16/04/2021 tlaxcala-int.org  13 min #188389

La politique néolibérale de financiarisation usaméricaine contre le socialisme industriel chinois

 Michael Hudson Михаел Хадсон

Il y a près d'un demi-millénaire, Le Prince de Niccolò Machiavel décrivait trois options sur la manière dont une puissance conquérante pourrait traiter les États qu'elle a vaincus à la guerre mais qui «ont été habitués à vivre selon leurs propres lois et dans la liberté:... la première est de les ruiner, la seconde, d'y résider en personne, le troisième est de leur permettre de vivre selon leurs propres lois, en vous payant un tribut et en y établissant une oligarchie qui fera en sorte qu'ils resteront bien disposés à votre égard ». 1

Machiavel a préféré la première option, citant la destruction de Carthage par Rome. C'est ce que les USA ont fait à l'Irak et à la Libye après 2001. Mais dans la nouvelle Guerre froide d'aujourd'hui, le mode de destruction est largement économique, via des sanctions commerciales et financières telles que celles que les USA ont imposé à la Chine, à la Russie, à l'Iran, au Venezuela et à d'autres adversaires désignés. L'idée est de leur refuser des intrants clés, surtout dans les technologies essentielles et le traitement de l'information, les matières premières et l'accès aux connexions bancaires et financières, comme les menaces usaméricaines d'expulser la Russie du système de compensation bancaire SWIFT.

La deuxième option est d'occuper les rivaux. Cela n'est fait que partiellement par les troupes des 800 bases militaires usaméricaines à l'étranger. Mais l'occupation habituelle et plus efficace consiste en la prise de contrôle par les entreprises usaméricaines de leur infrastructure de base, en détenant leurs actifs les plus lucratifs et en reversant leurs revenus au noyau impérial.

Le président Trump a déclaré qu'il voulait saisir le pétrole irakien et syrien en réparation du coût de la destruction de leur société. Son successeur, Joe Biden, a cherché en 2021 à nommer une fidèle d'Hillary Clinton, Neera Tanden, à la tête du Bureau de la gestion et du budget (OMB) du gouvernement. Elle avait exhorté les USA à obliger la Libye à remettre ses vastes réserves de pétrole en réparation du coût de la destruction de sa société. «Nous avons un énorme déficit. Ils ont beaucoup de pétrole. La plupart des Américains choisiraient de ne pas s'engager dans le monde à cause de ce déficit. Si nous voulons continuer à nous engager dans le monde, des gestes comme celui de nous faire rembourser par des pays riches en pétrole ne me semblent pas fous ». 2

"Quelqu'un doit faire marche arrière", par Victor Gillam, Judge (USA), 8 décembre 1900
Texte à gauche : "Camion de la civilisation et du commerce", "Progrès", "Force si nécessaire", "Coton", "Produits secs", "Éducation".
Texte à droite : "Boxers", "400 millions de barbares", "Chine"

Les stratèges US ont préféré la troisième option de Machiavel: laisser l'adversaire vaincu nominalement indépendant mais gouverner via des oligarchies clientes. Le conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, les a qualifiés de «vassaux», dans le sens médiéval classique d'exiger la loyauté envers leurs patrons usaméricains, avec un intérêt commun à voir l'économie en question privatisée, financiarisée, taxée et mise sous le patronage des USA, sur la base d'intérêts mutuels, en opposition à l'affirmation démocratique locale d'autonomie nationaliste et de maintien de l'excédent économique dans le pays pour promouvoir la prospérité nationale au lieu d'être envoyé à l'étranger.

Cette politique de privatisation par une oligarchie cliente avec sa propre source de richesse basée sur l'orbite usaméricaine est ce que la diplomatie néolibérale US a accompli dans les anciennes économies soviétiques après 1991 pour assurer sa victoire de guerre froide sur le communisme soviétique. La manière dont les oligarchies clientes ont été créées était une privatisation mafieuse qui a complètement perturbé les interconnexions économiques intégrant les économies. « Pour le dire dans des termes qui renvoient à l'âge plus brutal des anciens empires», a expliqué Brzezinski, «les trois grands impératifs de la géostratégie impériale sont d'empêcher la collusion et de maintenir la dépendance sécuritaire parmi les vassaux, de maintenir les tributaires malléables et protégés et d'empêcher les barbares de se rassembler ». 3

Après avoir réduit l'Allemagne et le Japon à la vassalité après les avoir vaincus pendant la Seconde Guerre mondiale, la diplomatie usaméricaine a rapidement réduit la Grande-Bretagne et sa zone sterling impériale à la vassalité en 1946, suivies en temps utile par le reste de l'Europe occidentale et ses anciennes colonies. L'étape suivante consistait à isoler la Russie et la Chine, tout en empêchant «les barbares de se rassembler». « S'ils arrivaient à se regrouper », avertissait Brzezinski, « les USA devront peut-être déterminer comment faire face aux coalitions régionales qui cherchent à pousser l'Amérique hors d'Eurasie, menaçant ainsi le statut de l'Amérique en tant que puissance mondiale ». 4

En 2016, Brzezinski voyait la Pax Americana s'effilocher, vu son échec à atteindre ces objectifs. Il reconnaissait que les USA «ne sont plus la puissance impériale mondiale». 5 C'est ce qui a motivé son antagonisme croissant envers la Chine et la Russie, ainsi que l'Iran et le Venezuela.

Le problème n'était pas la Russie, dont la nomenklatura communiste a laissé son pays être gouverné par une kleptocratie occidentolâtre, mais la Chine. La confrontation usaméricano-chinoise n'est pas simplement une rivalité nationale, mais un conflit entre systèmes économiques et sociaux. La raison pour laquelle le monde d'aujourd'hui est plongé dans une guerre froide économique et quasi militaire 2.0 se trouve dans la perspective du contrôle socialiste de ce que les économies occidentales depuis l'antiquité classique ont traité comme des actifs privés produisant des rentes : l'argent la banque (avec les règles régissant la dette et la saisie des biens), les terres et les ressources naturelles, et les monopoles d'infrastructure.

Ce contraste sur la question de savoir si l'argent et le crédit, la terre et les monopoles naturels seront privatisés et dûment concentrés entre les mains d'une oligarchie rentière ou utilisés pour promouvoir la prospérité générale et la croissance est devenue fondamentalement celui entre capitalisme financier et socialisme. Pourtant, dans ses termes les plus larges, ce conflit existait déjà il y a 2500 ans. dans le contraste entre les royautés orientales et les oligarchies grecque et romaine. Ces oligarchies, ostensiblement démocratiques sous une forme politique superficielle et une idéologie moralisatrice, se sont battues contre le concept de royauté. La source de cette opposition était que le pouvoir royal - ou celui des «tyrans» nationaux - pouvait parrainer ce que les réformateurs démocratiques grecs et romains préconisaient: l'annulation des dettes pour éviter que les populations ne soient réduites à la servitude pour dettes et à la dépendance (et finalement au servage), et la redistribution des terres pour éviter que leur propriété ne se polarise et ne se concentre entre les mains des créanciers et des grands propriétaires.

Du point de vue usaméricain d'aujourd'hui, cette polarisation est la dynamique de base du néolibéralisme soutenu par les USA. La Chine et la Russie sont des menaces existentielles pour l'expansion mondiale de la richesse rentière financiarisée. La Guerre froide 2.0 d'aujourd'hui vise à dissuader la Chine et potentiellement d'autres pays de socialiser leurs systèmes financiers, leurs terres et leurs ressources naturelles, et de garder les services d'infrastructure publics pour éviter qu'ils ne soient monopolisés entre des mains privées pour siphonner les rentes économiques au détriment des investissements productifs dans la croissance économique.

Les USA espéraient que la Chine pourrait être aussi bonasse que l'Union soviétique et adopter une politique néolibérale permettant à sa richesse d'être privatisée et transformée en privilèges d'extraction de rente, à vendre aux USAméricains. «Ce que le monde libre attendait en accueillant la Chine dans l'organe de libre-échange [l'Organisation mondiale du commerce] en 2001», a expliqué Clyde V. Prestowitz Jr, conseiller commercial de l'administration Reagan, était que «depuis l'adoption par Deng Xiaoping de certaines méthodes de marché en 1979 et surtout après l'effondrement de l'Union soviétique en 1992... une augmentation des échanges et des investissements avec la Chine conduirait inévitablement à la marchandisation de son économie, à la disparition de ses entreprises publiques ». 6

Mais au lieu d'adopter le néolibéralisme basé sur le marché, se lamente Prestowitz, le gouvernement chinois a soutenu l'investissement industriel et a gardé le contrôle de l'argent et de la dette entre ses propres mains. Ce contrôle gouvernemental était «en contradiction avec le système mondial libéral fondé sur des règles» selon les lignes néolibérales qui avaient été imposées aux anciennes économies soviétiques après 1991. «Plus fondamentalement», résume Prestowitz:

« L'économie chinoise est incompatible avec les prémisses principales du système économique mondial incarné aujourd'hui par l'Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et une longue liste d'autres accords de libre-échange. Ces pactes supposent des économies principalement fondées sur le marché, le rôle de l'État étant circonscrit et les décisions micro-économiques largement laissées aux intérêts privés opérant dans le cadre d'un État de droit. Ce système n'a jamais anticipé une économie comme celle de la Chine dans laquelle les entreprises publiques représentent un tiers de la production; la fusion de l'économie civile avec l'économie stratégique et militaire est une nécessité gouvernementale; des plans économiques quinquennaux orientent les investissements vers des secteurs ciblés; un parti politique éternellement dominant nomme les PDG d'un tiers ou plus des grandes entreprises et a établi des cellules de parti dans chaque entreprise importante; la valeur de la monnaie est gérée, les données d'entreprise et personnelles sont minutieusement collectées par le gouvernement pour être utilisées à des fins de contrôle économique et politique; et le commerce international peut à tout moment être utilisé comme une arme à des fins stratégiques ».

C'est une hypocrisie époustouflante - comme si l'économie civile américaine n'était pas fusionnée avec son propre complexe militaro-industriel, et ne gérait pas sa monnaie ou n'utilisait pas son commerce international comme une arme pour atteindre des objectifs stratégiques. C'est l'hôpital que se fout de la charité, un fantasme dépeignant l'industrie usaméricaine comme étant indépendante du gouvernement. En fait, Prestowitz insiste sur le fait que «Biden devrait invoquer la Loi sur la production de défense pour diriger l'augmentation de la production aux USA vers des produits cruciaux comme les médicaments, les semi-conducteurs et les panneaux solaires. ».

Alors que les stratèges commerciaux usaméricains opposent la «démocratie» américaine et le monde libre à l'autocratie chinoise, le conflit majeur entre les USA et la Chine a concerné le rôle du soutien du gouvernement à l'industrie. L'industrie usaméricaine est devenue forte au 19e siècle grâce au soutien du gouvernement, tout comme la Chine le fournit actuellement. C'était la doctrine du capitalisme industriel, après tout. Mais à mesure que l'économie usaméricaine s'est financiarisée, elle s'est désindustrialisée. La Chine s'est montrée consciente des risques de la financiarisation et a pris des mesures pour tenter de la contenir. Cela l'a aidé à réaliser ce qui était autrefois l'idéal usaméricain de fournir des services d'infrastructure de base à bas prix.

Voici le dilemme politique usaméricain : son gouvernement soutient la rivalité industrielle avec la Chine, mais soutient également la financiarisation et la privatisation de l'économie nationale - la politique même qu'il a utilisée pour contrôler les pays «vassaux» et extraire leur excédent économique par la recherche de rente.

David Klein, Wall Street Journal

Pourquoi le capitalisme financier usaméricain traite l'économie socialiste chinoise comme une menace existentielle

Le capital industriel financiarisé veut qu'un État fort le serve lui-même, mais ne serve pas les travailleurs, les consommateurs, l'environnement ou le progrès social à long terme au prix d'une érosion des profits et des rentes.

Les tentatives usaméricaines de mondialiser cette politique néolibérale poussent la Chine à résister à la financiarisation occidentale. Son succès fournit aux autres pays une leçon de choses sur les raisons d'éviter la financiarisation et la recherche de rente qui s'ajoutent aux frais généraux de l'économie et donc à son coût de la vie et des affaires.

La Chine donne également une leçon de choses sur la manière de protéger son économie et celle de ses alliés des sanctions étrangères et de la déstabilisation qui en découle. Sa réponse la plus fondamentale a été d'empêcher l'émergence d'une oligarchie indépendante nationale ou soutenue par l'étranger. Cela s'est fait avant tout en maintenant le contrôle du gouvernement sur les finances et le crédit, la propriété et la politique foncière avec un plan à long terme à l'esprit.

En regardant en arrière dans le cours l'histoire, cette rétention est la façon dont les dirigeants du Proche-Orient de l'âge du bronze ont empêché une oligarchie d'émerger pour menacer les économies palatiales. C'est une tradition qui a persisté tout au long de l'époque byzantine, taxant de grandes agrégations de richesses pour empêcher une rivalité avec le palais et sa protection d'une large prospérité et de la distribution de terres permettant l'autosubsistance.

La Chine protège également son économie des sanctions commerciales et financières piloétes par les USA et des perturbations économiques en visant l'autosuffisance en produits essentiels. Cela implique l'indépendance technologique et la capacité de fournir suffisamment de ressources alimentaires et énergétiques pour soutenir une économie qui peut fonctionner indépendamment du bloc unipolaire usaméricain. Cela implique également un découplage du dollar US et des systèmes bancaires qui lui sont liés, et donc de la capacité des USA à imposer des sanctions financières. La création d'une alternative informatisée nationale au système de compensation bancaire SWIFT est associée à cet objectif.

Le dollar représente toujours 80% de toutes les transactions mondiales, mais moins de la moitié du commerce sino-russe actuel, et la proportion diminue, d'autant plus que les entreprises russes évitent que les paiements ou les comptes dollarisés soient saisis par les sanctions usaméricaines.

Ces mesures de protection limitent la menace usaméricaine à la première option de Machiavel: détruire le monde s'il ne se soumet pas à l'extraction de rente financiarisée par les USA. Mais comme Vladimir Poutine l'a pointé: «Qui voudrait vivre dans un monde sans la Russie?»

Notes

1 Niccolo Machiavelli, Le Prince (1532), Chapitre 5: «Concernant la manière de gouverner les villes ou les principautés qui vivaient sous leurs propres lois avant leur annexion.»

2 Neera Tanden, «La Libye devrait-elle nous rembourser?» mémo à Faiz Shakir, Peter Juul, Benjamin Armbruster et NSIP Core, 21 octobre 2011. M. Shakir, à son honneur, a répondu: «Si nous pensons pouvoir gagner de l'argent avec une incursion, nous le ferons? C'est un grave problème politique / message / moral pour notre politique étrangère, je pense ». En tant que présidente du Center for American Progress, Tanden a soutenu une proposition de 2010 visant à réduire les prestations de sécurité sociale, reflétant l'objectif à long terme d'Obama-Clinton d'austérité fiscale tant au pays qu'à l'étranger.

3 Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier: la primauté américaine et ses impératifs géostratégiques (New York: 1997), p. 40. Voir la discussion de Pepe Escobar, «  Il fait si froid en Alaska pour Léviathan», 20 mars 2021.

4 Brzezinski, ibid., P. 55.

5 Brzezinski, «Towards a Global Realignment», The American Interest (17 avril 2016) Pour une discussion, voir Mike Whitney, «The Broken Checkboard: Brzezinski Gives Up on Empire», Counterpunch, 25 août 2016.

6 Clyde Prestowitz, " Blow Up the Global Trading System", Washington Monthly, 24 mars 2021.

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  michael-hudson.com
Publication date of original article: 14/04/2021

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