{"148666":{"id":"148666","parent":"148473","time":"1542990962","url":"http:\/\/newsnet.fr\/148666","source":"http:\/\/www.tlaxcala-int.org\/article.asp?reference=24729","category":"documentaires","title":"Les gilets jaunes et les \u00ab le\u00e7ons de l'histoire \u00bb","catalog-images":"6\/\/4\/newsnet_148666_69386e.jpg\/newsnet_148666_b08c03.jpg\/newsnet_148666_fbc388.jpg\/newsnet_148666_413432.jpg\/newsnet_148666_32113d.jpg","image":"http:\/\/newsnet.fr\/img\/newsnet_148666_413432.jpg","hub":"newsnet","url-explicit":"http:\/\/newsnet.fr\/art\/les-gilets-jaunes-et-les-lecons-de-l-histoire","admin":"newsnet","views":"1509","priority":"3","length":"23417","lang":"fr","content":"\u003Cp\u003E\u003Ca href=\"http:\/\/www.tlaxcala-int.org\/biographie.asp?ref_aut=6390&lg_pp=fr\"\u003EG\u00e9rard Noiriel\u003C\/a\u003E\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EDans une tribune publi\u00e9e par le journal \u003Ci\u003ELe Monde\u003C\/i\u003E (20\/11\/2018), le sociologue Pierre Merle \u00e9crit que \u00ab le mouvement des \u00ab gilets jaunes \u00bb rappelle les jacqueries de l'Ancien R\u00e9gime et des p\u00e9riodes r\u00e9volutionnaires \u00bb. Et il s'interroge: \u00ab Les le\u00e7ons de l'histoire peuvent-elles encore \u00eatre comprises ? \u00bb\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003E\u003Cspan class=\"philum ic-img2\"\u003E\u003C\/span\u003E\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EJe suis convaincu, moi aussi, qu'une mise en perspective historique de ce mouvement social peut nous aider \u00e0 le comprendre. C'est la raison pour laquelle le terme de \u00ab jacquerie \u00bb (utilis\u00e9 par d'autres commentateurs et notamment par Eric Zemmour, l'historien du \u003Ci\u003EFigaro\u003C\/i\u003E r\u00e9cemment adoub\u00e9 par France Culture dans l'\u00e9mission d'Alain Finkielkraut qui illustre parfaitement le titre de son livre sur \u00ab la d\u00e9faite de la pens\u00e9e \u00bb) ne me para\u00eet pas pertinent. Dans mon Histoire populaire de la France, j'ai montr\u00e9 que tous les mouvements sociaux depuis le Moyen Age avaient fait l'objet d'une lutte intense entre les dominants et les domin\u00e9s \u00e0 propos de la d\u00e9finition et de la repr\u00e9sentation du peuple en lutte. Le mot \u00ab jacquerie \u00bb a servi \u00e0 d\u00e9signer les soul\u00e8vements de ces paysans que les \u00e9lites surnommaient les \u00ab jacques \u00bb, terme m\u00e9prisant que l'on retrouve dans l'expression \u00ab faire le Jacques \u00bb (se comporter comme un paysan lourd et stupide).\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003E\u003Cspan class=\"philum ic-img2\"\u003E\u003C\/span\u003E\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ELa Jacquerie de Meaux (1358) dans les \u003Ci\u003EChronique\u003C\/i\u003E de Jean Froissart\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ELe premier grand mouvement social qualifi\u00e9 de \u00ab jacquerie \u00bb a eu lieu au milieu du XIVe si\u00e8cle, lorsque les paysans d'Ile de France se sont r\u00e9volt\u00e9s conte leurs seigneurs. La source principale qui a aliment\u00e9 pendant des si\u00e8cles le regard p\u00e9joratif port\u00e9 sur les soul\u00e8vements paysans de cette \u00e9poque, c'est le r\u00e9cit de Jean Froissart, l'historien des puissants de son temps, r\u00e9dig\u00e9 au cours des ann\u00e9es 1360 et publi\u00e9 dans ses fameuses Chroniques. Voici comment Froissart pr\u00e9sente la lutte de ces paysans : \u00ab Lors se assembl\u00e8rent et s'en all\u00e8rent, sans autre conseil et sans nulles armures, fors que de b\u00e2tons ferr\u00e9s et de couteaux, en la maison d'un chevalier qui pr\u00e8s de l\u00e0 demeurait. Si bris\u00e8rent la maison et tu\u00e8rent le chevalier, la dame et les enfants, petits et grands, et mirent le feu \u00e0 la maison [...]. Ces m\u00e9chants gens assembl\u00e9s sans chef et sans armures volaient et br\u00fblaient tout, et tuaient sans piti\u00e9 et sans merci, ainsi comme chiens enrag\u00e9s. Et avaient fait un roi entre eux qui \u00e9tait, si comme on disait adonc, de Clermont en Beauvoisis, et l'\u00e9lurent le pire des mauvais ; et ce roi on l'appelait Jacques Bonhomme \u00bb.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ECe m\u00e9pris de classe pr\u00e9sentant le chef des Jacques comme \u00ab le pire des mauvais \u00bb est invalid\u00e9 par les archives qui montrent que les paysans en lutte se donn\u00e8rent pour principal porte-parole Guillaume Carle \u00ab bien sachant et bien parlant \u00bb. A la m\u00eame \u00e9poque, la grande lutte des artisans de Flandre fut emmen\u00e9e par un tisserand, Pierre de Coninck d\u00e9crit ainsi dans \u003Ci\u003Eles Annales de Gand\u003C\/i\u003E : \u00ab Petit de corps et de povre lignage, il avoit tant de paroles et il savoit si bien parler que c'estoit une fine merveille. Et pour cela, les tisserands, les foulons et les tondeurs le croyoient et aimoient tant qu'il ne s\u00fbt chose dire ou commander qu'ils ne fissent \u00bb.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EOn a l\u00e0 une constante dans l'histoire des mouvements populaires. Pour \u00e9chapper \u00e0 la stigmatisation de leur lutte, les r\u00e9volt\u00e9s choisissent toujours des leaders \u00ab respectables \u00bb et capables de dire tout haut ce que le peuple pense tout bas. D'autres exemples, plus tardifs, confirment l'importance du langage dans l'interpr\u00e9tation des luttes populaires. Par exemple, le soul\u00e8vement qui agita tout le P\u00e9rigord au d\u00e9but du XVIIe si\u00e8cle fut d\u00e9sign\u00e9 par les \u00e9lites comme le soul\u00e8vement des \u00ab croquants \u00bb ; terme que r\u00e9cus\u00e8rent les paysans et les artisans en se pr\u00e9sentant eux m\u00eames comme les gens du \u00ab commun \u00bb, Ce fut l'un des points de d\u00e9part des usages populaires du terme \u00ab commune \u00bb qui fut repris en 1870-71, \u00e0 Paris, par les \u00ab Communards \u00bb.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003E\u003Cspan class=\"philum ic-img2\"\u003E\u003C\/span\u003E\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ELa r\u00e9volte des Maillotins contre l'oppression fiscale, Paris 1382, sous le r\u00e8gne de Charles VI.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ELes commentateurs qui ont utilis\u00e9 le mot \u00ab jacquerie \u00bb pour parler du mouvement des \u00ab gilets jaunes \u00bb ont voulu mettre l'accent sur un fait incontestable : le caract\u00e8re spontan\u00e9 et inorganis\u00e9 de ce conflit social. M\u00eame si ce mot est inappropri\u00e9, il est vrai qu'il existe malgr\u00e9 tout des points communs entre toutes les grandes r\u00e9voltes populaires qui se sont succ\u00e9d\u00e9 au cours du temps. En me fiant aux multiples reportages diffus\u00e9s par les m\u00e9dias sur les gilets jaunes, j'ai not\u00e9 plusieurs \u00e9l\u00e9ments qui illustrent cette permanence.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ELe principal concerne l'objet initial des revendications : le refus des nouvelles taxes sur le carburant. Les luttes antifiscales ont jou\u00e9 un r\u00f4le extr\u00eamement important dans l'histoire populaire de la France. Je pense m\u00eame que le peuple fran\u00e7ais s'est construit gr\u00e2ce \u00e0 l'imp\u00f4t et contre lui. Le fait que le mouvement des gilets jaunes ait \u00e9t\u00e9 motiv\u00e9 par le refus de nouvelles taxes sur le carburant n'a donc rien de surprenant. Ce type de luttes antifiscales a toujours atteint son paroxysme quand le peuple a eu le sentiment qu'il devait payer sans rien obtenir en \u00e9change. Sous l'Ancien R\u00e9gime, le refus de la d\u00eeme fut fr\u00e9quemment li\u00e9 au discr\u00e9dit touchant les cur\u00e9s qui ne remplissaient plus leur mission religieuse, et c'est souvent lorsque les seigneurs n'assuraient plus la protection des paysans que ceux-ci refus\u00e8rent de payer de nouvelles charges. Ce n'est donc pas un hasard si le mouvement des gilets jaunes a \u00e9t\u00e9 particuli\u00e8rement suivi dans les r\u00e9gions o\u00f9 le retrait des services publics est le plus manifeste. Le sentiment, largement partag\u00e9, que l'imp\u00f4t sert \u00e0 enrichir la petite caste des ultra-riches, alimente un profond sentiment d'injustice dans les classes populaires.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ECes facteurs \u00e9conomiques constituent donc bien l'une des causes essentielles du mouvement. N\u00e9anmoins, il faut \u00e9viter de r\u00e9duire les aspirations du peuple \u00e0 des revendications uniquement mat\u00e9rielles. L'une des in\u00e9galit\u00e9s les plus massives qui p\u00e9nalisent les classes populaires concerne leur rapport au langage public. Les \u00e9lites passent leur temps \u00e0 interpr\u00e9ter dans leur propre langue ce que disent les domin\u00e9s, en faisant comme s'il s'agissait toujours d'une formulation directe et transparente de leur exp\u00e9rience v\u00e9cue. Mais la r\u00e9alit\u00e9 est plus complexe. J'ai montr\u00e9 dans mon livre, en m'appuyant sur des analyses de Pierre Bourdieu, que la R\u00e9forme protestante avait fourni aux classes populaires un nouveau langage religieux pour nommer des souffrances qui \u00e9taient multiformes. Les paysans et les artisans du XVIe si\u00e8cle disaient : \u00ab J'ai mal \u00e0 la foi au lieu de dire j'ai mal partout \u00bb. Aujourd'hui, les gilets jaunes crient \u00ab j'ai mal \u00e0 la taxe au lieu de dire j'ai mal partout \u00bb. Il ne s'agit pas, \u00e9videmment, de nier le fait que les questions \u00e9conomiques sont absolument essentielles car elles jouent un r\u00f4le d\u00e9terminant dans la vie quotidienne des classes domin\u00e9es. N\u00e9anmoins, il suffit d'\u00e9couter les t\u00e9moignages des gilets jaunes pour constater la fr\u00e9quence des propos exprimant un malaise g\u00e9n\u00e9ral. Dans l'un des reportages diffus\u00e9s par BFM-TV, le 17 novembre, le journaliste voulait absolument faire dire \u00e0 la personne interrog\u00e9e qu'elle se battait contre les taxes, mais cette militante r\u00e9p\u00e9tait sans cesse : \u00ab on en a ras le cul \u00bb, \u00ab ras le cul \u00bb, \u00ab ras le bol g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 \u00bb.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003E\u00ab Avoir mal partout \u00bb signifie aussi souffrir dans sa dignit\u00e9. C'est pourquoi la d\u00e9nonciation du m\u00e9pris des puissants revient presque toujours dans les grandes luttes populaires et celle des gilets jaunes n'a fait que confirmer la r\u00e8gle. On a entendu un grand nombre de propos exprimant un sentiment d'humiliation, lequel nourrit le fort ressentiment populaire \u00e0 l'\u00e9gard d'Emmanuel Macron. \u00ab Pour lui, on n'est que de la merde \u00bb. Le pr\u00e9sident de la R\u00e9publique voit ainsi revenir en boomerang l'ethnocentrisme de classe que j'ai analys\u00e9 dans mon livre.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EN\u00e9anmoins, ces similitudes entre des luttes sociales de diff\u00e9rentes \u00e9poques masquent de profondes diff\u00e9rences. Je vais m'y arr\u00eater un moment car elles permettent de comprendre ce qui fait la sp\u00e9cificit\u00e9 du mouvement des gilets jaunes. La premi\u00e8re diff\u00e9rence avec les \u00ab jacqueries \u00bb m\u00e9di\u00e9vales tient au fait que la grande majorit\u00e9 des individus qui ont particip\u00e9 aux blocages de samedi dernier ne font pas partie des milieux les plus d\u00e9favoris\u00e9s de la soci\u00e9t\u00e9. Ils sont issus des milieux modestes et de la petite classe moyenne qui poss\u00e8dent au moins une voiture. Alors que \u00ab la grande jacquerie \u00bb de 1358 fut un sursaut d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 des gueux sur le point de mourir de faim, dans un contexte marqu\u00e9 par la guerre de Cent Ans et la peste noire.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ELa deuxi\u00e8me diff\u00e9rence, et c'est \u00e0 mes yeux la plus importante, concerne la coordination de l'action. Comment des individus parviennent-ils \u00e0 se lier entre eux pour participer \u00e0 une lutte collective ? Voil\u00e0 une question triviale, sans doute trop banale pour que les commentateurs la prennent au s\u00e9rieux. Et pourtant elle est fondamentale. A ma connaissance, personne n'a insist\u00e9 sur ce qui fait r\u00e9ellement la nouveaut\u00e9 des gilets jaunes : \u00e0 savoir la dimension d'embl\u00e9e \u003Ci\u003Enationale\u003C\/i\u003E d'un mouvement spontan\u00e9. Il s'agit en effet d'une protestation qui s'est d\u00e9velopp\u00e9e simultan\u00e9ment sur tout le territoire fran\u00e7ais (y compris les DOM-TOM), mais avec des effectifs localement tr\u00e8s faibles. Au total, la journ\u00e9e d'action a r\u00e9uni moins de 300 000 personnes, ce qui est un score modeste compar\u00e9 aux grandes manifestations populaires. Mais ce total est la somme des milliers d'actions groupusculaires r\u00e9parties sur tout le territoire.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003E\u003Cspan class=\"philum ic-img2\"\u003E\u003C\/span\u003E\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ENuit Debout, Rennes, juillet 2016\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ECette caract\u00e9ristique du mouvement est \u00e9troitement li\u00e9e aux moyens utilis\u00e9s pour coordonner l'action des acteurs de la lutte. Ce ne sont pas les organisations politiques et syndicales qui l'ont assur\u00e9e par leurs moyens propres, mais les \u00ab r\u00e9seaux sociaux \u00bb. Les nouvelles technologies permettent ainsi de renouer avec des formes anciennes \u00ab d'action directe \u00bb, mais sur une \u00e9chelle beaucoup plus vaste, car elles relient des individus qui ne se connaissent pas. Facebook, twitter et les smartphones diffusent des messages imm\u00e9diats (SMS) en rempla\u00e7ant ainsi la correspondance \u00e9crite, notamment les tracts et la presse militante qui \u00e9taient jusqu'ici les principaux moyens dont disposaient les organisations pour coordonner l'action collective ; l'instantan\u00e9it\u00e9 des \u00e9changes restituant en partie la spontan\u00e9it\u00e9 des interactions en face \u00e0 face d'autrefois.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EToutefois les r\u00e9seau sociaux, \u003Ci\u003E\u00e0 eux seuls,\u003C\/i\u003E n'auraient jamais pu donner une telle ampleur au mouvement des gilets jaunes. Les journalistes mettent constamment en avant ces \u00ab r\u00e9seaux sociaux \u00bb pour masquer le r\u00f4le qu'ils jouent eux-m\u00eames dans la construction de l'action publique. Plus pr\u00e9cis\u00e9ment, c'est la compl\u00e9mentarit\u00e9 entre les r\u00e9seaux sociaux et les cha\u00eenes d'information continue qui ont donn\u00e9 \u00e0 ce mouvement sa dimension d'embl\u00e9e nationale. Sa popularisation r\u00e9sulte en grande partie de l'intense \u00ab propagande \u00bb orchestr\u00e9e par les grands m\u00e9dias dans les jours pr\u00e9c\u00e9dents. Parti de la base, diffus\u00e9 d'abord au sein de petits r\u00e9seaux via facebook, l'\u00e9v\u00e9nement a \u00e9t\u00e9 imm\u00e9diatement pris en charge par les grands m\u00e9dias qui ont annonc\u00e9 son importance avant m\u00eame qu'il ne se produise. La journ\u00e9e d'action du 17 novembre a \u00e9t\u00e9 suivie par les cha\u00eenes d'information continue d\u00e8s son commencement, minute par minute, \u00ab en direct \u00bb (terme qui est devenu d\u00e9sormais un \u00e9quivalent de communication \u00e0 distance d'\u00e9v\u00e9nements en train de se produire). Les journalistes qui incarnent aujourd'hui au plus haut point le populisme (au sens vrai du terme) comme Eric Brunet qui s\u00e9vit \u00e0 la fois sur BFM-TV et sur RMC, n'ont pas h\u00e9sit\u00e9 \u00e0 endosser publiquement un gilet jaune, se transformant ainsi en porte-parole auto-d\u00e9sign\u00e9 du peuple en lutte. Voil\u00e0 pourquoi la cha\u00eene a pr\u00e9sent\u00e9 ce conflit social comme un \u00ab mouvement in\u00e9dit de la majorit\u00e9 silencieuse \u00bb.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EUne \u00e9tude qui comparerait la fa\u00e7on dont les m\u00e9dias ont trait\u00e9 la lutte des cheminots au printemps dernier et celle des gilets jaunes serait tr\u00e8s instructive. Aucune des journ\u00e9es d'action des cheminots n'a \u00e9t\u00e9 suivie de fa\u00e7on continue et les t\u00e9l\u00e9spectateurs ont \u00e9t\u00e9 abreuv\u00e9s de t\u00e9moignages d'usagers en col\u00e8re contre les gr\u00e9vistes, alors qu'on a tr\u00e8s peu entendu les automobilistes en col\u00e8re contre les bloqueurs.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EJe suis convaincu que le traitement m\u00e9diatique du mouvement des gilets jaunes illustre l'une des facettes de la nouvelle forme de d\u00e9mocratie dans laquelle nous sommes entr\u00e9s et que Bernard Manin appelle la \u00ab d\u00e9mocratie du public \u00bb (cf son livre \u003Ci\u003EPrincipe du gouvernement repr\u00e9sentatif\u003C\/i\u003E, 1995). De m\u00eame que les \u00e9lecteurs se prononcent en fonction de l'offre politique du moment - et de moins en moins par fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 un parti politique - de m\u00eame les mouvements sociaux \u00e9clatent aujourd'hui en fonction d'une conjoncture et d'une actualit\u00e9 pr\u00e9cises. Avec le recul du temps, on s'apercevra peut-\u00eatre que l'\u00e8re des partis et des syndicats a correspondu \u00e0 une p\u00e9riode limit\u00e9e de notre histoire, l'\u00e9poque o\u00f9 les liens \u00e0 distance \u00e9taient mat\u00e9rialis\u00e9s par la communication \u00e9crite. Avant la R\u00e9volution fran\u00e7aise, un nombre incroyable de r\u00e9voltes populaires ont \u00e9clat\u00e9 dans le royaume de France, mais elles \u00e9taient toujours localis\u00e9es, car le mode de liaison qui permettait de coordonner l'action des individus en lutte reposait sur des liens directs : la parole, l'interconnaissance, etc. L'Etat royal parvenait toujours \u00e0 r\u00e9primer ces soul\u00e8vements parce qu'il contr\u00f4lait les moyens d'action \u00e0 distance. La communication \u00e9crite, monopolis\u00e9e par les \u00ab agents du roi \u00bb, permettait de d\u00e9placer les troupes d'un endroit \u00e0 l'autre pour massacrer les \u00e9meutiers.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EDans cette perspective, la R\u00e9volution fran\u00e7aise peut \u00eatre vue comme un moment tout \u00e0 fait particulier, car l'ancienne tradition des r\u00e9voltes locales a pu alors se combiner avec la nouvelle pratique de contestation v\u00e9hicul\u00e9e et coordonn\u00e9e par l'\u00e9criture (cf les cahiers de dol\u00e9ances).\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EL'int\u00e9gration des classes populaires au sein de l'Etat r\u00e9publicain et la naissance du mouvement ouvrier industriel ont rar\u00e9fi\u00e9 les r\u00e9voltes locales et violentes, bien qu'elles n'aient jamais compl\u00e8tement disparu (cf le soul\u00e8vement du \u00ab Midi rouge \u00bb en 1907). La politisation des r\u00e9sistances populaires a permis un encadrement, une discipline, une \u00e9ducation des militants, mais la contrepartie a \u00e9t\u00e9 la d\u00e9l\u00e9gation de pouvoir au profit des leaders des partis et des syndicats. Les mouvements sociaux qui se sont succ\u00e9d\u00e9 entre les ann\u00e9es 1880 et les ann\u00e9es 1980 ont abandonn\u00e9 l'espoir d'une prise du pouvoir par la force, mais ils sont souvent parvenus \u00e0 faire c\u00e9der les dominants gr\u00e2ce \u00e0 des gr\u00e8ves avec occupations d'usine, et gr\u00e2ce \u00e0 de grandes manifestations culminant lors des \u00ab marches sur Paris \u00bb (\u00ab de la Bastille \u00e0 la Nation \u00bb).\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EL'une des questions que personne n'a encore pos\u00e9e \u00e0 propos des gilets jaunes est celle-ci : pourquoi des cha\u00eenes priv\u00e9es dont le capital appartient \u00e0 une poign\u00e9e de milliardaires sont-elles amen\u00e9es aujourd'hui \u00e0 encourager ce genre de mouvement populaire ? La comparaison avec les si\u00e8cles pr\u00e9c\u00e9dents aboutit \u00e0 une conclusion \u00e9vidente. Nous vivons dans un monde beaucoup plus pacifique qu'autrefois. M\u00eame si la journ\u00e9e des gilets jaunes a fait des victimes, celles-ci n'ont pas \u00e9t\u00e9 fusill\u00e9es par les forces de l'ordre. C'est le r\u00e9sultat des accidents caus\u00e9s par les conflits qui ont oppos\u00e9 le peuple bloqueur et le peuple bloqu\u00e9.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ECette pacification des relations de pouvoir permet aux m\u00e9dias dominants d'utiliser sans risque le registre de la violence pour mobiliser les \u00e9motions de leur public car la raison principale de leur soutien au mouvement n'est pas politique mais \u00e9conomique : g\u00e9n\u00e9rer de l'audience en montrant un spectacle. D\u00e8s le d\u00e9but de la matin\u00e9e, BFM-TV a signal\u00e9 des \u00ab incidents \u00bb, puis a martel\u00e9 en boucle le drame de cette femme \u00e9cras\u00e9e par une automobiliste refusant d'\u00eatre bloqu\u00e9. Avantage subsidiaire pour ces cha\u00eenes auxquelles on reproche souvent leur obsession pour les faits divers, les crimes, les affaires de mœurs : en soutenant le mouvement des gilets jaunes, elles ont voulu montrer qu'elles ne n\u00e9gligeaient nullement les questions \u00ab sociales \u00bb.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EAu-del\u00e0 de ces enjeux \u00e9conomiques, la classe dominante a \u00e9videmment int\u00e9r\u00eat \u00e0 privil\u00e9gier un mouvement pr\u00e9sent\u00e9 comme hostile aux syndicats et aux partis. Ce rejet existe en effet chez les gilets jaunes. M\u00eame si ce n'est sans doute pas voulu, le choix de la couleur jaune pour symboliser le mouvement (\u00e0 la place du rouge) et de la Marseillaise (\u00e0 la place de l'Internationale) rappelle malheureusement la tradition des \u00ab jaunes \u00bb, terme qui a d\u00e9sign\u00e9 pendant longtemps les syndicats \u00e0 la solde du patronat. Toutefois, on peut aussi inscrire ce refus de la \u00ab r\u00e9cup\u00e9ration \u00bb politique dans le prolongement des combats que les classes populaires ont men\u00e9s, depuis la R\u00e9volution fran\u00e7aise, pour d\u00e9fendre une conception de la citoyennet\u00e9 fond\u00e9e sur l'action directe. Les gilets jaunes qui bloquent les routes en refusant toute forme de r\u00e9cup\u00e9ration des partis politiques assument aussi confus\u00e9ment la tradition des Sans-culottes en 1792-93, des citoyens-combattants de f\u00e9vrier 1848, des Communards de 1870-71 et des anarcho-syndicalistes de la Belle Epoque.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EC'est toujours la mise en œuvre de cette citoyennet\u00e9 populaire qui a permis l'irruption dans l'espace public de porte-parole qui \u00e9tait socialement destin\u00e9s \u00e0 rester dans l'ombre. Le mouvement des gilets jaunes a fait \u00e9merger un grand nombre de porte-parole de ce type. Ce qui frappe, c'est la diversit\u00e9 de leur profil et notamment le grand nombre de femmes, alors qu'auparavant la fonction de porte-parole \u00e9tait le plus souvent r\u00e9serv\u00e9e aux hommes. La facilit\u00e9 avec laquelle ces leaders populaires s'expriment aujourd'hui devant les cam\u00e9ras est une cons\u00e9quence d'une double d\u00e9mocratisation : l'\u00e9l\u00e9vation du niveau scolaire et la p\u00e9n\u00e9tration des techniques de communication audio-visuelle dans toutes les couches de la soci\u00e9t\u00e9. Cette comp\u00e9tence est compl\u00e8tement ni\u00e9e par les \u00e9lites aujourd'hui ; ce qui renforce le sentiment de \u00ab m\u00e9pris \u00bb au sein du peuple. Alors que les ouvriers repr\u00e9sentent encore 20% de la population active, aucun d'entre eux n'est pr\u00e9sent aujourd'hui \u00e0 la Chambre des d\u00e9put\u00e9s. Il faut avoir en t\u00eate cette discrimination massive pour comprendre l'ampleur du rejet populaire de la politique politicienne.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EMais ce genre d'analyse n'effleure m\u00eame pas \u00ab les professionnels de la parole publique \u00bb que sont les journalistes des cha\u00eenes d'information continue. En diffusant en boucle les propos des manifestants affirmant leur refus d'\u00eatre \u00ab r\u00e9cup\u00e9r\u00e9s \u00bb par les syndicats et les partis, ils poursuivent leur \u003Ci\u003Epropre\u003C\/i\u003E combat pour \u00e9carter les corps interm\u00e9diaires et pour s'installer eux-m\u00eames comme les porte-parole l\u00e9gitimes des mouvements populaires. En ce sens, ils cautionnent la politique lib\u00e9rale d'Emmanuel Macron qui vise elle aussi \u00e0 discr\u00e9diter les structures collectives que se sont donn\u00e9es les classes populaires au cours du temps.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EEtant donn\u00e9 le r\u00f4le crucial que jouent d\u00e9sormais les grands m\u00e9dias dans la popularisation d'un conflit social, ceux qui les dirigent savent bien qu'ils pourront siffler la fin de la r\u00e9cr\u00e9ation d\u00e8s qu'ils le jugeront n\u00e9cessaire, c'est-\u00e0-dire d\u00e8s que l'audimat exigera qu'ils changent de cheval pour rester \u00e0 la pointe de \u00ab l'actualit\u00e9 \u00bb. Un tel mouvement est en effet vou\u00e9 \u00e0 l'\u00e9chec car ceux qui l'animent sont priv\u00e9s de toute tradition de lutte autonome, de toute exp\u00e9rience militante. S'il monte en puissance, il se heurtera de plus en plus \u00e0 l'opposition du peuple qui ne veut pas \u00eatre bloqu\u00e9 et ces conflits seront pr\u00e9sent\u00e9s en boucle sur tous les \u00e9crans, ce qui permettra au gouvernement de r\u00e9primer les abus avec le soutien de \u00ab l'opinion \u00bb. L'absence d'un encadrement politique capable de d\u00e9finir une strat\u00e9gie collective et de nommer le m\u00e9contentement populaire dans le langage de la lutte des classes est un autre signe de faiblesse car cela laisse la porte ouverte \u00e0 toutes les d\u00e9rives. N'en d\u00e9plaise aux historiens (ou aux sociologues) qui id\u00e9alisent la \u00ab culture populaire \u00bb, le peuple est toujours travers\u00e9 par des tendances contradictoires et des jeux internes de domination. Au cours de cette journ\u00e9e des gilets jaunes, on a entendu des propos x\u00e9nophobes, racistes, sexistes et homophobes. Certes, ils \u00e9taient tr\u00e8s minoritaires, mais il suffit que les m\u00e9dias s'en emparent (comme ils l'ont fait d\u00e8s le lendemain) pour que tout le mouvement soit discr\u00e9dit\u00e9.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003EL'histoire montre pourtant qu'une lutte populaire n'est jamais compl\u00e8tement vaine, m\u00eame quand elles est r\u00e9prim\u00e9e. Le mouvement des gilets jaunes place les syndicats et les partis de gauche face \u00e0 leurs responsabilit\u00e9s. Comment s'adapter \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 nouvelle que constitue la \u00ab d\u00e9mocratie du public \u00bb pour faire en sorte que ce type de conflit social - dont on peut pr\u00e9voir qu'il se reproduira fr\u00e9quemment - soit int\u00e9gr\u00e9 dans un combat plus vaste contre les in\u00e9galit\u00e9s et l'exploitation ? Telle est l'une des grandes questions \u00e0 laquelle il faudra qu'ils r\u00e9pondent.\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003E\u003Cimg style=\"max-width:100%\" src=\"http:\/\/newsnet.fr\/img\/newsnet_148666_32113d.jpg\" \/\u003E\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003ECourtesy of \u003Ca href=\"https:\/\/noiriel.wordpress.com\"\u003ELe populaire dans tous ses \u00e9tats, Le blog de G\u00e9rard Noiriel\u003C\/a\u003E\u003Cbr \/\u003E\nSource: \u003Ca href=\"https:\/\/noiriel.wordpress.com\/2018\/11\/21\/les-gilets-jaunes-et-les-lecons-de-lhistoire\"\u003Enoiriel.wordpress.com\u003C\/a\u003E\u003Cbr \/\u003E\nPublication date of original article: 21\/11\/2018\u003C\/p\u003E\u003Cp\u003E\u003Ca href=\"http:\/\/www.tlaxcala-int.org\/article.asp?reference=24729\"\u003Etlaxcala-int.org\u003C\/a\u003E\u003C\/p\u003E","_links":{"parent_art":[{"title":"Gilets jaunes : nous sommes le peuple","url":"http:\/\/newsnet.fr\/apicom\/id:148473,json:1"}]}}}