07/07/2022 basta.media  12 min #211678

Marins, sauveteurs, bénévoles, habitants, élus locaux : ils et elles sauvent la vie des exilés naufragés

Face à la multiplication des naufrages sur le littoral nord de la France, ils et elles ont choisi la solidarité plutôt que le racisme, et s'organisent pour venir en aide aux exilés naufragés. Voici leurs histoires.

« Ludo ? Tu as des photos des radeaux des migrants ? » demande Nicolas, jeune chef d'équipage du Nicolas-Jérémy, un grand chalutier typique de ceux qu'on aperçoit pêcher dans la Manche. Ludovic apparaît à l'entrée de la cabine et plonge sa main dans sa combinaison pour attraper son téléphone. Il retrouve les photos de ce jour d'août 2021, lorsque lui et les six autres membres de l'équipage ont sauvé plusieurs personnes exilées de la noyade. Leur canot pneumatique avait fait naufrage trois heures plus tôt. « Celui-là, ne le prenez pas en photo », glisse Ludovic lorsqu'apparaît sur l'écran le buste d'un homme aux yeux clos, flottant à la surface de l'eau. « Il est décédé ». Les sept pêcheurs ont réussi à sauver la vie de tous les autres, parmi lesquels quatre femmes et deux enfants.

Nicolas, capitaine de chalutier

Nicolas, chef d'équipage du chalutier qui a sauvé plusieurs exilés au large de Boulogne-sur-Mer. Les pêcheurs leur ont « donné des habits et de l'eau, parce qu'ils étaient complètement déshydratés ». Un navire de la Marine nationale a fini par arriver, au bout d'une heure et demie.

Valentina Camu

« On a mis une échelle mais ils n'avaient plus de force pour grimper », raconte Grégory, attablé sur un côté de la cabine. Les pêcheurs ont malgré tout réussi à faire monter quelques exilés à bord, et leur ont « donné des habits et de l'eau, parce qu'ils étaient complètement déshydratés », se souvient Nicolas. Après avoir alerté le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS), un navire de la Marine nationale a fini par arriver, au bout d'une heure et demie, pour assurer le reste du sauvetage. « Maintenant, on s'est habitué un peu aux migrants. Quand il fait beau comme ça, on en voit tous les jours » résume Nicolas. « C'est triste à mourir ».

Des naufrages invisibles malgré une hausse des traversées

Le soleil peine à chasser l'obscurité, sur la dune de la Slack, à 20 kilomètres au nord de Boulogne-sur-Mer. À part le bruit des vagues, et le vent froid qui siffle dans les oreilles, tout est paisible. Il est quatre heures du matin. Adeline et Florent, deux jeunes bénévoles de l'association Utopia 56, retournent dans leur vieille camionnette après avoir inspecté les alentours. « Rien ici, on part à l'autre plage ». L'apparente tranquillité des lieux cache pourtant une tout autre réalité. Le long des plages du littoral, des dizaines d'exilés tentent presque chaque jour de passer en Angleterre. Dans la région, tout le monde a en tête ces images, où des dizaines de personnes cachées dans les dunes sortent de l'ombre, portant au-dessus d'elles ces longs bateaux pneumatiques noirs, et courent à toute vitesse vers la mer avant de disparaître au large.

Adeline et Florent, bénévoles
Adeline et Florent, deux jeunes bénévoles de l'association Utopia 56, inspecte à l'aube la plage d'Ecault, entre Boulogne-sur-Mer et Le Touquet, pour vérifier que des exilés naufragés ne sont pas en difficulté.

© Teresa Suarez

Après avoir passé la nuit à surveiller les plages, les deux bénévoles d'Utopia n'ont croisé personne. Pourtant, le lendemain, les autorités britanniques annoncent avoir intercepté 198 personnes dans les eaux anglaises, pour la seule journée du 1er juin. Depuis janvier, 11 691 personnes sont passées de l'autre côté de la Manche selon les Britanniques, contre 3740 sur la même période en 2021. L'an dernier, 28 000 personnes au total étaient arrivées sur leurs côtes. Les chiffres devraient être deux à trois fois plus élevés cette année, avec des pics de départ sur la période estivale.

« On les sort de l'eau, ils sont à moitié morts, et on les laisse partir ? »

Il y a ceux qui arrivent à passer, et ceux qui échouent. « Plus de 2000 retours en France » ont été comptabilisés entre janvier et début juin, nous indique Véronique Magnin, porte-parole de la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord. Soit une moyenne de 400 personnes récupérées dans le détroit chaque mois par des navires des douanes, des Affaires maritimes, des gendarmes ou de la Marine ; ou encore par la SNSM (Société nationale de sauvetage en mer) ou des chalutiers. « On est déjà au-delà de toutes les prises en charge effectuées sur l'ensemble de l'année 2020 », compare Véronique Magnin.

Mika, sapeur pompier
Mika, sapeur-pompier, a participé à plusieurs sauvetages. « Quand on débarque des migrants trempés, au cœur de la nuit, avec des couvertures de survie... Il n'y a personne sur le quai pour les accueillir ! » dénonce le président de la station de sauvetage de Dunkerque, Alain Ledaguenel.

© Valentina Camu

Et encore, ce chiffre n'englobe pas les tentatives ratées durant lesquelles les exilés parviennent à regagner par eux-mêmes les plages françaises. Ces naufrages qui se multiplient, en même temps que les tentatives de traversées, demeurent à l'abri des regards.

Seuls voyageurs dans la gare de Boulogne-sur-Mer, vendredi 3 juin, sept Iraniens, toute une famille, attendent le prochain train en direction de Calais, assis dans le hall. Il est presque 10 heures. Les traits tirés, ils portent avec eux des sacs où s'entassent leurs vêtements trempés. Cinq heures plus tôt, le jour à peine levé, leur canot a fait naufrage dans le détroit. Le Jeanne-Barret, patrouilleur des Affaires maritimes, a récupéré 43 rescapés. Marjan*, 14 ans, s'avance avec un téléphone pour montrer un message traduit du persan au français : « Ils nous ont sauvé après deux heures en pleurant et en suppliant ». Sa cousine de 11 ans se tient à ses côtés. Les parents échangent quelques sourires, expliquent qu'on ne leur a donné ni vêtements neufs, ni boissons chaudes. Ils sont venus à pied du port. Personne n'est là pour les accompagner.

En première ligne depuis les premiers naufrages dans la Manche, Alain Ledaguenel, président de la station SNSM de Dunkerque, ne décolère pas. « Quand on débarque des migrants trempés, au cœur de la nuit, avec des couvertures de survie... Il n'y a personne sur le quai pour les accueillir ! » Seule la police aux frontières est toujours présente, parfois aux côtés de la Protection civile. « Les gens on les sort de l'eau, ils sont à moitié morts, et on les laisse partir ? » insiste l'ancien marin, figure historique du secourisme dans la Manche. « Il faut au moins leur donner un verre de thé, des vêtements secs... Un peu d'humanité ! »

Quand les citoyens prennent les choses en main

Tous les interlocuteurs rencontrés, engagés dans des collectifs ou des associations, témoignent de lacunes dans la prise en charge des naufragés. « Tout repose sur la bonne volonté des citoyens et des maires. Or, c'est l'État qui est responsable ! » fustige Habib Mirzai, travailleur social et bénévole actif à Boulogne-sur-mer.

Habib, travailleur social
« Tout repose sur la bonne volonté des citoyens et des maires. Or, c'est l'État qui est responsable ! » fustige Habib Mirzai, travailleur social et bénévole actif à Boulogne-sur-mer.

© Teresa Suarez

La préfecture maritime explique qu'à chaque sauvetage, les services départementaux du port de débarquement sont contactés. Le préfet départemental devient alors responsable de l'accueil des naufragés. D'où les variations constatées, en fonction des communes du littoral, dans la prise en charge post-naufrage. « Chaque port a son fonctionnement propre, ses infrastructures différentes. On est tout simplement tributaire du dispositif que l'autorité départementale a pu mettre en place ou pas », renvoie Véronique Magnin.

Depuis le naufrage meurtrier de novembre 2021, une centaine de Boulonnais ont décidé qu'ils ne pouvaient plus rester les bras croisés face aux drames qui se déroulaient sous leurs yeux. Dans les communes autour de Boulogne-sur-mer, il n'est pas rare de voir passer au petit matin des dizaines d'exilés, trempés, parfois blessés, à la recherche d'une gare ou d'un bus pour retourner sur les campements de Calais ou Grande-Synthe. Face à l'inaction de l'État, deux collectifs citoyens se sont constitués.

« Après la mort de 27 personnes en novembre, on s'est retrouvés, parce qu'il fallait faire quelque chose. Sur Boulogne il n'y avait rien du tout, alors que beaucoup de gens découvraient la situation et s'en émouvaient », témoigne Gaston Denhière, l'un des cofondateur de l'association Humanité Fraternité Internationalisme. Nourriture, vêtements, soins : ces bénévoles sillonnent les communes à la recherche de dons, qu'ils distribuent ensuite sur les campements de Calais et Grande-Synthe.

D'autres ont décidé qu'il fallait venir en aide aux exilés directement après les naufrages. C'est le collectif Opale solidarité exilés (OSE), créé tout récemment, en mars, qui s'en charge. Formés par les bénévoles d'Utopia 56, qui ont l'expérience du terrain, ces Boulonnais sillonnent les plages la nuit, vêtements et nourriture sous les bras. Face à la mer, alors que le soleil est déjà couché depuis plusieurs heures et que leur maraude touche à sa fin, Dany Patoux et Olivier Ternisien évoquent l'hostilité de certains citoyens à l'égard des exilés, dans une région où le score du Rassemblement national a dépassé les 50 % à la dernière présidentielle.

Dany et Olivier, du collectif Opale solidarité exilés
Dany Patoux et Olivier Ternisien, du collectif Opale solidarité exilés (OSE), créé en mars, évoquent l'hostilité de certains citoyens à l'égard des exilés, dans une région où le score du Rassemblement national a dépassé les 50 % à la dernière présidentielle.

© Teresa Suarez

Olivier, engagé de longue date dans l'aide aux exilés, a subi insultes et menaces à cause de ses positions. « Parfois, il y a 30 ou 40 personnes migrantes qui traversent les villages pour aller dans la forêt avant les départs et c'est la panique dans le village ! Mais expliquons les choses, faisons des réunions publiques pour en parler avec les habitants pour calmer les choses. Sauf que la mairie ne veut rien entendre », regrette celui qui est aussi élu d'opposition avec la France insoumise, dans la commune communiste de Saint-Étienne-au-Mont. Si quelques élus du Boulonnais prônent l'accueil et la solidarité, ils se heurtent bien souvent au mur de l'omerta.

« C'est un sujet tabou ici. Quand on demande des moyens à la préfecture, on se fait rappeler à l'ordre, on nous fait comprendre qu'il y a déjà assez de choses comme ça », glisse une élue locale. « Il y a une certaine prudence des élus qui ne veulent pas froisser une partie de la population qui vote RN, regrette Denis Buhagiar, un élu d'opposition EELV à Boulogne, dirigée par Frédéric Cuvillier, maire PS proche de François Hollande et soutien d'Emmanuel Macron en 2017. Mais il y a encore certains maires courageux », ajoute-t-il.

Une famille sauvée in extremis
Le 3 juin, sept Iraniens, de la même famille, ont été sauvés in extremis de la noyade par le Jeanne-Barret, patrouilleur des Affaires maritimes. Débarqués, on ne leur a donné ni vêtements secs, ni boissons chaudes. Ils repartent à Calais.

© Valentina Camu

À quelques kilomètres de là, à Dannes, la mairie, sans étiquette politique, a décidé de faire face à ces événements, plutôt que de les cacher sous le tapis. Une salle du camping municipal sert désormais à entreposer des denrées. Lorsqu'un naufrage a lieu à proximité, la préfecture appelle le maire, qui ouvre cette salle pour accueillir les exilés. « Les riverains ont plus ou moins bien accueilli tout ça. Au début il y avait un peu de stress, mais on en a tous parlé et les choses se sont calmées », explique Peggy Debré, troisième adjointe à la mairie de Dannes. C'est aussi dans cette commune que vit Laurent Caffier, un militant de la première heure de la cause des exilés dans les Hauts-de-France. Il est en train de bâtir une ferme pédagogique dans le village, pour y créer des moments de rencontre et d'échanges entre les habitants de la région et les exilés. « Je vais essayer de prendre des exilés en bénévolat avec moi sur la ferme, pour casser leur image auprès des habitants, parce que dans le village, c'est compliqué un peu... Je les prendrai tous les week-ends. C'est Cédric Herrou qui m'aide à faire ça », raconte-t-il.

« Quand tu te sens rejeté quelque part, tu essaies d'en partir »

D'ici là, tous les citoyens engagés craignent qu'un autre drame ne se déroule dans les prochains mois, malgré la présence renforcée des navires de sauvetage de la Marine nationale entre Cherbourg et Dunkerque depuis le début de l'année. Mais à la station SNSM de Dunkerque, on s'inquiète d'une potentielle submersion du dispositif de sauvetage. « Si un jour on tombe sur 80 personnes à l'eau, il faudra en laisser une vingtaine accrochée sur leur embarcation, on ne peut en prendre que 60 sur notre bateau », imagine avec effroi Jean-Luc, sauveteur expérimenté de la station. En hiver, on ne survit pas plus de dix minutes dans une eau à 8 degrés.

Plage d'embarquement
La plage d'Ecault, entre Boulogne-Sur-Mer et Le Touquet, est un lieu de départ vers les côtes britanniques. Depuis janvier, 11 691 personnes sont passées de l'autre côté, contre 3740 sur la même période en 2021. Plus de 2000 « retours » suite à des naufrages ont été comptabilisés côté français.

© Valentina Camu

Dix minutes pour survivre
Adeline, bénévole de l'association Utopia 56, cherche du regard d'éventuels naufragés revenant sur la plage d'Ecault. En hiver, on ne survit pas plus de dix minutes dans une eau à 8 degrés.

© Teresa Suarez

Pendant ce temps, à terre,  le harcèlement policier se poursuit sur les lieux de vie informels de Calais et de Grande-Synthe, où survivent les personnes exilées. « Les naufragés du mois de novembre, ils ont été poussés à traverser par l'État », songe Habib Mirzai. « S'ils avaient eu d'autres alternatives... C'est un instinct humain : quand tu te sens rejeté quelque part, tu essaies d'en partir. »

Maïa Courtois, Simon Mauvieux
Photos : Valentina Camu, Teresa Suarez

P.-S.

Photo de Une : « On a mis une échelle mais ils n'avaient plus de force pour grimper. » Sept pêcheurs du chalutier Nicolas-Jérémy, de Boulogne-Sur-Mer, ont réussi à sauver la vie de plusieurs exilés, parmi lesquels quatre femmes et deux enfants (© Valentina Camu)

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