05/12/2020 les-crises.fr  11 min #182524

Intrépide et curieux, Robert Fisk était l'un des meilleurs journalistes indépendants

Source :  Independent, Patrick Cockburn
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Mon ami n'a pas inventé le vieux dicton journalistique « ne croit jamais un fait tant qu'il n'est pas officiellement nié », mais il était très sceptique quant aux sources gouvernementales, écrit Patrick Cockburn.

Robert Fisk en 2005
[Rex Features, agence de photo londonienne, NdT]

J'ai rencontré Robert pour la première fois à Belfast en 1972 au sommet des Troubles [Le conflit nord-irlandais, appelé aussi « les Troubles », est une période de violences et d'agitation politique en Irlande du Nord dans la seconde moitié du XXᵉ siècle, NdT] quand il était correspondant pour The Times alors que je rédigeais une thèse de doctorat en histoire de l'Irlande a l'université Queen.

Je faisais mes premiers pas de journaliste, tandis qu'il se forgeait rapidement la réputation d'un reporter méticuleux et très bien informé, qui répondait avec scepticisme - et enquêtait rigoureusement - aux revendications partisanes de toutes les parties, qu'il s'agisse des gens armés, des officiers militaires ou des représentants officiels du gouvernement.

Nos carrières ont evolué dans des directions parallèles car nous étions intéressés par le même genre d'histoires. Nous sommes tous les deux allés a Beyrouth au milieu des années 70 pour écrire des artcles au sujet de la guerre civile libanaise et l'invasion israélienne. Nous avons souvent dénoncé les mêmes évènements sinistres, comme les massacres de palestiniens de Sabra et Chatila par la milice chrétienne soutenue par Israël en 1982, mais nous n'avions pas pour habitude de voyager ensemble car, outre le fait que Robert préférait travailler seul, nous écrivions pour des journaux concurrents.

Lorsque nous avons voyagé ensemble pendant les guerres, j'ai toujours été impressionné par la volonté de Robert de prendre des risques, mais de le faire sans bravade, en s'assurant que nous avions le bon conducteur et que la voiture avait de l'essence non diluée. L'une des raisons pour lesquelles il a publié tant de scoops dans la presse - comme le massacre de 20 000 personnes à Hama par Hafez al-Assad en Syrie en 1982 - est que c'était un voyageur infatigable. Un ami s'en souvient : « c'était la seule personne que je connaisse qui pouvait, presque sans effort, écrire des textes sur les villages du Sud-Liban, pendant qu'il les traversait en voiture. »

Pourtant, il y avait une raison très sérieuse de visiter ces villages. Lorsque j'étais correspondant à Jérusalem dans les années 1990, ils étaient la cible répétée des frappes aériennes israéliennes, que l'armée israélienne déclarait être uniquement dirigées contre des « terroristes » et, s'il y avait des morts et des blessés, ils étaient invariablement décrits comme des hommes armés qui méritaient leur sort. Presque personne ne vérifiait si cela était vrai - sauf Robert, qui se rendait en voiture dans ces mêmes villages dévastés, faisait un rapport détaillé sur les cadavres d'hommes, de femmes et d'enfants, et interrogeait les survivants.

Robert était à sa place à Beyrouth, avec son ambiance libre et quelque peu anarchique, un endroit toujours sur le qui-vive et avec des gens - Libanais, Palestiniens, exilés de toutes sortes - qui sont nés rescapés, même si parfois ils accumulent les malchances. Robert avait une sympathie naturelle pour leurs souffrances et une rage contre ceux qui les leur avaient infligées. Sa sympathie ne se limitait pas aux victimes actuelles : pendant des décennies, il a écrit sur le génocide arménien, perpétré par les Turcs ottomans pendant la Première Guerre mondiale. Il publiait des articles et des documents sur le massacre des Arméniens, des histoires que d'autres correspondants estimaient qu'il valait mieux laisser aux historiens.

Mais Robert était plus qu'un journaliste répertoriant les événements et les malheurs actuels. Il était un historien et un journaliste qui a écrit, parmi tant d'autres livres, The Great War for Civilisation: The Conquest of the Middle East (La Grande Guerre pour la civilisation : la conquête du Moyen-Orient). Je n'ai jamais terminé mon doctorat à Belfast parce que la violence est devenue trop intense pour un travail universitaire, mais Robert a obtenu son doctorat au Trinity College pour sa thèse sur la neutralité irlandaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce que je veux dire, c'est que Robert était plus que quelqu'un qui couvrait « l'actualité », puisque son journalisme - malgré tous ses scoops et révélations - avait une telle profondeur parce qu'il était, à bien des égards, « un historien du présent. »

Il était aussi, bien sûr, un extraordinaire reporter qui bouillonnait d'énergie, déplaçant souvent son poids d'un pied à l'autre, carnet à la main, alors qu'il interrogeait les gens et qu'il s'intéressait à ce qui s'était réellement passé. Il ne prenait rien pour acquis et était souvent ouvertement méprisant envers ceux qui le faisaient. Il n'a pas inventé le vieux dicton du journaliste « ne croyez jamais rien tant que ce n'est pas officiellement démenti », mais il était plutôt en accord avec ce message sceptique. Il se méfiait des journalistes qui fréquentaient des diplomates et des « sources officielles » qui ne pouvaient être nommées et dont la véracité était douteuse.

Certains ont réagi à ses critiques avec un ressentiment déconcertant : lors de la contre-invasion du Koweït menée par les États-Unis en 1991, un journaliste américain attitré s'est plaint que Robert faisait des reportages partiaux sur des événements dont la divulgation aurait dû être limitée à un « groupe » de correspondants officiellement approuvés. Un autre journaliste américain basé à Londres au début des années 80 m'a dit un jour que Robert était un écrivain et un reporter magnifique, mais l'Américain avait été frappé par le nombre de ses collègues qui grimaçaient au nom de Robert. « J'y ai réfléchi, m'a-t-il dit, et je pense que à 80 % c'est pour des raisons de pure jalousie de leur part. »

Nous nous sommes vus davantage après avoir rejoint The Independent, Robert en 1989 et moi en 1990, à la veille de la première guerre du Golfe. J'étais surtout en Irak pendant les combats et Robert était au Koweït. Douze ans plus tard, nous nous sommes rencontrés à Bagdad après le renversement de Saddam Hussein et nous avons traversé ensemble le désert jusqu'en Jordanie. Je me souviens que nous avons été arrêtés pendant longtemps du côté jordanien de la frontière parce que Robert avait récupéré, dans les décombres d'un poste de police, à Bassora, dans le sud de l'Irak, un dossier de poèmes élogieux écrits par ses sous-fifres au chef de police féroce de Saddam dans la ville à l'occasion de son anniversaire. Certains des fonctionnaires jordaniens ont trouvé ces odes lâches et hilarantes, mais d'autres ont trouvé les documents mystérieux et nous ont fait attendre pendant des heures dans un poste frontière sinistre en attendant l'autorisation officielle de nous laisser passer.

En vieillissant, nous nous sommes rapprochés. Nous avions des doutes similaires sur l'issue bénéfique du Printemps arabe en 2011, ayant vu un optimisme similaire sur l'invasion de l'Irak en 2003 produire un paroxysme de violence. Aucun de nous ne croyait que Bachar al-Assad et son régime allaient tomber, au moment où cela paraissait t une évidence pour les hommes politiques et les médias. Laisser entendre le contraire a immédiatement fait de lui un partisan d'Assad. Il était raisonnable d'ignorer ces diatribes et Robert et moi nous conseillions mutuellement de ne pas réagir de manière excessive et de ne pas donner de poids à des affirmations grossièrement mensongères.

Au cours des 15 dernières années, nous avons parlé presque une fois par semaine de tout, de l'état du monde à l'état de nous-mêmes, en complétant les appels téléphoniques par des courriels périodiques. Une vie passée à décrire les crises et les guerres l'a rendu plus philosophe sur la pandémie de coronavirus que ceux qui ont une expérience moins directe des calamités. Dans l'un des derniers courriels que j'ai reçus de lui, il a écrit que « la Covid-19, à moins qu'elle ne se transforme soudainement en monstre, sera considérée comme un risque de plus pour la vie humaine, comme les accidents de voiture, le cancer, la guerre, etc. Les humains ne combattent pas nécessairement la maladie, l'injustice et le chagrin. Ils ne font que survivre et se débattre, sans en tenir compte ».

Source :  Independent, Patrick Cockburn, 03-11-2020
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises


Intrépide et curieux, Robert Fisk était le meilleur journaliste de The Independent et du journalisme indépendant

Source :  Independent, Sean O'Grady
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Le correspondant de The Independent au Moyen-Orient, décédé à l'âge de 74 ans, avait un intérêt profond et constant pour l'histoire et la culture de la région qui imprégnait tout ce qu'il écrivait

Robert Fisk photographié avec Simon Kelner, alors rédacteur en chef de l'Independent, en 2006
(Rex Features)

Pour tous ceux qui travaillaient à The Independent, ou même dans le journalisme, Robert Fisk était un héros. Il était parfois un peu têtu et excentrique, et il avait ses détracteurs, assez naturellement. Pourtant, il méritait sa réputation à la fois de reporter qui savait reconnaître une histoire lorsqu'il la flairait, et d'« écrivain », si ce n'est pas un terme trop prétentieux. Il possédait une vaste connaissance de tout ce qui l'intéressait - une sorte de polyvalent, en fait - et donnait ses opinions d'une voix mélodieuse, qu'il n'a jamais cherché à dissimuler (et à juste titre.) Il était le meilleur de The Independent et du journalisme indépendant.

Fisk était l'un des rares pirates que je connaissais qui se désignait à la troisième personne - comme dans « Eh bien, que dirait Old Fisk à ce sujet ? » En l'occurence, on se faisait plaisir parce que nous » ses rédacteurs en chef et son vaste public de lecteurs, des présidents aux émirs » voulions vraiment savoir ce que Old Fisk avait à dire. De plus, il pouvait être assez charmant s'il le voulait.

Ses points de vue, qu'ils soient écrits ou déclarés autour d'une table, étaient toujours informés et perspicaces, bien que parfois iconoclastes. Lorsque, par exemple, le prétendument doux président Barack Obama a ordonné l'assassinat d'Oussama Ben Laden en mai 2011, Fisk a écarté cet énorme « événement d'actualité » comme étant « hors sujet. » C'était un commentaire « à l'emporte-pièce », comme on dirait de nos jours, mais vrai. Comme l'a souligné Fisk, Oussama ben Laden a fait ce qu'il avait prévu de faire : « comme les scientifiques nucléaires, il a inventé la bombe. » la terreur islamiste n'est pas morte avec lui.

Les trois entretiens visionnaires que Fisk a menés avec Ben Laden dans les années 1990 - bien avant qu'il ne devienne l'« ennemi public Numéro 1 » de l'Amérique - ont fait sa carrière, et pour une raison : Fisk a eu raison. Voici un homme, peu connu, qui sortait d'une guerre réussie en Afghanistan avec les Russes et qui pensait qu'il pouvait aussi battre l'Amérique. Ben Laden méritait d'être recherché et écouté en raison de la menace qu'il représentait. Ben Laden, d'ailleurs, a conseillé aux dirigeants américains de lire ce que « M. Robert » disait sur le Moyen-Orient. Les journalistes aiment généralement la flatterie et l'ironie, et il n'y a rien de plus ironique que cela.

Je me souviens très bien aussi des autres histoires que Fisk a rapportées, des exclusivités mondiales. Certaines restent en mémoire comme des exemples de bon sens journalistique, d'une méticulosité extrême. Lorsque Fisk a fait condamner l'OTAN pour avoir tué des civils pendant la guerre civile en ex-Yougoslavie, il a pris la peine d'aller chercher les restes des missiles et a découvert des composants carbonisés dont l'origine remontait aux fabricants américains. Les équipes de The Independent lui ont permis de trouver un super titre pour son histoire : « Les atrocités demeureront toujours un mystère pour l'OTAN. Je peux peut-être vous aider... » C'était là du journalisme intelligent et cela lui a d'ailleurs valu une récompense, une parmi tant d'autres.

Son intérêt profond et constant pour l'histoire et la culture du Moyen-Orient - il a vécu au Liban pendant environ la moitié de sa vie - a imprégné tout ce qu'il a écrit, et notamment son testament personnel de 1 286 pages intitulé La Grande Guerre pour la civilisation [publié en 2005, NdT]. Il parlait l'arabe, fait assez rare même pour les correspondants basés là-bas, mais il vivait aussi en Arabe, pour ainsi dire.

En souvenir personnel, j'ai admiré sa défense de la cause du peuple arménien, victime du premier Holocauste, comme Fisk a insisté pour qu'elle soit reconnue. Lors de ses déplacements occasionnels au bureau, il nous racontait ses aventures, en mettant plus de détails que dans les histoires sommaires relayées par des lignes téléphoniques douteuses, comme lorsqu'il s'est retrouvé presque lapidé à mort par des réfugiés afghans (assez ironiquement) au Pakistan. De manière générale, il était du côté des réfugiés.

C'était un homme vraiment courageux, ce qui ne faisait qu'ajouter à sa brillante réputation mondiale. Cela vaut aussi pour avoir tenu tête aux grandes figures de Fleet Street. [La rue de la presse et des grands journaux londonniens, NdT] Lorsqu'il a découvert que le légendaire John Junor, rédacteur en chef du puissant Daily Express, n'accordait pas à son reporter l'attention qu'il méritait, Fisk a démissionné. Il a fait la même chose à Rupert Murdoch lorsqu'il a soupçonné son rédacteur en chef du Times d'émasculer ses reportages, en devinant ce que Murdoch voulait publier. C'est alors, à la fin des années 1980, que Fisk a approché The Independent. Il a trouvé ses rédacteurs plus sympathiques et plus solidaires. Comme nous l'a dit Andreas Whittam Smith, notre rédacteur en chef fondateur, The Independent respecte ses lecteurs et fait confiance à ses rédacteurs. En retour, nous avons plutôt apprécié notre star internationale.

Chaque fois que je tombais sur quelqu'un du Moyen-Orient lors d'une réception ou d'une table ronde inutile sur la paix ou autre, on me demandait si je connaissais Robert Fisk. Quelle question ! Comment pourrait-on ne pas le connaître ?

Source :  Independent, Sean O'Grady, 02-11-2020
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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