dénaturée

L'Accord de Nouméa a accru très sensiblement l'autonomie conférée à la Nouvelle-Calédonie par les Accords de Matignon 10 ans plus tôt.

Cette autonomie, véritable antichambre de l'indépendance, a impliqué le transfert graduel de toutes sortes de compétences 2 à des institutions propres, créées dès 1988 : il existe ainsi des « assemblées de province », un « Congrès », et un « Exécutif », transformé en 1998 en un « Gouvernement collégial » élu par le Congrès et responsable devant lui. Le Congrès se voit par ailleurs conférer une sorte de pouvoir législatif puisqu'il lui est permis de voter des « lois de pays ».

À cette créativité institutionnelle se sont ajoutées deux lois particulièrement problématiques : celle qui, au nom de la préservation de l'emploi, introduit une discrimination légale à l'encontre de ceux qui résident depuis peu dans l'archipel (pour l'essentiel des métropolitains) et celle qui, plus gravement encore, crée un « corps électoral restreint » pour les élections locales et pour les référendums intervenant au terme de l'Accord.

Dans ce dernier cas, sont exclus du corps électoral tous ceux qui n'avaient pas en 2013 « vingt ans de domicile continu en Nouvelle-Calédonie ».

Avec cet Accord, donc, l'égalité de tous devant la loi vole en éclat. Une situation étrange est ainsi créée, dans laquelle des citoyens français résidant en territoire français se voient privés de droits élémentaires et fondamentaux, constitutifs de la République - le droit de vote et le droit au travail.

Ces dispositions sont si clairement anticonstitutionnelles qu'il aura fallu voter deux lois constitutionnelles 3 ad hoc, évoquées dans l'Accord de Nouméa, pour rendre possible en droit ce qui semble inacceptable en fait.

« Il existe une volonté clairement affichée de promouvoir une nouvelle citoyenneté sur des bases ethniques, en totale contradiction avec l'individualisme civique républicain. »

Outre le principe d'égalité, c'est aussi l'universalisme républicain qui a été bafoué par l'Accord de Nouméa. Il y est question en effet d'une « identité kanake » à laquelle il convient d'octroyer une « pleine reconnaissance ». Si certaines dispositions - telles que la protection et la promotion du patrimoine culturel kanak - ne sont en rien problématiques, d'autres, en revanche, sont lourdes de conséquences à long terme.

Car l'accord va jusqu'à reconnaître une dimension juridique et politique à cette identité kanake. Il existe ainsi un statut coutumier, dont l'articulation avec le statut civil des personnes de droit commun a vocation à relever du casse-tête permanent.

Il existe également un « sénat coutumier » - au pouvoir principalement consultatif il est vrai - et surtout, une volonté clairement affichée de promouvoir une nouvelle citoyenneté sur des bases ethniques, en totale contradiction avec l'individualisme civique républicain.

Dans cette perspective, le drapeau kanak figure au côté du drapeau tricolore dans les cérémonies officielles, un drapeau dans lequel la majorité de la population calédonienne ne peut pas se reconnaître.

Plus significativement encore, le préambule de l'accord, aujourd'hui inscrit sur les murs du gouvernement de Nouvelle-Calédonie aboutit à une double reconnaissance : « celle du peuple kanak et celle de toutes les ethnies d'Asie, du Pacifique et de France métropolitaine arrivées en Nouvelle-Calédonie tout au long de la période coloniale 4 ».

Le « destin commun » souvent évoqué n'est donc pas celui qui unirait des citoyens libres et égaux à la France ou à un nouvel État indépendant, mais celui qui organise la coexistence - si possible - pacifique entre des « ethnies » constituant, d'après l'accord, la définition première de l'identité publique des individus.

Pour gagner du temps et pour parvenir à un accord, les responsables métropolitains et calédoniens ont, en 1998, entériné la logique ethnique. Il aurait difficilement pu, cependant, en être autrement. L'ambition civique-républicaine ne pouvait guère être portée par les Calédoniens compte tenu de leur histoire ; elle ne pouvait pas l'être davantage par une République française paralysée par son lourd passé colonial et tentée, peut-être, par le désengagement.

Le piège identitaire

Quoi qu'il en soit, trois décennies ont donc été perdues. On a voulu croire qu'un soutien financier massif de la métropole, la correction partielle des déséquilibres économiques du territoire calédonien et des réformes permettant l'émergence d'une classe moyenne kanake suffirait à jeter les bases d'une société nouvelle, tournée en confiance vers l'avenir, pendant que la formation des cadres administratifs et des élus locaux à des responsabilités chaque année plus grandes autoriserait une transition en douceur vers l'indépendance, si elle devait survenir.

En se focalisant ainsi, faute de mieux, sur l'économique et l'administratif, on a sans doute fait œuvre utile. Mais le fond du problème, qui est politique et culturel, n'a pas été traité.

Au lieu de promouvoir un avenir commun sur la base de l'adhésion de chacun, on a choisi de mettre en avant un « destin » - avec toute la fatalité qu'évoque ce concept - amalgamant des groupes.

Si l'on ajoute que les limites séparant ses groupes sont bien souvent encore des clivages hérités d'un passé colonial injuste et oppresseur - dont la mémoire est entretenue, parfois sur le mode du ressentiment, par les descendants de ceux qui en furent victimes - il faut bien constater que les habitants du « Caillou » ne disposent ni de l'unité ni de la fraternité qui leur permettraient d'affronter pacifiquement les dilemmes qu'ils vont avoir à résoudre à brève échéance.

« Dans la province Nord et dans la province des Îles, à très forte majorité kanake, le « oui » l'emporte à 78 et à 84 % ; dans la province Sud, beaucoup plus peuplée et où les Kanaks sont minoritaires, le « non » l'emporte à 71 %. »

Par exemple, les mariages mixtes sont-ils encore si rares qu'ils font l'objet de reportage télévisé 5. Ils étonnent tellement que l'administration des archives juge utile de mettre en avant le premier de ces mariages 6. Ils font même l'objet d'une approche juridique spécifique, étant donné la coexistence des droits commun et coutumier 7.

Tout aussi significatifs sont les affiliations politiques et les votes, qui restent très largement déterminés par l'appartenance « ethnique ». Le dernier référendum 8 en témoigne de manière caricaturale : derrière le résultat global de 53 % des suffrages exprimés en faveur du « non » à l'indépendance se cachent d'énormes disparités.

Pour ne prendre en considération que l'échelle provinciale, les résultats sont les suivants : dans la province Nord et dans la province des Îles, à majorité kanake forte, voire très forte, le « oui » l'emporte à 78 et à 84 % ; dans la province Sud, beaucoup plus peuplée et où les Kanaks sont minoritaires, le « non » l'emporte à 71 %.

Il s'agit d'une tragique et spectaculaire illustration des fractures qui divisent la société calédonienne et obèrent son avenir : rien n'est parvenu à réduire en trente ans, ses fractures ethniques et territoriales.

Il existe à l'évidence des Kanaks partisans du « non » et des Caldoches favorables au « oui », mais ces deux catégories sont très minoritaires.

La campagne électorale pré-référendaire a en outre été marquée par la « bataille des couleurs 9 » : aux loyalistes le drapeau tricolore, aux indépendantistes le drapeau kanaky. Une telle confrontation symbolique révèle les limites de tous les discours iréniques en faveur de l'entente et à l'unité.

Contenir la violence

La stratégie des autorités métropolitaines depuis 1998 a consisté à appliquer loyalement l'Accord de Nouméa en œuvrant à l'affirmation de l'autonomie calédonienne. Cette autonomie est de ce fait une réalité bien plus large aujourd'hui qu'il y a vingt ans. Mais elle s'est développée dans le cadre confortable du soutien financier de l'État et de l'appartenance maintenue à la République.

Avec le processus référendaire en cours, cette période s'achève, l'heure du choix s'approche et avec elle réapparaît la menace très réelle d'un retour aux tensions et à la violence.

Le principe des trois référendums - pour le cas où les deux premiers verraient la victoire du « non » - a représenté en 1998 une énorme concession faite par le gouvernement aux indépendantistes. Peut-être s'est-on dit alors, à l'Élysée et à Matignon, que c'était le meilleur moyen de faire accepter le maintien dans la République à ceux qui le refusent, trois consultations électorales aboutissant au même résultat exprimant une volonté définitive et sans appel.

Mais ce dispositif a pour fâcheux inconvénient d'accroître les tensions référendum après référendum. En outre, il semble qu'il aboutira à un résultat très serré qui augmentera la frustration et l'intransigeance des perdants, quels qu'ils soient.

Si l'indépendance venait à l'emporter, l'effondrement de l'économie insulaire serait inévitable : à court terme, si Paris supprime rapidement l'essentiel de son soutien financier à Nouméa, au motif que la solidarité nationale n'a plus à jouer ; à moyen terme si l'aide publique au développement versée par l'ex-métropole se révèle substantielle.

Les ressources propres de l'île ne peuvent en aucune manière permettre le maintien du niveau de vie : Tourisme anémique, base productive à peu près inexistante, monnaie sans valeur par elle-même, recettes tirées du nickel très variables ; rien ne pourrait remplacer la disparition du financement métropolitain de l'emploi public - largement surreprésenté dans la population active - et de la protection sociale, certainement pas la location éventuelle d'une base militaire à Paris ou la vente de quelques licences de pêche dans la ZEE 10.

« Le seul moyen d'atténuer la frustration compréhensible des partisans de l'indépendance consisterait peut-être à modifier, à l'échelle de l'archipel, l'équilibre des pouvoirs entre Nouméa et les provinces, dans le sens d'un renforcement de ces dernières. »

Cet effondrement économique inévitable susciterait mécaniquement des tensions et des violences dont rien, en l'absence d'une véritable unité morale et politique, ne pourrait empêcher le déchaînement.

Une victoire du « non » au troisième référendum inaugurerait aussi une période de tensions et de violences. L'accord de Nouméa précise seulement, dans ce cas de figure, que « les partenaires politiques se retrouveront pour examiner la situation ainsi créée ». Autant dire que rien n'est prévu pour l'après.

D'âpres négociations s'engageront qui devront avoir pour objectif premier, au nom de l'égalité républicaine, la suppression du corps électoral restreint et la fin de la discrimination légale à l'emploi, et pour objectif final la renonciation définitive à l'idée d'indépendance, puisque tel aura été le vœu clairement exprimé de la population locale.

La question d'une énième modification du statut sera alors inévitablement posée par la partie indépendantiste, comme un moyen d'obtenir d'ultimes concessions. Mais il n'y a plus rien à transférer de Paris à Nouméa dans la cadre de l'autonomie calédonienne. Faire un pas de plus dans cette direction reviendrait à conférer une dimension régalienne au pouvoir exercé par les autorités locales, ce qui parait inconcevable.

Le seul moyen d'atténuer la frustration compréhensible des partisans de l'indépendance consisterait peut-être à modifier, à l'échelle de l'archipel, l'équilibre des pouvoirs entre Nouméa et les provinces, dans le sens d'un renforcement de ces dernières.

Si, dans les provinces à majorité kanake, les gens peuvent davantage vivre conformément à leurs aspirations culturelles, peut-être accepteront-t-ils dans la durée ce qui représenterait objectivement un bon compromis. Peut-être même faudrait-il renoncer à un troisième référendum sur l'indépendance au profit d'une consultation portant sur un projet de ce type ?

Quelle que soit l'issue du processus en cours, l'heure de vérité approche pour la Nouvelle-Calédonie. Elle ne susciterait pas d'inquiétude si l'idée d'un « destin commun », promue depuis trente ans, avait réellement cheminé dans le cœur et de l'esprit de chacun. Rien n'est moins sûr malheureusement.

Eric Juillot

Notes

1  legifrance.gouv.fr

2 Dans des domaines aussi divers que l'enseignement, la formation, la navigation et les dessertes maritimes, le contrôle administratif des collectivités publiques...

3  vie-publique.fr

4  outre-mer.gouv.fr

5  la1ere.francetvinfo.fr

6  gouv.nc

7 agesccal.nc

8 electionsnc.fr

9  la1ere.francetvinfo.fr

10 Zone Economique Exclusive. Elle s'étend jusqu'à 200 milles marins des côtes d'un État souverain.

 les-crises.fr

 Commenter