12/01/2021 les-crises.fr  7 min #184105

Éviter l'effondrement, c'est transformer notre civilisation

Source :  Consortium News, Fabian Scheidler
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Les décennies à venir peuvent mener à un effondrement complet ou à une société plus juste qui coopère avec la nature au lieu de la détruire, déclare Fabian Scheidler.

Glace de mer arctique et bassins de fonte dans la mer des Tchouktches, 4 juillet 2010. (NASA/Kathryn Hansen)

Nous sommes confrontés à plusieurs scénarios de destruction imminente de l'humanité et de la vie sur Terre, notamment un changement climatique extrême, l'accélération de l'extinction des espèces, la guerre nucléaire et l'émergence de pandémies beaucoup plus graves que celle de Covid-19. Espérer qu'un nouveau gouvernement nous sauvera de tout cela, c'est passer à côté de l'essentiel.

Le fait est que ce n'est pas tel ou tel gouvernement qui nous a menés au bord du gouffre, mais toute une civilisation. Éviter l'effondrement, c'est donc transformer cette civilisation. Bien sûr, cela inclut la politique du monde réel, en poussant l'administration entrante aussi loin que possible du côté progressiste. Mais si nous ne tenons pas compte des structures plus profondes qui nous ont conduits à ces crises existentielles, nous finirons par sombrer dans l'illusion.

Le poète allemand Ingeborg Bachmann a dit un jour « On peut s'attendre à ce que les gens supportent la vérité. » Et la vérité est que nous faisons partie du système social le plus dangereux que l'humanité ait jamais créé. Depuis l'émergence des premières structures de domination en Mésopotamie il y a 5000 ans, de nombreuses civilisations brutales et destructrices se sont succédées. Mais aucune d'entre elles n'a atteint, ni de près ni de loin, un tel potentiel d'anéantissement.

Pourtant, c'est précisément la civilisation occidentale - qui englobe aujourd'hui la planète entière - qui est généralement considérée comme l'apogée et le couronnement de l'histoire humaine. Selon cette interprétation, c'est à elle que nous devons les Lumières, la démocratie et la prospérité. Dans ce récit, les forces destructrices qui menacent l'avenir de la vie sur Terre sont apparues plus ou moins par hasard.

Pour comprendre les racines de la destruction actuelle, nous devons cependant dépasser les mythes de l'Occident et de la modernité. Il est vrai que l'expansion occidentale a apporté d'énormes richesses à une partie de la population mondiale. Mais cette histoire a été en même temps, et depuis le début, celle d'une série de génocides.

Pour les peuples indigènes des Amériques, par exemple, l'arrivée des colonisateurs européens a été, littéralement, le début de la fin du monde. En Europe même, depuis le XVIe siècle, les guerres, la terreur d'État contre les pauvres et les dissidents, la torture, la chasse aux sorcières et l'inquisition ont transformé le continent en un théâtre sanglant. Ces phénomènes n'ont pas atteint leur point culminant au Moyen-Âge - comme le suggère le mythe de la modernité - mais à l'époque moderne, avec l'émergence du système capitaliste.

Pour une très grande partie de la population mondiale, le pire est déjà arrivé. Pour le reste de l'humanité et de la planète, le pire est imminent. Imminent, cependant, ne signifie pas nécessairement inévitable.

Pour éviter le pire

Mais pour éviter le pire, notre anéantissement ultime, nous devons comprendre les origines du mal : le système qui s'est formé il y a 500 ans en Europe. Il est connu sous différents noms : le « système-monde moderne », le « capitalisme » ou la « méga-machine », un terme inventé par Lewis Mumford il y a plus de 50 ans. Le principe fondamental de la méga-machine est l'accumulation sans fin du capital.

En d'autres termes, il s'agit de faire croître l'argent dans un cycle éternel de profit et de réinvestissement. Ce principe est ancré, entre autres, au cœur des institutions économiques les plus puissantes du monde : les grandes sociétés par actions, dont les premières ont été créées il y a 400 ans. Aujourd'hui, les 500 plus grandes entreprises du monde - pour la plupart des sociétés anonymes - contrôlent 40 % du PIB mondial et deux tiers des échanges commerciaux.

(RW Kenny, CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons)

Ces institutions n'ont, dans leur conception juridique, qu'un seul but : augmenter le capital des actionnaires, et ce à tout prix - même si c'est l'anéantissement de la vie sur Terre.

Leurs produits, voitures ou drogues, sucettes ou mitraillettes, fourrage ou électricité, sont des moyens interchangeables à cette fin. Une fois que la demande de certains produits est satisfaite, il faut en créer de nouvelles. C'est pourquoi il est essentiel de transformer les citoyens en consommateurs, dont la contribution à la vie sociale se réduit à acheter des choses.

Cette logique est le moteur de l'expansion agressive et de la croissance permanente dont le système a besoin pour exister. De nouveaux marchés et de nouvelles sources d'énergie doivent être rendus accessibles par tous les moyens et des espaces naturels de plus en plus vastes sont exploités. Selon cette logique, toute pause, toute décélération ou ralentissement équivaut à une crise et, en fin de compte, à un effondrement.

L'État moderne

Remise des diplômes militaires de base de l'armée de l'air américaine le 16 avril 2020, sur la base commune de San Antonio-Lackland, au Texas. (U.S. Air Force, Johnny Saldivar)

Cependant, la machine économique ne peut exister sans un autre pilier de soutien : l'État moderne, qui s'est développé de manière co-évolutive avec le capital. Au début des temps modernes, l'État était une institution presque purement militaire. Pour acheter des armes et des armées de mercenaires sur lesquelles reposait leur pouvoir, les dirigeants s'endettaient auprès des marchands et des banquiers.

Le modèle économique était basé sur l'industrie de la guerre : les crédits étaient accordés pour que les dirigeants puissent envahir et saccager d'autres pays ; le butin de ces pillages servait au retour sur investissement des créanciers. Cela a été le moteur des guerres de plus en plus cataclysmiques qui ont fait rage en Europe et de la colonisation génocidaire ailleurs. L'État moderne et l'accumulation du capital étaient inséparables dès le départ.

Aujourd'hui, ce lien se manifeste par le fait que la plupart des 500 plus grandes entreprises du monde ne pourraient pas survivre sans d'énormes subventions. Le Fonds monétaire international a calculé que les États subventionnent les combustibles fossiles à hauteur de 5 000 milliards de dollars par an. Autrement dit, les contribuables financent la destruction de la planète pour maintenir les profits de l'industrie des combustibles fossiles. Il en va de même pour l'industrie automobile, l'aviation, les grandes banques et l'agriculture industrielle.

Marche populaire pour le climat, 2017. (Edward Kimmel, CC BY-SA 2.0, Wikimedia Commons)

Pour éviter le pire, nous devons démanteler les fondations de la méga-machine et les remplacer par d'autres institutions économiques qui ne servent pas le profit mais le bien commun. Pour cela, il faut transformer l'État et le dissocier du capital, afin qu'il puisse contribuer à orchestrer la transition.

En pratique, cela signifie que nous avons besoin d'un programme de transition écologique et sociale qui non seulement remplace les combustibles fossiles par des énergies renouvelables, mais qui transforme les bases de notre civilisation. Un tel programme semble, à première vue, irréaliste. Mais le système qui a conduit l'humanité au bord du gouffre est de plus en plus instable.

Les crises vont continuer à se multiplier - crises financières, pandémies, États en déliquescence, catastrophes écologiques - et chaque crise nous obligera à faire des choix. Lorsque les vieilles institutions s'effondrent, lorsque les dirigeants politiques et économiques sont désemparés, lorsque le grand mythe de l'Occident se fissure, les mouvements sociaux et écologiques - en fait tous les citoyens engagés - peuvent exercer une influence considérable sur les décisions, surtout lorsqu'ils sont bien organisés, bien préparés et capables de forger des alliances solides.

La phase chaotique qui nous attend va entraîner une cascade de carrefours (grands et petits) pendant plusieurs décennies. Elle peut nous conduire à un effondrement complet ou à une société plus juste qui aura appris à coopérer avec la nature au lieu de la détruire.

Fabian Scheidler est l'auteur de La fin de la méga-machine. Une brève histoire d'une civilisation en faillite (2019). Vous trouverez d'autres exemples de son travail sur son site web ici. Suivez le sur Twitter : @ScheidlerFabian

Source :  Consortium News, Fabian Scheidler, 10-12-2020
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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