
Par Patrick Lawrence, Spécial Consortium News, le 11 novembre 2025
La visite d'al-Sharaa à la Maison Blanche rappelle la détestation de longue date de Washington pour les processus démocratiques et tous ceux qui les défendent, au-delà du périmètre occidental et parfois même en son sein.
Je n'aurais jamais cru voir un jour Ahmed al-Sharaa arriver à la Maison Blanche pour s'entretenir avec le président Donald Trump et la brochette habituelle de désaxés chargés de s'assurer que Trump comprenne au moins un peu ce qui se dit.
Un terroriste en goguette dans tout ce faste rétro du Bureau ovale : qui aurait pu imaginer un tableau aussi fou ?
Al-Sharaa, comme le savent les lecteurs attentifs, fait partie de ces djihadistes sunnites sanguinaires qui, durant l'opération secrète menée par l'Occident contre le régime d'Assad en Syrie, changeaient de nom et d'appellation de leurs milices meurtrières à chaque fois que le monde découvrait leur identité et l'étendue de leur barbarie.
Il était alors connu sous le nom d'Abu Muhammad al-Jolani, dont le nom de famille signifie "originaire du Golan". Ancien récipiendaire de la générosité de la CIA et du MI6 durant ces années où les services de renseignement américains et britanniques finançaient, armaient et entraînaient des tueurs sanguinaires du calibre d'Al-Sharaa, il est aujourd'hui président de la Syrie, grâce à une dernière intervention anglo-américaine qui l'a propulsé au pouvoir à Damas il y aura un an le mois prochain.
Al-Sharaa a débuté sa brillante carrière en 2003, à l'âge de 21 ans, en rejoignant Al-Qaïda en Irak pour lutter contre l'occupation américaine (une cause louable, en soi). Il s'est ensuite associé à l'État islamique par l'intermédiaire du tristement célèbre Abu Bakr al-Baghdadi pour instaurer la barbarie sunnite dans la Syrie de son enfance.
Lorsque la CIA et le MI6 ont dévoyé les manifestations du "Printemps arabe" en Syrie en un conflit armé sanglant, au plus tard début 2012, al-Jolani (comme on l'appelait à l'époque) a contribué à la création de Jabhat al-Nusra, l'organisation écran d'Al-Qaïda en Syrie.
Cependant, en 2017, la réputation d'al-Nusra s'étant quelque peu altérée, al-Jolani a rebaptisé l'organisation Hay'at Tahrir al-Sham (HTS), à la suite d'une fusion avec... six autres milices salafistes moyennement sympathiques.
Un an plus tard, HTS a été désignée organisation terroriste par les États-Unis et l'ONU, et la tête d'al-Jolani a même été mise à prix pour 10 millions de dollars.
Il y a longtemps que l'on sait que le monde fonctionne à l'abri des regards. On ignore quand les puissances invisibles qui déterminent les événements mondiaux ont décidé de fournir des costumes à al-Jolani et d'autoriser son come-back.
L'opération de réhabilitation
Le président Donald Trump pendant une cérémonie avant le Veterans Day au Northwest Stadium de Landover, dans le Maryland, dimanche. (Maison Blanche/ © Daniel Torok)
J'ai compris pour la première fois qu'une opération de réhabilitation était en cours lorsque, en avril 2021, la chaîne américaine PBS a diffusé la première interview d'al-Jolani jamais accordée à un média occidental. Vêtu d'un blazer bleu et d'une chemise, le terroriste désigné a promis de fonder un "gouvernement libérateur" en Syrie. Martin Smith, journaliste estimé (du moins jusqu'en avril 2021), a acquiescé avec crédulité.
Trois ans et quelques mois plus tard, al-Jolani a déployé ses forces armées dans l'offensive éclair vers Damas, bénéficiant du soutien des puissances occidentales, des Turcs et, très probablement, des Israéliens.
HTS n'était même pas encore arrivé à Damas que l'on pouvait déjà entendre à quel point tout allait être formidable, comme l'a clamé l'édition du 3 décembre du Telegraph : "Comment les djihadistes syriens 'favorables à la diversité' envisagent de fonder un État".
La violence sectaire qui a animé al-Sharaa pendant toutes ces années continue de sévir depuis qu'il s'est autoproclamé président pour les cinq prochaines années : violences contre les Druzes, les chrétiens et les Alaouites.
Selon les informations partielles dont on dispose, le pays est en proie à une vague de brutalité sunnite. Une partie de ces violences serait le fait de salafistes étrangers opérant sous la direction d'al-Sharaa, avec son accord tacite. - depuis la chute du régime d'Assad.
L'édition américaine du magazine The Spectator a publié un article intéressant dans son édition de lundi, rédigé par Theo Padnos, qui a passé un an en captivité entre les mains d'HTS, intitulé "Le djihadiste que j'ai connu : ma vie en tant que prisonnier d'al-Sharaa".
Voici l'introduction de l'article de Padnos :
"Alors que Washington déroule aujourd'hui le tapis rouge à l'intention de l'ancien chef d'Al-Qaïda et actuel président syrien, Ahmed al-Sharaa, les minorités syriennes continuent de vivre dans la terreur, et une armée apocalyptique, mi-Mad Max, mi-Lollapalooza, parcourt le désert quelque part au sud de Damas."Qui a ordonné à ces militants de passer à l'action ? Personne ne le sait. Que veulent-ils ? C'est encore flou. Mais en tant qu'ancien prisonnier du groupe djihadiste al-Sharaa, je ne suis pas surpris par ce qui se passe en Syrie aujourd'hui".
Affiche du programme Rewards for Justice (Récompenses pour la justice) du département d'État américain, 2017. (© Rewards for Justice / Wikimedia Commons/ CC0)
On ne trouve pas grand-chose sur la situation en Syrie dans la presse américaine grand public. On y lit plutôt
"le parcours de M. Sharaa, un djihadiste autrefois déterminé à tuer du soldat américain, devenu aujourd'hui un leader charismatique, au look impeccable, qui courtise les nations du monde entier".
Cette description nous est proposée par Roger Cohen dans un article publié lundi dans le New York Times et intitulé "La longue route d'un village de Syrie vers la Maison Blanche".
Allez-y, Roger, surtout n'hésitez pas à en remettre une couche.
Ou encore Christina Goldbaum dans le même journal, le même jour :
"La rencontre de M. al-Sharaa à Washington marque une nouvelle étape dans la métamorphose de l'ancien chef rebelle islamiste, autrefois désigné terroriste par les États-Unis et dont la tête était mise à prix pour 10 millions de dollars".
Charismatique ? Au look impeccable ? Non, et ses costards sont des trucs bon marché. La dernière étape de sa métamorphose ?
J'espère que vous avez compris le message. Ne voyez ce criminel que sous le jour que ses puissants parrains veulent bien nous montrer, et cessez de penser à ce qui s'est passé sur sa longue route, ni aux décapitations, ni à ceux qui ont financé sa course.
Mme Goldbaum nous informe qu'Al-Sharaa s'est rendu à Washington cette semaine
"pour signer un accord qui permettra à la Syrie de rejoindre les 88 autres pays de la coalition mondiale contre l'État islamique, toujours actif dans le pays".
Ah bon ?
Al-Sharaa, qui n'est pas sans lien avec l'État islamique, figurait sur la liste des terroristes jusqu'à ce que le département du Trésor l'ôte de la liste vendredi dernier. La Syrie n'en est pas moins toujours considérée comme un État soutenant le terrorisme. Et al-Sharaa se trouve dans le Bureau ovale pour une sorte de cérémonie "d'enrôlement" ?
L'ère du secret total
À l'ère du secret total, nous ne saurons peut-être jamais pourquoi Trump et son staff ont invité al-Sharaa dans le Bureau ovale. Lundi, l'enjeu était de savoir comment al-Sharaa allait gérer ses relations avec Israël, sachant que l'objectif de l'État sioniste est de réduire ce qui est encore officiellement appelé la République arabe syrienne à un patchwork chaotique, en poursuivant sa "guerre sur sept fronts".
En bref, al-Sharaa est désormais un appendice impérial en bonne et due forme. Il doit servir l'objectif qui lui a été assigné.
En contemplant ce meurtrier salafiste assis dans l'un de ces fauteuils Empire face à Trump, j'ai réalisé que je venais d'assister, une fois encore, à une scène que je n'aurais jamais cru voir de mon vivant.
J'avais simplement négligé un instant l'histoire de la République américaine, en lambeaux depuis que les victoires de 1945 lui ont conféré le pouvoir sans la sagesse.
Il n'y a donc pas vraiment de quoi être "horrifié". Al-Sharaa est un cas flagrant, convoqué à Washington par le grossier occupant de la Maison Blanche, dans la longue lignée de dictateurs et d'individus peu recommandables à qui on a fait cet honneur.
Il est probablement le plus grossier d'entre eux, mais pas le pire.
Prenons l'exemple du shah d'Iran après la Seconde Guerre mondiale. En 1949, soit deux ans seulement après le début de la guerre froide qu'il a lui-même initiée, le président Harry Truman a accueilli le shah à la Maison Blanche, quatre ans avant que la CIA et les Britanniques ne renversent Mohammad Mossadegh, démocratiquement élu à Téhéran.
Quatre autres présidents l'ont invité à revenir pour cinq autres visites : John F. Kennedy en 1962, Richard Nixon en 1969 et 1973, Gerald Ford en 1975 et Jimmy Carter en 1977.
Al-Sharaa à l'Assemblée générale des Nations unies en septembre. (Photo ONU/ © Manuel Elías)
En 1970, ce fut le tour de Suharto. Nixon l'avait en effet invité pour une visite d'État en 1970, soit cinq ans après que le sang d'un million de personnes, selon les dernières estimations, a coloré les rivières indonésiennes, pour défendre l'héritage de Sukarno, le père de l'indépendance indonésienne.
Lorsque Reagan a reçu Suharto à la Maison Blanche, il a organisé un dîner officiel et encensé ce dictateur cruel pour "son leadership avisé et inflexible".
Augusto Pinochet a été invité par Carter en 1977, soit quatre ans après le coup d'État qui a renversé le président chilien Salvador Allende. Efraín Ríos Montt a été convié par Reagan en 1982, alors qu'il perpétrait, en tant que pire dictateur militaire du Guatemala, une campagne de terreur et de génocide qui a marquée la psyché de la population maya du Guatemala.
Etc. (hélas).
Tous ces individus, et combien d'autres encore, poursuivaient un but, tout comme al-Sharaa. Si la présence d'al-Sharaa dans le Bureau ovale cette semaine nous révulse, nous devrions être tout aussi révulsés par les huit dernières décennies de pratiques de l'empire à l'étranger.
C'est peut-être l'occasion d'admettre la propension de nos prétendues élites à soutenir toutes sortes de meurtriers de masse, de tyrans, de génocidaires et de dictateurs, et de réaliser leur aversion pour la démocratie et ses mécanismes, et pour quiconque - au-delà du périmètre occidental, et parfois même à l'intérieur - les défend.
Ces personnages ne sont ni des aberrations ni des erreurs. Ce sont les principaux protagonistes de la politique étrangère américaine. L'Amérique en a conçu certaines. Et c'est bien elle qui a engendré l'homme qui se fait appeler président de la Syrie aujourd'hui.
Non, Ahmed a-Sharaa "n'est pas nous" ['r' us], mais nous devrions enfin faire face à cette réalité dont il n'est que le dernier avatar.
Traduit par Spirit of Free Speech
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, conférencier et auteur, dont le dernier ouvrage, Journalists and Their Shadows, est disponible chez Clarity Press. Parmi ses autres livres, citons Time No Longer: Americans After the American Century. Son compte Twitter, @thefloutist, a été rétabli après avoir été censuré de manière permanente pendant des années.