23/02/2021 entelekheia.fr  9 min #185988

Le chaînon manquant de Biden avec l'Europe

Par Patrick Lawrence
Paru sur  Consortium News sous le titre Biden's Missing Link with Europe

Si le continent européen a salué la fin de la Guerre froide, l'Amérique - qui serait totalement perdue sans ennemi - ne l'a jamais abandonnée.

Le président Joe Biden a enfin eu l'occasion de « s'asseoir en tête de table » lorsqu'il est  intervenu (virtuellement, bien sûr) au Forum annuel de Munich sur la sécurité, vendredi. Enfin, il a pu redire, pour les alliés européens traditionnels de l'Amérique, son slogan longuement répété, « l'Amérique est de retour ».

Il ne semble pas que les personnes présentes, notamment les dirigeants allemands et français, aient témoigné du moindre enthousiasme. La chancelière Angela Merkel et le président Emmanuel Macron ont semblé se demander plus ou moins à voix haute s'il fallait prendre la phrase « l'Amérique est de retour » de Biden comme une promesse ou une menace.

Les élites politiques américaines sont tellement habituées à escroquer leurs citoyens qu'elles commettent l'erreur fatale de croire qu'elles peuvent tout aussi facilement escroquer leurs homologues étrangers. Ah ah. Il en résulte, encore et encore, des politiques malhabiles qui éloignent l'Amérique et les Américains des réalités parfaitement évidentes du XXIe siècle - la principale étant que la table est maintenant ronde et que personne ne s'assied à sa tête.

« Nous devons démontrer que les démocraties peuvent encore servir nos peuples », a déclaré Biden, depuis la salle Est de la Maison Blanche, lors de son discours au Forum. « C'est notre mission galvanisante. La démocratie n'est pas le fruit du hasard. Nous devons la défendre. Il faut la renforcer. La renouveler. Nous devons prouver que notre modèle n'est pas une relique de notre histoire. »

Il y a deux façons de lire ces remarques. D'abord, l'intention apparente de Biden était de lever le rideau sur le  « sommet mondial des démocraties » que son régime prévoit de convoquer - avec « Big Joe » à nouveau en tête de table - plus tard dans l'année. Cet exercice en surdité, qui est une tentative à peine voilée de réaffirmer la supériorité de l'Occident sur les autres, est tellement voué à l'échec qu'il est légitime de se demander si l'équipe Biden ira jusqu'au bout.

L'Occident se lasse de l'Occident

En dehors des États-Unis, il semble que même l'Occident se lasse de « l'Occident ». C'est une excellente chose. Mon pari : les principaux responsables de la politique étrangère et de la sécurité nationale de Biden abandonneront discrètement ce projet pour éviter à leur patron de se ridiculiser.

Ensuite, on ne peut que s'émerveiller du culot de Biden sur la question du service à « notre peuple ». Les chèques d'aide promis sont introuvables, il n'y aura pas d'annulation de dettes pour les étudiants, pas d' »option publique » intégrée à notre système de santé, pas de salaire minimum à 15 dollars de l'heure, des millions d'Américains ne peuvent toujours pas payer leurs factures, il y a des files d'attente pour des repas gratuits dans tout le pays, les biens publics privatisés sont en train de s'effondrer : Biden pense-t-il que le reste du monde ne le remarque pas, et qu'il peut être aussi cavalièrement promené que ceux qui ont été dupés en votant pour lui en novembre dernier ?

La chancelière Merkel s'est  exprimée après que Biden ait appelé les Européens à « se préparer ensemble à une concurrence stratégique à long terme avec la Chine », à relancer l'alliance militaire de l'OTAN et à s'engager à réagir ensemble à toutes les prétendues interventions russes (dont aucune preuve n'a jamais été présentée) :

Ces dernières années, la Chine a gagné en influence dans le monde entier et, en tant que partenaires et démocraties transatlantiques, nous devons faire quelque chose pour contrer cette situation..... La Russie entraîne continuellement les membres de l'Union européenne dans des conflits hybrides. Par conséquent, il est important que nous élaborions un programme transatlantique à l'égard de la Russie qui, d'une part, fasse des offres de coopération, mais qui, d'autre part, souligne très clairement nos différences ».

Et  nous avons Macron - pour qui l'OTAN est en état de « mort cérébrale », comme il l'a dit dans une interview accordée à The Economist il y a deux ans - qui prend des accents quasiment gaulliens [*] sur la question de « l'autonomie stratégique » de l'Europe :

Je crois en l'OTAN.... Je crois que l'OTAN a besoin d'un nouvel élan politique et d'une clarification de son concept stratégique. L'OTAN a besoin d'une approche plus politique.... Je crois que le meilleur engagement possible de l'Europe au sein de l'OTAN serait d'être beaucoup plus responsable de sa propre sécurité ».

C'est ainsi que les Européens en sont venus à caresser les fanfarons américains comme Biden dans le sens du poil. Oui, nous devons « faire quelque chose » à propos de la Chine et nous devons « souligner nos différences » avec la Russie - deux pensées très nettement en deçà de la nouvelle Guerre froide préconisée par Biden. Oui, l'OTAN est une bonne chose, mais elle doit être politique et non militaire, et en tant qu'institution de la Guerre froide, elle est de fait dépassée.

La technique de parade européenne

Nous pouvons également appeler cela des parades, activité dans laquelle les Européens sont devenus très forts depuis qu'il est devenu évident, du moins depuis l'administration Obama, que les Américains ne comprennent tout simplement pas la dynamique de notre nouveau siècle.

De nouveau Merkel, qui à un moment donné a retiré ses gants de velours:

« Nos intérêts ne convergeront pas toujours. »

Macron, sur un mode tout aussi direct, a réitéré son argument selon lequel la sécurité européenne ne nécessite pas encore plus d'animosité et d'expansion de l'OTAN vers l'est, mais d' « un dialogue avec la Russie ».

Le Forum de Munich sur la sécurité a été la première action de Biden en tant qu'homme d'État sur la scène mondiale. Il est important que nous ne manquions pas son importance.

Dans l'immédiat, les relations transatlantiques se caractérisent par un engagement de pure forme en réponse aux efforts incessants des États-Unis pour maintenir le monde aussi divisé et instable que possible. L'Europe, pour sa part - qui comprend et favorise la multipolarité comme impératif du XXIe siècle - suit sa propre voie fondée sur les « faits de terrain ».

L'Union européenne et la Chine, ne l'oublions pas, ont signé au début de l'année le plus vaste accord d'investissement de l'histoire moderne de la Chine - ceci par-dessus les objections de dernière minute de Jake Sullivan, nommé depuis Conseiller à la sécurité nationale de Biden. L'Allemagne va se joindre à la mascarade ridicule de l' « empoisonnement » d'Alexei Navalny, dont la fausseté est désormais  prouvée, mais elle achèvera le gazoduc Nord Stream 2 de Gazprom, malgré les efforts frénétiques de Washington pour le bloquer.

Observons maintenant l'Allemagne, alors qu'elle va choisir le successeur de Merkel dans le courant de l'année.  Armin Laschet, le chef de l'Union chrétienne-démocrate tout juste nommé et qui est en tête de liste pour la chancellerie, ne s'intéresse pas aux machinations guerre froid-esques de Washington et leur préfère des relations de coopération avec Moscou et Pékin.

Dans ces considérations immédiates, nous pouvons déceler un temps long, un courant plus profond de l'histoire, qui a été évident dans les liens transatlantiques depuis la fin de la Guerre froide. Aucune administration américaine n'a aucunement compris cette force, et celle de Biden pourrait s'avérer la plus stupide, étant donnée la puissance de cette dynamique qui anime désormais la pensée européenne. C'était évident dans ce que Merkel, Macron et d'autres Européens avaient à dire à Munich.

L'Europe a accueilli la fin de la Guerre froide comme l'Amérique, qui serait totalement perdue sans ennemi, ne l'a jamais fait. Au cours des trois décennies qui ont suivi, le continent a été confronté à deux questions qu'il devra inéluctablement résoudre dans les années et décennies à venir. La géographie dicte son destin sur les deux tableaux, peut-on dire.

La première question concerne la position des démocraties industrielles de l'extrémité occidentale de la masse continentale eurasienne. Après de nombreuses années de tergiversations et de tâtonnements, ce que les Européens savent aussi très bien faire, ils abordent maintenant cette réalité de manière plus directe et - à noter - dans leur propre intérêt. C'est ce que nous avons entendu au Fourm de Munich.

Regardez une carte : Ce que nous appelons le Continent européen partage une frontière avec la Russie, dont l'identité est à la fois européenne et non occidentale. Au-delà de la Russie se trouve la Chine, dont l'initiative Belt and Road, malgré des problèmes de planification et d'extension, n'est rien d'autre qu'une émanation de l'unité naturelle de la masse terrestre qui s'étend de Shanghai jusqu'à Lisbonne.

Il serait absurde de suggérer qu'une quelconque rupture décisive dans les relations transatlantiques est en vue. Les dirigeants européens sont très clairs sur ce point. Mais le continent est-il susceptible d'émerger comme un pôle de puissance distinct, jetant un pont entre l'Occident et le non-Occident ? C'est une question distincte, et ma réponse est un oui prudent - à condition que les dirigeants européens cultivent et maintiennent une compréhension approfondie de l'histoire et de leur place dans celle-ci.

La deuxième question concerne la périphérie de l'Europe. D'une manière ou d'une autre, le continent devra développer un règlement durable avec les nations musulmanes d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Les États-Unis peuvent impunément bombarder et déstabiliser ces nations parce qu'elles sont éloignées. L'Europe ne jouit pas d'un tel luxe, si l'on peut appeler cela un « luxe ».

Je vois peu de signes indiquant que les Européens sont conscients de ce deuxième impératif, mais il y en a quelques-uns. Lorsque les « E3 » - France, Allemagne et Grande-Bretagne - ont rompu avec les États-Unis après que l'administration Trump se soit retirée de l'accord nucléaire avec l'Iran, c'était un signal selon lequel, comme Merkel l'a dit à Munich la semaine dernière, les intérêts européens et américains ne peuvent plus être considérés comme concordants.

Je ne me souviens pas d'une époque où la compréhension intellectuelle du contexte des réalités mondiales, ainsi qu'une bonne conscience des rouages de l'histoire aient été plus importantes que maintenant. Nous n'en sommes qu'au début, mais l'administration Biden semble terriblement déficiente sur ces deux points.

Note à l'attention de Biden : M. le président, oubliez la grande table du réfectoire avec la chaise du directeur prévue pour vous à sa tête. La salle à manger a été réaménagée.

Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier livre s'intitule Time No Longer : Americans After the American Century. Compte Twitter  @thefloutist. Son site web,  Patrick Lawrence.

Traduction Corinne Autey-Roussel
Photo cdu445 / Pixabay

[*] Note de la traduction : Macron a-t-il été « gaullien » ou plus simplement, complice de l'Allemagne comme toujours ?

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