22/01/2021 tlaxcala-int.org  13 min #184575

Eurovegas : Quand Madrid et Barcelone faisaient du strip-tease devant Sheldon Adelson

 Andy Robinson

Après la mort [le 12 janvier dernier] du magnat des casinos Sheldon Adelson [lire  nécrologie] nous reprenons cet extrait du livre « Off the Road », où est racontée en détail la compétition entre les autorités catalanes et madrilènes pour remporter Eurovegas, un projet heureusement avorté.

Ignacio González* rencontre Sheldon Adelson pour parler d'Eurovegas (16 octobre 2012). Photo Carlos Iglesias/CAM

Tandis que je tentais de localiser un pilote dans la résidence fermée de Waterfall, je lus sur mon portable une nouvelle qui arrivait d'Espagne. Elle était signée par mon confrère Jaume Aroca, qui disséquait dans son blog Post-Barcelona-shu, les projets urbanistiques désespérés qui étaient en vogue dans la Cité comtale en temps de crise. Cette nouvelle me stupéfia. « Sheldon Adelson, le magnat des casinos de Las Vegas, rencontre le Président de la Generalitat Artur Mas ». L'homme le plus riche de Las Vegas « visitera les terrains que le gouvernement catalan a offerts pour abriter le méga-complexe d'Eurovegas ». A cette lecture, tout à coup, la guerre contre la terreur passa au second plan dans ma hiérarchie des bombes médiatiques. Adelson, qui avait 80 ans, et un patrimoine d'approximativement 40 milliards de dollars, était un de ces richards US qui se vantent jusqu'à satiété d'être un self-made man, même si, dans la construction de son empire global - deux méga-casinos à Las Vegas et un énorme complexe de jeu à Macao -, il bénéficiait de la collaboration d'une grande partie de la classe politique de Washington et du Nevada et d'on ne sait combien de triades de la mafia chinoise.

Ancien membre du Parti Démocrate, conformément à ses origines de fils d'un chauffeur de taxi d'un modeste quartier juif de Boston, Adelson avait politiquement évolué en parallèle avec la croissance de son patrimoine. C'était déjà le parrain le plus puissant de la dollarocratie US, dans laquelle, grâce à une récente sentence de la Cour suprême, une nouvelle classe d'entrepreneurs multimillionnaires pouvaient acheter l'appui des hommes politiques à coups de chéquier. L'empereur du Venetian était devenu le principal banquier des candidats républicains à la présidence, prêt à dépenser ce qu'il faudrait pour garantir la présence à la Maison Blanche d'un homme d'idéologie ultra et inconditionnel dans son soutien à Israël. Depuis son fauteuil roulant, et toujours accompagné de sa femme israélienne, Miriam Ochsorn, amie intime de Benyamin Netanyahou, le magnat se qualifiait lui-même de philanthrope, et se faisait le champion des causes qu'il considérait comme nobles. Celles-ci incluaient l'annihilation de tous les droits des travailleurs et de tous les droits d'être Palestinien en Palestine. Un autre de ses chevaux de bataille était la dérégulation de toute activité entrepreneuriale au nom de la liberté du marché, à l'exception, évidemment, du jeu on line, qui devait être catégoriquement interdit, pour l'empêcher de faire de la concurrence à ses casinos.

Adelson avait profité d'un de ses fréquents voyages en Israël (où il mettait au point des stratégies avec les directeurs de son journal, Cirio, et discutait avec les éléments les plus fanatiques de la colonisation de la Palestine), pour faire escale à Barcelone. Il devait ensuite faire de même à Madrid, car il se trouve qu'une bataille féroce s'était déclenchée entre les deux villes espagnoles, alors en piteux état. Toutes deux rivalisaient pour s'assurer les faveurs du magnat, propriétaire du délirant méga-casino-hôtel de style « XVIe siècle rococo berlusconien », The Venetian, sur le Strip de Las Vegas. J'avais eu l'occasion, la veille, de visiter le Venetian, non pas cette fois à la recherche de pilotes de drones, mais des fameux gondoliers (habillés dans la plus pure tradition vénitienne, avec canotier et maillot rayé, mais originaires du New Jersey ou de Kansas City) qui parcourent les ersatz de canaux de l'hôtel en chantant des airs de Puccini tout en transportant les touristes d'une salle de machines à sous à une autre. C'était exactement le genre d'emplois qui devait être créé dans les villes du « nouveau modèle économique » après l'effondrement de l'industrie du béton.

C'est du moins ce que devaient penser les équipes de conseillers des présidents respectifs de la Catalogne et de Madrid, Artur Mas et Esperanza Aguirre. La récompense, pour la ville qui arriverait à convaincre Adelson, serait un investissement de plus de 30 000 millions d'euros, des dizaines de gratte-ciel avec des hôtels et des casinos pleins à craquer de pas moins de 20 000 bandits manchots. On annonçait aussi qu'on obtiendrait entre 500 et 50 000 postes de travail - cela dépendait de qui avait commandé l'étude d'impact économique.

Barcelone offrait à Adelson et à son entreprise, Las Vegas Sands, un magnifique terrain dans le Baix Llobregat [au Sud de Barcelone] avec vue sur la Méditerranée, de grands avantages fiscaux et, grâce à la participation du célèbre chef catalan Ferran Adrià, la possibilité de faire une pause après les machines à sous pour manger, par exemple, un sandwich de pastrami déconstruit aux arômes de hérisson de l'Ampurdan. Le magnat fit un tour dans le port pour contempler le profil de Barcelone : les deux tours jumelles de la Ville Olympique, l'imposant hôtel W, réplique de l'édifice-voile de Dubaï, et l'édifice emblématique en forme de concombre de l'architecte Jean Nouvel, qui allait bientôt être reconverti en tant que Gran Hyatt Barcelona. (1) « Mais ce n'est pas un gratte-ciel, ça ! », s'exclama Adelson avant d'esquisser sa vision d'un nouvel Élargissement (2) de la Cité comtale avec des hôtels-casinos de 69 étages.

Madrid ne pouvait pas rivaliser avec la dolce vita barcelonaise. Ses terrains à Valdecarros et Alcorcón allaient inévitablement rappeler à Adelson la désolante région désertique autour de Las Vegas, abandonnée et poussiéreuse après qu'avait éclaté la maxi-bulle. Mais Esperanza Aguirre, la Dame de fer du Parti Populaire, qui venait en outre d'être nommée « amie d'Israël » par l'ambassadeur de ce pays en Espagne, savait comment compenser l'absence du « chic » barcelonais. Elle voulait offrir une nouvelle législation du travail qui permettrait de faire des contrats-poubelle du genre de ceux que connaissaient de nombreux États qui les qualifiaient de « right to work » (droit de travailler, c'est-à-dire anti-syndicalistes) dans le Sud-Ouest des USA. Aguirre ne le savait peut-être pas, mais, comme nous le verrons plus loin, Las Vegas est une des villes les plus organisées des USA sur le plan syndical - Adelson est l'exception. De même, Madrid offrait des incitations fiscales, une coupe drastique dans l'impôt sur les profits du jeu, et la construction, s'il le jugeait opportun, d'une nouvelle ligne de train à grande vitesse pour relier les terrains à la capitale (3). On installerait trois terrains de golf dans le complexe, obligeamment arrosés dans la terre aride de la meseta de Castille, comme ceux qui agrémentaient le désert de Las Vegas. Mais même le Madrid du Parti Populaire n'allait pas pouvoir accepter toutes les exigences que les avocats de Las Vegas Sands avaient incluses dans la liste qui faisait partie d'un document secret qui devait plus tard atterrir entre mes mains.

Un courageux fonctionnaire de la Communauté de Madrid avait osé, s'exposant à la terrible colère d'Aguirre, écrire « non viable » au stylo en face de quelques-unes des exigences mentionnées dans le document. Elles incluaient une autorisation pour que les quatorze Boeing 747 et Lockheed de la flotte privée du magnat puissent atterrir sur l'aéroport de Barajas ; l'abrogation des lois européennes sur le blanchiment d'argent ; et la fin des restrictions sur la concession de crédits aux joueurs diagnostiqués comme ludopathes. Quelque envie qu'elle en eût, Aguirre ne pourrait pas non plus autoriser les junkets, les programmes d'incitations fondés sur de substantielles commissions, dont l'usage dans le complexe d'Adelson à Macao faisait l'objet d'une enquête de la part du Département anti-corruption du FBI. Mais, tout en sachant qu'elle ne pourrait lui complaire en tout, la présidente de Madrid était prête à déployer tous ses attraits et ses merveilleuses relations avec les mêmes banques et entreprises immobilières qui finançaient le PP pour créer un régime spécial à l'intérieur d'Eurovegas, susceptible de contourner la loi anti-tabac, puisque le droit de fumer dans les casinos était une condition sine qua non pour l'investissement d'Adelson.

De plus, Barcelone ne pourrait pas satisfaire le désir d'Adelson de construire des gratte-ciels dignes de ce nom, étant donné que la cité méditerranéenne allait limiter la hauteur des dizaines d'hôtels, de peur qu'un avion ne vienne s'encastrer dans l'un d'eux, interrompant ainsi une partie de black jack. Au contraire, Esperanza garantissait à Sheldon des casinos qui s'élèveraient de Madrid jusqu'au ciel, 60 ou 70 étages, des hôtels de 2 à 3 000 chambres, chacune ayant droit - selon les fantasmes de certains conseillers du gouvernement madrilène - à un service en chambre incluant du jambon ibérique « pata negra », des pouces-pieds de Vigo et, conformément au modèle imposé par Adelson à Las Vegas, des filles russes ou sud-américaines « directement dans votre chambre ». Face à cette concurrence, Barcelone allait-elle assouplir ses normes sur la hauteur maximum permise pour les immeubles ? Allait-elle céder à la demande insistante d'Adelson de planter des palmiers au lieu de pins méditerranéens le long de la rue principale du nouveau complexe ? Allait-on offrir au magnat une statue dans le style Llimona sur la Place Catalunya, où il figurerait, en marbre, libéré de son fauteuil roulant ? Tout était possible.

Sheldon Adelson (au centre) visite avec son équipe les terrains d'Alcorcón (Madrid, 2012). Photo Communauté de Madrid.

Quelques jours après, je parlai avec Jaume par téléphone et il m'informa qu'on avait programmé pour le mois d'avril un grand casting à Las Vegas, dans lequel les deux villes avaient prévu d'élargir leur numéro d'offres irrésistibles au magnat. D'après ce qu'il me dit, deux équipes d'hommes politiques, avocats et économistes des deux fières cités de Barcelone et Madrid devaient se rendre dans le désert du Nevada pour participer à un grand concours du genre de L'apprenti, avec, pour seule différence, Adelson dans le rôle de Trump. « Mais c'est le monde à l'envers ! », répondis-je, horrifié, à Jaume. « À Las Vegas, ce sont les mafieux qui paient les hommes politiques ! ».

Ce que me rapportèrent mes camarades de la presse espagnole qui s'étaient déplacés à Las Vegas en avril 2012 pour couvrir le grand concours espagnol dans le désert du Nevada était encore plus choquant. Les gouvernements de Madrid et Barcelone, qui avaient déjà commencé la traversée du désert d'après la crise, se sentaient si désespérés dans leur recherche d'une quelconque source de vie économique qu'ils ne demandaient même pas d'argent au nouveau capo de la mafia de Las Vegas, Mister Adelson. Dans la nouvelle Espagne, la formule pour la répartition des pots-de-vin serait quelque chose comme : quatre dollars pour l'hôtel, trois pour le patron, et rien pour le gouvernement. Mieux : les Espagnols se montraient beaucoup moins respectueux du droit du travail que les autorités de Las Vegas. Quand les équipes d'hommes politiques, hauts fonctionnaires, avocats et architectes des deux villes espagnoles atterrirent dans le désert, elles semblaient disposées à aller jusqu'au bout dans leur surenchère d'offres au magnat. Ils ne baissaient pas seulement leur froc : c'était un strip-tease autour de la barre comme ceux qu'on voyait dans le Crazy Horse de Rick Rizzola, bien connu pour ses danseuses prêtes à montrer absolument tout à quiconque glissait quelques billets verts dans leur tanga ou leur décolleté.

Le grand concours, marqué par une rivalité plus intense que n'importe quel « clasico » entre le Barça et le Real Madrid, se déroula - il ne pouvait pas en être autrement - sous les fresques baroques façon « kit de peinture par numéro » des plafonds du Venetian. Tout comme Jeb Bush, Marco Rubio et les autres candidats républicains à la présidence, les leaders des deux villes espagnoles firent patiemment la queue en attendant leurs rendez-vous respectifs avec le magnat. « C'était comme une sorte de concours de beauté », me raconte Marc Bassets, mon ancien collègue de La Vanguardia, qui se trouvait à Las Vegas ce week-end-là. « Nous, nous attendions près des gondoliers, et ils sont entrés : d'abord Barcelone, puis Madrid ». Dans la salle, le groupe de jurés qui devait évaluer la qualité de la danse érotique que les deux délégations étaient prêtes à exécuter, comprenait Adelson, sa femme Miriam et d'autres membres de la direction de Las Vegas Sands. Barcelone débuta, déployant tous les pouvoirs de séduction de la grande ensorceleuse qu'elle est. Si « le Sheldon » n'était pas disposé à réduire la taille de ses tours de cristal, on lui offrirait un autre terrain plus éloigné de l'aéroport. Mais, à leur sortie, « les Catalans ne semblaient pas très convaincus », me raconta Marc. Adelson demandait le numéro complet, et Barcelone gardait encore un peu de pudeur. Ensuite, Madrid effectua un strip-tease intégral immédiat devant Adelson : il n'y aurait ni syndicats gênants, ni conventions collectives, grâce à une législation ad hoc que le gouvernement PP était en train d'élaborer. « Les syndicats tomberont comme le mur de Berlin », avait promis Esperanza Aguirre. Et au cas où un marché du travail [de casino] ne suffirait pas à Mister Adelson, l'équipe madrilène offrit aussi de généreux dégrèvements fiscaux. Il n'y aurait pas de lois anti-tabac. Il y aurait des transports publics, des palmiers et des restaurants de chefs vedettes qui offriraient un superbe pot-au-feu madrilène avec des langoustines à la sauce piquante, comme les aime Don Sheldon.

Bassets s'était déjà rendu à Las Vegas deux mois auparavant pour une interview avec les dirigeants de l'entreprise Las Vegas Sands. Au milieu de leur entretien, Adelson fit irruption dans son fauteuil roulant. « Il me dit qu'il avait vu dans sa boule de cristal une immense ville-casino édifiée quelque part en Espagne », (4) se rappela Marc. Montrant une admirable audace journalistique, Bassets demanda au magnat qui venait de faire un don de dix millions à Mitt Romney, s'il ferait de même en Espagne : « Je ne mettrais jamais de l'argent dans la politique espagnole ! » répondit-il indigné. Ce qui est sûr, c'est qu'Adelson n'avait pas besoin de sortir son portefeuille au cours des réunions avec les hommes politiques de Madrid et Barcelone. C'était eux qui sortaient leur chéquier, portant la signature du contribuable.

NdlT

(1) Ce projet de 2013 n'a pas finalement pas abouti. La Tour Agbar de Nouvel abrite toujours des bureaux, et s'appelle aujourd'hui la Tour Glòries.

(2) Eixample en catalan ou Ensanche en espagnol : nouveau quartier construit selon le Plan Ildefons Cerdà à partir de 1859, après la démolition des remparts qui enserraient Barcelone.

(3) Alcorcón est à 13 km de Madrid !

(4) La ville-casino n'a finalement pas vu le jour : Madrid a gagné le concours, mais toutes les exigences d'Adelson ne pouvaient pas être acceptées.

NdE

*Jaime Ignacio González González (1960), est un politicien du Parti populaire (PP). Après avoir été nommé sous-secrétaire du ministère de l'Éducation et de la Culture en 1996, il devient, en 1999, secrétaire d'État à l'Administration publique. En 2002, il est désigné délégué du gouvernement aux Étrangers et à l'Immigration.

Lorsque Esperanza Aguirre est investie, en 2003, présidente de la communauté de Madrid, elle le choisit comme premier vice-président et porte-parole. Il prend, en 2009, la direction du département régional de la Culture. Investi successeur d'Aguirre en 2012, il est écarté de la candidature du PP en 2015 et cède ses fonctions à Cristina Cifuentes. Il est placé en détention provisoire en avril 2017 dans le cadre d'une information judiciaire pour corruption dans l'affaire Lezo (détournement de fonds publics dans le cadre de la gestion de l'entreprise publique Canal de Isabel II, chargée de la distribution de l'eau potable et de la récupération des eaux usées à Madrid). Il n'a pas encore été jugé. Et il n'y aura jamais de gondoles sur le Canal Isabel II.

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  ctxt.es
Publication date of original article: 13/01/2021

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