25/02/2024 mondialisation.ca  38 min #243582

« Libérez la vérité » : Julian Assange et la défense de la liberté de la presse

Appel final d'Assange : Votre homme dans la galerie du public

Par  Craig Murray

Rendre compte des audiences d'extradition de Julian Assange est devenu une vocation qui s'étend maintenant sur plus de cinq ans. Depuis la toute première audience, lorsque le juge Snow a qualifié Assange de "narcissique"avant qu'il n'ait rien dit d'autre que de confirmer son nom, en passant par la dernière, lorsque le juge Swift a simplement rejeté avec 2,5 pages de A4 double interligne désinvoltes un appel de 152 pages rédigé en termes concis par certains des meilleurs avocats de la planète, il s'est agi d'une parodie et d'une mascarade marquées par une hostilité institutionnelle non déguisée.

Nous voici maintenant aux dernières heures du rendez-vous de la dernière chance, alors que nous attendons à l'extérieur des Royal Courts of Justice l'appel pour un droit d'appel final.

L'architecture des Royal Courts of Justice était le dernier grand souffle du renouveau gothique : après une exubérance qui nous a procuré la splendeur de la gare de St Pancras et du palais de Westminster, le mouvement a déployé ses derniers mornes effets fantaisistes dans des tons gris et bruns, valorisant la taille au détriment de la proportion et confondant le massif avec le médiéval. Tels qu'ils ont été conçus, les bâtiments sont une manifestation du pouvoir de l'État. Et tels qu'ils n'ont pas été pensés, ils sont aussi un indice de la stupidité d'un pouvoir étendu.

La salle numéro 5 a été choisie pour cette audience. Il s'agit de l'un des plus petits tribunaux du bâtiment. Sa principale caractéristique est sa hauteur. Très haute, elle est éclairée par de lourds lustres médiévaux factices suspendus par de longues chaînes d'acier à un plafond si haut qu'on peut à peine le voir. On s'attend à ce que Robin des Bois saute soudain de la galerie et se balance sur le lustre au-dessus de nous. La salle est vraiment lugubre, une trouble pénombre plane, menaçante sur les lustres, comme des miasmes de désespoir. Et sous les lustres, on ne distingue les personnages que dans une lumière ténue.

Une immense estrade de noyer occupe une bonne moitié de la pièce, avec les juges assis tout en haut, leurs greffiers juste en dessous, et des travées latérales plus basses qui s'étendent d'un côté pour abriter les journalistes et de l'autre un immense box pour le ou les prisonniers, avec une massive cage de métal qui semble tout droit sortie d'une production du Bossu de Notre-Dame.

Il s'agit en fait de la partie la plus moderne de la construction. La mise en cage des accusés dans un style médiéval est la manière dont l'ère Blair a introduit ce que l'on appelle le processus de la loi.

De manière plutôt incongrue, le niveau des greffiers est truffé de matériel informatique, l'un des deux greffiers travaillant derrière trois écrans différents et divers ordinateurs de bureau volumineux, avec de lourds câbles se tordant dans tous les sens comme des serpents de mer en train de faire l'amour. Le système informatique semble ramener le tribunal aux années 1980, et le greffier qui l'utilise ressemble étrangement à un musicien synthétiseur de l'époque, jusqu'à la coupe de cheveux dressée vers le haut.

Conformément à l'usage, l'alimentation par ordinateur d'une salle annexe n'a pas vraiment fonctionné, entraînant un certain nombre d'interruptions dans le déroulement de la procédure.

Tous les murs sont garnis de hautes bibliothèques, abritant des milliers de volumes reliés en cuir issus d'affaires plus anciennes. Le sol de pierre apparaît sur environ un mètre entre l'estrade des juges et les bancs de bois, avec six rangées de sièges de plus en plus étroits. Les avocats occupent le premier niveau, les procureurs le second, et leurs clients respectifs le troisième. Jusqu'à dix personnes par rangée pouvaient se serrer, sans aucune séparation entre les parties adverses, de sorte que la famille Assange était coincée contre les représentants de la CIA, du département d'État et du ministère de l'intérieur britannique.

Il restait donc trois niveaux pour les médias et le public, soit une trentaine de personnes. Une galerie en bois courait toutefois au-dessus et pouvait accueillir une vingtaine de personnes supplémentaires. Le personnel du tribunal - qui, à commencer par le greffier, était très serviable et courtois - avait trié les centaines de personnes qui essayaient d'entrer, et le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, 16 membres du Parlement européen, des députés de plusieurs pays, des ONG, dont Reporter sans frontières, la Haldane Society of Socialist Lawyers, et moi (je vérifie les notes), tout ce petit monde se trouvait à l'intérieur du tribunal.

Je dois préciser que tout cela a été réalisé en dépit de l'extrême inertie du ministère de la justice, qui a rejeté l'admission officielle et la reconnaissance de toutes les organisations susmentionnées, y compris les Nations unies. L'événement a été organisé ce jour-là par la police, le personnel de la Cour et les formidables bénévoles d'Assange dirigés par Jamie. Je dois également remercier Jim qui, avec d'autres, m'a évité de faire la queue toute la nuit dans la rue, comme je l'avais fait à la Cour internationale de justice, en se portant volontaire pour attendre à ma place.

Ce croquis illustre brillamment la minuscule partie non juridictionnelle de la Cour. Des règlements paranoïaques et irrationnels interdisent la publication de photos ou de captures d'écran.

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L'acoustique du tribunal est tout simplement épouvantable. Nous sommes tous placés derrière les avocats qui s'adressent aux juges, et leurs voix sont à la fois assourdies tout en résonnant sur les murs de pierre dépouillés.

Je ne suis pas entré plein d'espoir. Comme je l'ai expliqué dans  Le fonctionnement de l'establishment, les juges n'ont pas besoin qu'on leur dise la décision attendue par l'establishment. Ils fréquentent le même milieu que les ministres, appartiennent aux mêmes institutions, vont dans les mêmes collèges, assistent aux mêmes cérémonies.

L'appel des États-Unis contre la décision initiale de bloquer l'extradition d'Assange a été accordé par un Lord Chief Justice, ancien compagnon de chambrée - et toujours le meilleur ami - du ministre qui a organisé l'expulsion de Julian de l'ambassade d'Équateur.

Le rejet de l'appel d'Assange a été prononcé par le juge Swift, qui représentait les services de sécurité et a déclaré qu'il s'agissait de ses clients préférés. Dans  l'affaire Graham Phillips, où M. Phillips poursuivait le Foreign Commonwealth and Development Office (FCDO) pour les sanctions qui lui avaient été imposées sans qu'aucune action en justice n'ait été intentée contre lui, le juge Swift a rencontré des représentants du FCDO - l'une des parties à l'affaire - et a discuté en privé avec eux de questions relatives à l'affaire avant de rendre son jugement. Il n'a pas dit à la défense qu'il avait procédé de la sorte. Ils l'ont découvert et Swift a été contraint de se récuser.

Personnellement, je suis surpris que Swift ne soit pas en prison, et encore moins qu'il soit encore juge à la High Court. Mais que sait-on vraiment sur la justice ?

Le lien politico-juridique de l'establishment s'est manifesté de manière encore plus flagrante aujourd'hui. La présidence était assurée par  Dame Victoria Sharp, dont le frère Richard avait arrangé un prêt de 800 000 livres sterling pour Boris Johnson, alors Premier ministre, aussitôt nommé président de la BBC (l'organe de propagande de l'État britannique). Elle était assistée par le juge  Jeremy Johnson, un autre ancien procureur représentant le MI6.

Par une coïncidence étonnante, le juge Johnson avait été amené à remplacer son collègue, le juge Swift, ancien employé du MI6 [Service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni] et à représenter le FCDO dans l'affaire Graham Phillips !

Et voilà que ces deux-là devaient maintenant se prononcer sur le cas de Julian !

Quel coquet et charmant club que celui de l'Establishment ! Comme il est bien réglé et prévisible ! Nous devons nous incliner avec admiration devant sa Majesté et son fonctionnement quasi divin. Ou aller en prison.

Eh bien, Julian est en prison, et nous nous tenions prêts pour sa dernière tentative d'appel. Nous nous sommes tous levés et Dame Victoria a pris place. Dans le crépuscule sombre et persistant de la salle d'audience, son visage était baigné par en-dessous d'une lumière relativement brillante, un écran d'ordinateur. Cela lui conférait une apparence grise et spectrale, et tant la texture que la couleur de ses cheveux se fondaient parfaitement avec la perruque de la Cour. Elle semblait planer au-dessus de nous comme un être éthéré et inquiétant.

Son collègue, le juge Johnson, s'est placé, pour une raison inconnue, le plus loin possible à sa droite. Lorsqu'ils souhaitaient s'entretenir, il devait se lever et se déplacer. L'éclairage ne tenait pas du tout compte de sa présence et se confondait par moments avec le mur situé derrière lui.

Dame Victoria a commencé par déclarer que la Cour avait autorisé Julian à assister en personne ou à suivre par vidéoconférence, mais qu'il n'était pas en état de faire l'un ou l'autre. Après cette nouvelle troublante, Edward Fitzgerald KC s'est levé pour ouvrir le dossier de la défense et demander qu'elle soit autorisée à faire appel.

M. Fitzgerald dégage une certaine magnificence chiffonnée. Il parle avec beaucoup d'autorité et de certitude morale, qui force la conviction. En même temps, il semble si grand et si bien intentionné, si dépourvu de vanité ou de prétention, que l'on a l'impression de voir l'ours Paddington en robe d'avocat. Il est une caricature ambulante d'Edward Fitzgerald.

Les perruques des avocats sont constituées de rouleaux serrés de crin de cheval collés à un maillage qui se déploie sur la tête. Dans le cas de M. Fitzgerald, la maille doit être tellement étirée pour couvrir son énorme cerveau que les rouleaux se détachent et parsèment sa tête comme des bigoudis sur la tête d'une concierge.

Fitzgerald a commencé par un bref résumé des arguments de la défense, en identifiant les erreurs juridiques commises par le juge Swift et la magistrate Baraitser, signifiant que l'appel était viable et devait être entendu.

Tout d'abord, l'extradition pour un délit politique est explicitement exclue par le traité d'extradition entre le Royaume-Uni et les États-Unis, fondement de l'extradition proposée. L'accusation d'espionnage est une infraction purement politique, reconnue comme telle par toutes les autorités juridiques, et les publications de Wikileaks ont été faites à des fins politiques, et ont même entraîné des bouleversements politiques, de sorte que ces publications sont considérées comme des actes d'expression protégés.

Baraitser et Swift ont eu tort de soutenir que le traité d'extradition n'était pas inscrit dans le droit national britannique et qu'il n'était donc pas "justiciable", car l'extradition en violation de ses dispositions était contraire à l'article V de la Convention européenne (sur les droits de l'homme concernant l'abus de procédure) et à l'article X (sur la liberté d'expression).

Les révélations de Wikileaks ont fait apparaître de graves irrégularités commises par le gouvernement des États-Unis, pouvant aller jusqu'à des crimes de guerre. Il s'agissait donc d'un discours légalement protégé.

Les articles III et VII de la CEDH ont également été invoqués parce qu'en 2010, M. Assange ne pouvait pas prévoir les poursuites engagées en vertu de la loi sur l'espionnage (Espionage Act), puisque cela ne s'était jamais produit auparavant, malgré la longue histoire des États-Unis où des journalistes publient des informations classifiées dans le cadre du journalisme sur la sécurité nationale. L'"infraction" était donc imprévisible. M. Assange est

"poursuivi pour s'être livré à la pratique journalistique normale consistant à obtenir et à publier des informations classifiées".

La sanction possible aux États-Unis est totalement disproportionnée, avec une peine d'emprisonnement totale possible de 175 ans pour les "infractions"incriminées jusqu'à présent.

M. Assange est victime d'une discrimination fondée sur la nationalité, ce qui rendrait l'extradition illégale. Les autorités américaines ont déclaré qu'il n'aurait pas droit à la protection du Premier Amendement aux États-Unis, parce que n'étant pas citoyen américain.

Rien ne garantit que d'autres accusations ne seront pas portées, plus graves que celles qui l'ont déjà été, notamment en ce qui concerne la publication de Vault 7, exposant des techniques secrètes d'espionnage technologique de la CIA. À cet égard, les États-Unis n'ont pas donné de garantie que la peine de mort ne pourrait pas être invoquée.

La CIA avait prévu d'enlever, de droguer et même de tuer M. Assange. Cela a été mis en évidence par le témoignage du témoin protégé n° 2, et confirmé par la publication à grande diffusion de  Yahoo News. Par conséquent, M. Assange serait livré à des autorités dont personne ne peut pas garantir qu'elles ne prendront pas de mesures extrajudiciaires à son encontre.

Enfin, le ministre de l'intérieur n'a pas tenu compte de tous ces facteurs en approuvant l'extradition.

Fitzgerald a ensuite développé chacun de ces arguments, en commençant par le fait que le traité d'extradition entre États-Unis et Royaume-Uni exclut spécifiquement l'extradition pour des délits politiques, par l'article IV.

M. Fitzgerald a déclaré que l'espionnage était la "quintessence" du délit politique, reconnu comme tel dans tous les manuels et précédents. Le tribunal était compétent sur ce point, car ignorer les dispositions du traité l'exposait à des accusations d'abus de procédure.

Il a noté que ni Swift ni Baraitser ne s'étaient prononcés sur le caractère politique ou non des infractions reprochées, en invoquant l'argument selon lequel le traité ne s'appliquait pas quoiqu'il en soit.

Mais l'ensemble de l'extradition dépend du traité. Elle a été instruite en vertu du traité. "On ne peut pas s'appuyer sur le traité, et le réfuter ensuite".

Cette remarque a immédiatement fait mouche auprès des juges, qui se sont regardés sans mot dire de leur interprétation.

Fitzgerald a poursuivi en rappelant que lorsque la loi sur l'extradition de 2003, dont dépendait le traité, avait été présentée au Parlement, les ministres avaient assuré que personne ne serait extradé pour des délits politiques. Baraitser et Swift ont déclaré que la loi de 2003 n'avait délibérément pas prévu de clause interdisant l'extradition pour des délits politiques. M. Fitzgerald a déclaré qu'il était impossible de tirer cette conclusion à partir de l'absence d'une telle clause. Rien dans le texte ne permet l'extradition pour des délits politiques. La loi est muette sur ce point.

Rien dans la loi ne fait obstacle à ce que le tribunal détermine qu'une extradition contraire aux termes du traité en vertu duquel l'extradition a lieu, constituerait une violation de la procédure. Aux États-Unis, il y a eu des cas où l'extradition vers le Royaume-Uni en vertu du traité a été empêchée par les tribunaux en raison de la clause "pas d'extradition pour motif politique". Cette clause doit s'appliquer des deux côtés.

Sur les 158 traités d'extradition du Royaume-Uni, 156 interdisent l'extradition pour des délits politiques. Il s'agit manifestement d'une pratique systématique et bien ancrée. Elle ne pouvait pas être sans signification dans tous ces traités. En outre, il s'agit là d'un argument qui n'a rien de nouveau. Il existe un grand nombre d'affaires faisant autorité, remontant à plusieurs siècles, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Irlande, au Canada, en Australie et dans de nombreux autres pays, dans lesquelles la jurisprudence "pas d'extradition pour des raisons politiques" est fermement établie. Elle ne pouvait pas être soudainement "non justiciable".

Elle est non seulement justiciable, mais elle a fait l'objet de décisions très détaillées.

Tous les délits reprochés relèvent de l'"espionnage", à l'exception d'un seul. Cette accusation de "piratage", consistant à aider Chelsea Manning à recevoir des documents classifiés, même si elle était vraie, était manifestement une allégation comparable à une forme d'activité d'espionnage.

L'acte d'accusation décrit Wikileaks comme une "agence de renseignement hostile non étatique". Il s'agit là d'une accusation d'espionnage. Il s'agit manifestement de poursuites motivées par des considérations politiques pour un délit politique.

Julian Assange est une personne en conflit politique avec le point de vue des États-Unis, qui cherche à affecter les politiques et les agissements du gouvernement américain.

L'article 87 de la loi sur l'extradition de 2003 signifie que toutes les questions soulevées doivent être examinées à travers le prisme de la  Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et sous aucun autre angle.

Compter sur le traité tout en ignorant ses termes constitue un abus de procédure et est contraire à la CEDH. L'obligation en droit britannique de respecter les termes du traité d'extradition avec les États-Unis tout en administrant une extradition dans le cadre de ce traité fait penser à l'obligation des tribunaux de suivre la Convention sur l'esclavage moderne et la Convention sur les réfugiés.

Mark Summers KC a ensuite pris la parole pour poursuivre la défense d'Assange. Personnage sombre et pugnace, il pourrait très bien incarner Heathcliff [personnage du roman Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë]. Summers est aussi franc et direct que Fitzgerald est courtois. Ses arguments ne sont pas tant martelés que pilonnés.

Ces poursuites, a commencé M. Summers, avaient pour but "d'interdire et de punir l'exposition d'un crime de niveau national". Lors de l'audience d'extradition, de nombreux témoins ont apporté des preuves incontestables de ce fait. Le discours en question est donc un discours protégé. Cette extradition n'est était pas seulement contraire au traité d'extradition entre les États-Unis et le Royaume-Uni de 2007, elle est également en contradiction flagrante avec l'article 81 de la loi sur l'extradition de 2003.

Ces poursuites ont été motivées par le désir de punir et de réprimer l'opinion politique, ce qui est contraire à la loi. Il a été clairement démontré qu'il s'agissait d'une poursuite politique. Elle n'a été engagée que des années après l'infraction proposée ; sa mise en œuvre a été motivée par la déclaration de la Cour pénale internationale selon laquelle les publications de Wikileaks constituent des preuves de crimes de guerre. Cette déclaration a été immédiatement suivie par la condamnation de Wikileaks et d'Assange par le gouvernement américain, par la désignation de Wikileaks comme agence de renseignement hostile non étatique, et même par le complot officiel visant à kidnapper, empoisonner, restituer ou assassiner Assange. Tout cela a été approuvé par le président Trump.

Ces poursuites présentent donc manifestement toutes les caractéristiques d'une persécution politique.

Le tribunal de première instance a entendu des témoignages incontestés selon lesquels les documents de Wikileaks provenant de Chelsea Manning contenaient des preuves d'assassinats, de restitutions, de tortures, de prisons secrètes et d'assassinats par drone commis par les États-Unis. Les documents divulgués ont en fait été utilisés avec succès dans le cadre d'actions en justice intentées devant de nombreux tribunaux étrangers, y compris à Strasbourg.

Les divulgations sont politiques parce que l'intention avouée est de susciter un bouleversement politique. En effet, elles ont entraîné des bouleversements, par exemple en ce qui concerne les règles d'engagement des forces en Irak et en Afghanistan et l'arrêt des assassinats par drone au Pakistan. À l'époque des publications, M. Assange jouissait d'une grande notoriété politique. Il a même été invité à s'adresser à l'UE et à l'ONU.

Le gouvernement américain n'a réagi à aucune des nombreuses preuves de la criminalité au niveau de l'État américain présentées lors de l'audience. Pourtant, le juge Baraitser a totalement ignoré ces preuves dans sa décision. Elle n'a fait aucune référence à la criminalité des États-Unis.

Le juge Sharp a alors interrompu l'audience pour demander où l'on pouvait trouver des références à ces actes criminels dans le dossier, et M. Summers a donné quelques indications très laconiques, les dents serrées.

Summers a poursuivi en disant qu'en droit, il est évident que l'exposition de la criminalité au niveau de l'État est un acte politique. Il s'agit d'un discours protégé. Il existe un très grand nombre d'affaires dans de nombreuses juridictions qui en attestent. La criminalité présentée dans cet appel a été tolérée et même approuvée par les plus hauts niveaux du gouvernement des États-Unis. La publication de ces preuves par M. Assange, en l'absence de tout motif lucratif, est la définition même d'un acte politique. Il s'est impliqué, de manière incontestable, dans une opposition à l'appareil gouvernemental des États-Unis.

Cette extradition devait être interdite en vertu de l'article 81 de la loi sur l'extradition, car elle avait pour but de faire taire ces opinions politiques. Là encore, de nombreux cas ont été enregistrés sur la manière dont les tribunaux doivent traiter, en vertu de la Convention européenne, les États réagissant à ceux qui ont révélé des actes criminels officiels.

Dans le jugement faisant l'objet de l'appel, le juge Baraitser n'a pas du tout abordé la question de la nature protégée du discours exposant la criminalité de l'État. Il s'agit manifestement d'une erreur de droit.

Le juge Baraitser a également commis une erreur de fait en déclarant que la révélation des crimes de guerre américains avait donné lieu à des poursuites judiciaires, "par pures conjecture et spéculation". Cette affirmation ne tient pas compte de la quasi-totalité des preuves présentées à la Cour.

La Cour a reçu des preuves de l'ingérence des États-Unis dans les procédures judiciaires relatives aux crimes de guerre américains en Espagne, en Pologne, en Allemagne et en Italie. Les États-Unis ont soustrait leurs propres fonctionnaires à la juridiction de la CPI. Ils ont activement menacé les institutions et les employés de la CPI et des instances officielles d'autres États. Tout cela a été expliqué en détail dans des témoignages d'experts et n'a pas été contesté. Tout cela a été ignoré par Baraitser.

Après la publication des documents Manning, Assange n'a fait l'objet d'aucune poursuite pendant six ans. Pourquoi des poursuites ont-elles été engagées six ans plus tard ? Qu'est-ce qui avait changé ?

Après que la Cour pénale internationale a déclaré qu'elle utiliserait les documents de Wikileaks pour enquêter sur les crimes de guerre commis par des représentants du gouvernement américain, les autorités américaines ont qualifié Assange d'"acteur politique". C'est à cette époque qu'est née l'expression "agence de renseignement hostile non étatique". Assange a été accusé de "travailler avec la Russie" et d'"essayer de faire tomber les États-Unis".

Mme Baraitser a reconnu dans son jugement l'hostilité de la CIA, mais a déclaré que "la CIA ne parle pas au nom de l'administration américaine".

Il faut souligner que c'est après le jugement Baraitser que  Yahoo News a publié son enquête sur le complot du gouvernement américain contre Assange.

Le tribunal a entendu parler de l'action de la CIA contre Assange par le témoin protégé n° 2, mais uniquement de la surveillance illégale de l'ambassade d'Équateur ainsi que d'autres lieux. Il n'était pas au courant du projet d'enlèvement et d'assassinat. Tout cela était bien réel et faisait froid dans le dos. En effet, les poursuites et la demande d'extradition n'ont été engagées que dans le but de fournir un cadre à la tentative de restitution.

La persécution politique est également évidente dans la poursuite très sélective de l'appelant. De nombreux journaux, ainsi que d'autres sites web, ont publié exactement les mêmes informations. Pourtant, seul Assange a été poursuivi. Mme Baraitser a tout simplement ignoré de nombreux faits cruciaux de l'affaire, et son jugement est donc manifestement erroné.

La Cour européenne des droits de l'homme a statué qu'en vertu de l'article 7 de la  Convention, les poursuites doivent être prévisibles pour que l'acte commis soit criminel. Ces poursuites n'ont pas satisfait au critère de prévisibilité car aucun journaliste n'a jamais été poursuivi en vertu de la loi américaine de l'Espionage Act. Baraitser était tenue de se prononcer sur ce point, mais s'est contentée de dire qu'il appartenait à la juridiction américaine de trancher.

La publication des fuites est routinière. Le journalisme de Sécurité nationale existe. Il s'agit d'un aspect bien établi de la profession aux États-Unis. Encourager les personnes en possession de documents classifiés à les révéler est une pratique journalistique courante. Les lanceurs d'alerte eux-mêmes ont souvent été poursuivis. Mais aucun éditeur ou journaliste n'avait jamais été poursuivi pour avoir obtenu ou publié des documents classifiés de l'État.

Baraitser avait entendu de nombreux témoignages incontestés sur ce point. On ne peut pas prévoir de poursuites jamais engagées auparavant.

A ce stade, le juge Johnson est intervenu pour demander si la publication d'un si grand nombre de noms d'informateurs non expurgés n'était pas également sans précédent, et si l'on pouvait s'attendre à ce que cela déclenche une réaction sans précédent ?

M. Summers a répondu qu'il y avait effectivement eu d'autres exemples de publication de noms.

Le tribunal s'est alors retiré pour la pause déjeuner.

La défense a très bien commencé l'affaire. Les juges se sont montrés de plus en plus attentifs au fur et à mesure que les débats avançaient et ont parfois semblé surpris par certaines affirmations. La première question de fond posée par les juges, juste après la pause déjeuner, était manifestement hostile à Assange.

Nous avons quitté la salle d'audience et nous sommes dirigés vers la cantine. Celle-ci ne comporte aucune fantaisie et n'offre qu'un choix très limité, conçu pour que les repas soient servis rapidement. J'étais avec John Shipton et la députée allemande Sevim Dagdelen, qui a gentiment offert le déjeuner, se distinguant ainsi immédiatement de tous les députés britanniques de ma connaissance.

J'ai demandé une pomme de terre au four avec du fromage, mais il s'est avéré que les haricots au four et le fromage n'étaient pas une option mais un "pré-mix", et la pomme de terre a été recouverte d'un mélange orange vif. J'ai accidentellement appliqué un peu de cette substance sur mon pouce qui, malgré 48 heures écoulées et des lavages fréquents, a conservé la même couleur que le visage de Donald Trump.

Après le déjeuner, Mark Summers a pu revenir sur la question de la publication des noms d'agents et d'informateurs.

Il a indiqué qu'il existait de nombreux exemples dans le passé de publication de ces noms, y compris massivement, et que cela n'avait jamais donné lieu à l'application de l'Espionage Act ou à d'autres poursuites à l'encontre d'un éditeur. Dans  le cas de Philip Agee, la publication des noms a entraîné la rétractation de l'article, mais aucune poursuite n'a été engagée contre l'éditeur. Daniel Ellsberg a d'ailleurs témoigné dans cette même affaire que la publication des Pentagon Papers avait révélé de nombreux noms, pour lesquels le New York Times n'avait pas été poursuivi.

Il a suggéré qu'il était également utile de noter qu'aucune poursuite n'était actuellement engagée contre le site Cryptome, qui a publié les documents non expurgés de Manning avant Wikileaks, et qui les diffuse encore aujourd'hui. Depuis ces événements, une loi a été adoptée aux États-Unis pour interdire spécifiquement la publication de noms d'agents des services secrets et de sources, mais cette législation se limite spécifiquement aux agents de l'État et n'inclut pas les éditeurs ou les journalistes.

Ces poursuites restent donc sans précédent et imprévisibles. Aucune affaire américaine n'a jamais cherché à poursuivre des éditeurs ayant publié des secrets d'État. Le principe directeur est resté celui défini par le juge Stewart :

"La presse autonome peut publier ce qu'elle sait et chercher à apprendre ce qu'elle peut".

Face à ce vaste éventail de pratiques et de jurisprudences, a poursuivi M. Summers, tout ce que le gouvernement américain a réussi à produire, c'est une affaire de première instance nommée Rosen, dans laquelle le tribunal a "envisagé la possibilité" que la réception et la transmission d'informations classifiées, indépendamment du lanceur d'alerte, puissent constituer un délit. Mais cette affaire concernait des lobbyistes d'entreprise et non le journalisme ou l'édition, elle n'avait de toute façon jamais été jugée et émanait d'un tribunal dont l'autorité était comparable à celle de la Truro Magistrates Court.

C'était littéralement le seul argument que le gouvernement américain avait à offrir. Pourtant, Baraitser leur a donné raison.

Le juge Johnson s'est alors interrompu pour demander quel était le lien avec l'aspect "vol d'informations" dans les charges retenues contre Assange, et avec l'aide apportée à Manning pour créer un mot-clé (hashtag). Dans sa forme la plus extrême, ne s'agit-il pas d'un complot visant à s'emparer illégalement de documents d'État ?

Summers a répondu que c'était une pratique journalistique standard d'encourager et d'aider les lanceurs d'alerte à obtenir des documents pour la presse. Il existe un très grand nombre de cas de ce type, mais en 2010, aucune poursuite n'a été engagée. Le gouvernement américain a cité deux exemples de telles poursuites, mais ils datent de 2012 et 2016 et ne sont pas pertinents pour déterminer si Julian Assange aurait pu anticiper de telles poursuites en 2010.

À ce stade, M. Summers a semblé particulièrement exaspéré. Il s'est adressé aux juges comme s'il était un astrophysicien de renom qui, pour une raison quelconque, se retrouvait à enseigner les mathématiques élémentaires à une classe de rattrapage indisciplinée dans un établissement pour jeunes délinquants. Il avait la mâchoire crispée, et ses mains se croisaient et se décroisaient nerveusement. Je n'aurais pas parié un kopeck sur une prochaine formule du genre "écoute, pauvre imbécile". De temps en temps, un silence menaçant s'installait, tandis qu'il se penchait en avant et appuyait son poids sur ses poings posés sur le pupitre en face de lui, ce qui semblait l'aider à contrôler sa colère.

Se ressaisissant, il a poursuivi :

Il était du devoir du juge Baraitser de s'assurer que l'extradition ne violait pas l'article VII de la CEDH relatif à l'État de droit. Si les poursuites étaient imprévisibles, comme c'est le cas, il s'agissait d'une violation. Le jugement de Mme Baraitser a décidé que la décision sur ce point devait être prise par le tribunal des États-Unis. Mais elle ne pouvait se décharger de sa responsabilité de cette manière. Elle avait le devoir explicite d'offrir la protection de la CEDH et d'examiner ce point elle-même. En ne le faisant pas, elle a commis une erreur de droit. La Cour ne peut s'exonérer de son devoir de traiter les droits de la Convention.

M. Summers a poursuivi en déclarant que la Cour avait le devoir d'examiner l'affaire de la manière dont Strasbourg la jugerait, en appliquant les "valeurs européennes". Le juge Johnson a demandé si cela s'appliquait à tous les chefs d'accusation de l'acte d'accusation. M. Summers a répondu sobrement : "tous". Dame Victoria a ensuite demandé si le fait que Mme Manning ait eu connaissance des informations dans le cadre normal de son travail ou qu'elle les ait recherchées activement faisait une différence.

M. Summers a répondu que ce que la Cour de Strasbourg dirait à ce sujet, c'est qu'il y avait un "rapport de proportionnalité".

Mme Manning a révélé une criminalité massive au niveau de l'État, qui touche au cœur et à l'objectif même de la structure pour laquelle elle travaillait. Bien entendu, elle avait le droit de rechercher activement des preuves de cette criminalité. Les révélations de Mme Manning ont été motivées par sa conscience et n'ont obéi à aucun autre motif. Il y avait manifestement un énorme enjeu d'intérêt public à la publication.

Sur la question de l'intérêt public, la jurisprudence de Strasbourg diffère radicalement de la législation nationale anglaise sur les secrets officiels, mais lorsqu'il s'agit d'examiner les droits de la Convention, la Cour est obligée de le faire à travers le prisme de Strasbourg.

La question était la suivante : "La divulgation présente-t-elle un intérêt public suffisant pour l'emporter sur l'obligation de confidentialité de cet employé ?"

Les jugements de Strasbourg ont clairement montré qu'il ne suffisait pas de parler de "sécurité nationale". Les agissements des gouvernements, en particulier lorsqu'il s'agit de crimes d'État, doivent être soumis à l'examen du public.

Le juge Johnson est alors intervenu pour demander quel était le lien avec le préjudice causé aux sources dont les noms ont été révélés dans la publication.

M. Summers a de nouveau pris sur lui et déclaré qu'aucune preuve n'avait été présentée, ni lors de ces audiences ni lors du procès de Chelsea Manning, qu'un quelconque préjudice ait été causé à l'une des personnes citées. Il n'y a eu aucune allégation, dans toute l'affaire des États-Unis, que quelqu'un ait subi un préjudice. L'allégation portait sur le fait qu'ils avaient été mis en danger.

Ce qui a été révélé, c'est un crime d'État à grande échelle, y compris des crimes de guerre gravissimes. En contrepartie, il y a eu un risque potentiel pour les personnes impliquées dans ces crimes. En examinant le bilan, Strasbourg prendrait en compte le fait qu'elle-même, en tant que cour de justice, a fait usage des données de Manning dans plusieurs affaires juridiques très importantes. La Cour pénale internationale a également utilisé ces documents.

Mme Manning est une lanceuse d'alerte et ses documents revêtent un intérêt public considérable, le plus important qui soit. Cela pèserait très lourd dans le bilan de la proportionnalité, comparé à la disproportion des peines américaines en cas de divulgation.

Plus fondamentalement, Manning était une lanceuse d'alerte ayant révélé des actes criminels graves au niveau de l'État. Les publications étaient donc des discours protégés et Strasbourg aurait décidé de ne pas engager de poursuites. La réponse à la question de Dame Victoria, a conclu M. Summer, est la suivante :

"Si le discours est protégé, il ne peut pas être criminalisé".

L'intention d'Assange était politique et les retombées l'étaient aussi. Il s'agissait notamment de mettre fin aux assassinats par drone au Pakistan, de modifier les règles d'engagement des forces américaines en Afghanistan et même de contribuer à mettre un terme à la guerre en Irak. Il ne fait aucun doute que l'intérêt public éclipse tous les autres arguments.

De plus, contrairement à Manning, Assange n'était soumis à aucune obligation de secret envers le gouvernement américain.

Dame Victoria l'a interrompue pour dire que le juge Baraitser avait traité tous ces arguments au paragraphe 110 de son jugement.

Summers l'a regardée d'un air navré.

"Non, elle ne le fait pas", a-t-il poursuivi, "elle s'est contentée d'examiner la loi sur les secrets officiels et l'arrêt Shayler. Elle ne reconnaît nulle part l'intérêt public des divulgations. Elle se contente de reconnaître tout ce qui penche de l'autre côté de la balance. Elle ne procède aucunement à l'exercice de mise en balance requis. Elle n'a jamais pris la mesure du critère qu'elle doit appliquer et juger de l'intérêt public sur la base des faits du dossier".

Pendant la pause déjeuner, les juges ont manifestement regagné leurs repaires habituels, où on leur a dispensé des senteurs odorantes, on les a aspergés d'eau et on leur a demandé de faire preuve du plus grand sang-froid. Le juge Johnson a posé la question avec une pointe de sarcasme : "Donc, révéler l'identité des informateurs... Comment faire la part des choses ?"

Dame Victoria a déclaré que le juge Baraitser avait noté qu'il s'agissait d'un cas de "divulgation aveugle" condamnée par le New York Times, le Guardianet les autres partenaires médiatiques de M. Assange.

M. Summers a répondu que le risque pour les personnes citées faisait simplement partie de l'exercice de mise en balance que le juge Baraitser ne s'était pas donné la peine d'effectuer. Ce risque doit être comparé à la valeur de la divulgation des crimes de guerre commis. Et vous parlez d'un risque potentiel pour des informateurs américains susceptibles d'être mis en danger, par rapport à des crimes de guerre qui se sont réellement produits. Des milliers de personnes ont été assassinées, torturées, déportées, etc.

L'incapacité de Mme Baraitser à mettre en balance l'intérêt public et l'État de droit au titre de l'article 7 de la Convention était flagrante, mais ce qui l'est encore plus, c'est qu'elle n'a pas du tout tenu compte de l'article X - La liberté d'expression. Elle a déclaré qu'il appartenait au juge américain de décider si M. Assange avait droit à la protection du Premier Amendement aux États-Unis, mais elle a ignoré son propre devoir d'examiner les mêmes arguments relatifs à la liberté d'expression en vertu de l'article X de la Convention.

La jurisprudence établie à Strasbourg montre que l'activité de collecte d'informations fait autant partie de l'acte d'expression protégé que la publication de l'information. L'allégation de l'acte d'accusation des États-Unis selon laquelle M. Assange a aidé M. Manning à pirater le hashtag peut être interprétée de deux manières. Il s'agissait soit de recueillir des informations, soit de fournir une protection à la source. Les deux sont légitimes.

La Cour a également dû prendre en compte l'énormité de la peine encourue par Assange. Celle-ci est tellement disproportionnée, allant jusqu'à 175 ans selon les accusations actuelles, qu'elle devrait elle-même tomber sous le coup de l'article III de la Convention européenne des droits de l'homme. S'y ajoutent les effets dissuasifs de ce type de poursuites et de condamnations sur les autres journalistes et éditeurs. Cela aussi doit être examiné dans la perspective de l'intérêt public.

Summers a terminé et s'est assis. Nous avons regardé autour de nous et avons été plutôt soulagés de constater qu'il semblait avoir terminé sa prestation sans que personne n'ait été blessé physiquement.

Mais Summers a clairement fait son effet. L'attitude et la gestuelle des juges avaient changé. Il était parfaitement clair qu'il leur avait présenté des faits sur l'affaire dont ils n'avaient jamais entendu parler auparavant, et des arguments qu'ils trouvaient convaincants. Leurs échanges de regards sont devenus plus fréquents et, à certains moments, Johnson s'est déplacé pour en discuter. Ils regardaient des choses, déplaçaient des papiers et fronçaient les sourcils. Il était évident qu'ils accordaient un grand respect à Summers, même si, dans la mesure où c'était réciproque, il le cachait très bien.

Edward Fitzgerald s'est à nouveau levé et tout le tribunal s'est détendu. Les épaules de tous se sont affaissées d'un centimètre. Les deux juges l'ont regardé avec tendresse, comme un oncle bien-aimé qui se lève après un bon repas de Noël et va maintenant faire des tours de prestidigitation pour la famille, dont tout le monde sait qu'ils seront hilarants pendant, mais au final spectaculaires.

Pour une raison inconnue, Fitzgerald se tenait au pupitre du creux de son coude lorsqu'il a commencé à s'adresser aux juges, triant progressivement ses papiers et dossiers au fur et à mesure qu'il progressait. Il a déclaré que l'extradition devait être refusée parce qu'Assange est victime de discrimination en raison de sa nationalité. Dans son affidavit au nom de l'accusation, le procureur général adjoint Kronberg a déclaré qu'Assange pourrait être déclaré non éligible aux droits du Premier Amendement et aux protections de la liberté d'expression, étant donné qu'il était un ressortissant étranger. C'est également ce qu'a déclaré Mike Pompeo, un haut fonctionnaire de l'administration.

Le juge Baraitser avait déclaré que l'affaire USAID sur ce point n'était pas pertinente car elle ne s'appliquait qu'aux entreprises situées en dehors des États-Unis. Or, la déclaration sous serment à l'origine de l'acte d'accusation indiquait que les États-Unis pourraient appliquer ce principe à Assange, et Mike Pompeo l'avait également déclaré. M. Baraitser avait donc manifestement tort.

Dame Victoria a ajouté que le juge Baraitser avait également déclaré que la position du gouvernement américain était que cette affaire ne relevait pas vraiment du Premier Amendement. Fitzgerald a répondu qu'il s'agissait très certainement d'une affaire relative au Premier Amendement sur la liberté d'expression, et que la défense souhaitait faire valoir le Premier Amendement. L'accusation elle-même a déclaré que la possibilité de refuser cette défense à Julian Assange pour des raisons discriminatoires liées à la nationalité était une option a minima '(pour des raisons discriminatoires de nationalité).

Si la défense privilégiée du défendeur est bloquée pour des raisons de nationalité, cela suffit pour refuser l'extradition. La notion de procédure déloyale n'est pas tributaire de son résultat.

La question a été largement soulevée et les États-Unis n'ont pas donné de garanties qu'ils ne traiteraient pas Assange de cette manière discriminatoire.

Sur ce point également, les juges se sont regardés l'un l'autre, manifestement perplexes. Cette affaire n'était pas aussi simple à rejeter qu'ils l'avaient prévu.

M. Fitzgerald a ensuite déclaré que, contrairement aux articles VI et VII de la CEDH, il était possible, aux États-Unis, d'être condamné pour des faits dont on n'a pas été accusé ou pour lesquels on a même été acquitté. Cela peut se produire lors d'un "renforcement de la peine", lorsqu'un juge peut invoquer d'autres comportements présumés ne figurant pas dans le procès, afin d'influer sur la peine. Comme cela se déroule sur la base du principe de la "balance des probabilités", il y a même eu de nombreux cas où le juge a condamné des personnes pour des délits dont elles avaient été acquittées par le jury sur la base du principe "au-delà de tout doute raisonnable".

M. Fitzgerald a donné l'exemple d'une personne accusée de trafic de cannabis qui avait été condamnée pour un meurtre au second degré qui n'avait jamais fait l'objet de poursuites. Il a déclaré que dans l'affaire Assange, cette situation était particulièrement propice à l'ouverture de poursuites. Aucun des chefs d'accusation dont la Cour est saisie n'est lié aux fuites de Vault 7, mais la défense estime que ces fuites ont motivé l'accusation. C'est à la suite de la publication de Vault 7 que Pompeo a désigné Wikileaks comme une "agence de renseignement hostile non étatique". Il est très probable qu'Assange soit condamné pour les fuites de Vault 7, dont il n'a jamais été accusé. Joshua Schulte, l'auteur présumé de la fuite Vault 7,  vient d'être condamné à 40 ans de prison.

Ce type d'arrangements atteint certainement le seuil du "déni de justice flagrant" que les tribunaux ont défini comme nécessaire pour empêcher une extradition pour cause d'absence de procédure régulière.

Dame Victoria a demandé si cela allait jusqu'à annuler l'extradition dans toutes les affaires pénales américaines. Fitzgerald répond que non, que chaque cas doit être évalué individuellement concernant l'importance du risque. Elle a demandé si les révélations de Vault 7 constituaient un risque dans ce cas, ce à quoi Fitzgerald a répondu par l'affirmative, bien qu'il y ait eu d'autres facteurs.

M. Fitzgerald a ensuite abordé le témoignage du témoin protégé n° 2 et la question de la surveillance illégale d'Assange à l'ambassade, y compris de ses consultations juridiques, ainsi que le complot visant à l'enlever, voire à le tuer, par les autorités de l'État qui demandait son extradition. La réponse de M. Baraitser a été de ne pas en tenir compte parce que ces faits font l'objet d'une procédure pénale en Espagne, mais (a déclaré M. Fitzgerald) "ce n'est pas une raison pour ne pas l'examiner".

Les règles strictes de la preuve juridique ne s'appliquent pas à l'examen d'un danger réel pour la vie lorsque des questions de droits de l'homme et de motivation politique sont en jeu. L'article de Yahoo News est considéré comme une preuve acceptable lors de l'examen d'une demande d'asile dans le cadre de la Convention relative au statut des réfugiés, et il convient de lui accorder la même importance aujourd'hui. M. Pompeo a lui-même confirmé qu'une bonne partie de l'article était fondée.

S'il est extradé vers les États-Unis, il existe un réel danger que la vie d'Assange soit prise pour cible par les services de renseignement américains. La CIA joue notamment un rôle majeur dans le placement en prison et l'imposition de mesures administratives spéciales, définies par les Nations unies comme équivalant à de la torture.

Dame Sharp a indiqué que l'accusation américaine avait déclaré qu'Assange pourrait être transféré dans une prison en Australie. M. Fitzgerald a déclaré qu'il s'agissait d'une suggestion très hypothétique. En tout état de cause, M. Assange serait passible d'une détention préventive de deux ans ou plus aux États-Unis, puis de plusieurs années supplémentaires en cas d'appel. Les conditions du transfert entre les États-Unis et l'Australie feraient l'objet de négociations diplomatiques. Pendant tout ce temps, Assange serait soumis à la "possibilité réelle d'une attaque extrajudiciaire", tout en étant détenu aux États-Unis.

Enfin, M. Fitzgerald s'est détourné des motifs pour lesquels l'appel devrait être autorisé contre le jugement de M. Baraitser, pour s'intéresser aux motifs pour lesquels le ministre de l'intérieur (Priti Patel, je crois - ils vont et viennent si vite) avait manqué à son devoir en autorisant l'extradition.

M. Fitzgerald a déclaré que le ministre de l'intérieur avait une obligation distincte de faire appliquer l'article 4 du traité d'extradition, étant donné qu'elle exécutait un protocole en vertu du traité. Elle n'a pas respecté cette obligation. Elle n'a pas non plus exercé son propre jugement, comme elle aurait dû le faire dans le cas du précédent  Gary McKinnon. La secrétaire d'État doit également agir à tout moment en conformité avec la CEDH.

Par ailleurs, la secrétaire d'État a manqué à son obligation spécifique d'obtenir l'assurance que la peine de mort ne serait pas appliquée, avant d'accepter l'extradition. Les États-Unis peuvent à tout moment ajouter d'autres charges à l'encontre d'Assange, y compris la complicité de trahison ou d'autres charges relevant de l'Espionage Act, passibles de la peine de mort. Dans ces circonstances, il est de coutume d'obtenir des garanties contre la peine de mort, et il est suspect qu'elles n'aient pas été fournies.

La loi sur ce point est très claire : en l'absence de garanties contre la peine de mort, l'extradition doit être empêchée par le ministre de l'intérieur, et l'accusé doit être libéré.

Sur ce point plutôt sinistre, le juge Sharp a conclu la journée, et nous sommes sortis en titubant dans une soirée londonienne humide. Pour ceux d'entre nous qui ont un cerveau plus petit que celui de M. Fitzgerald, la quantité d'informations à faire entrer dans nos têtes en une journée était considérable, et la foule nombreuse qui a manifesté avec force son soutien lorsque nous sommes sortis ne m'a pas du tout impressionné.

Tout s'est passé mieux que je ne l'avais imaginé.

Pour la première fois en cinq ans d'audiences d'extradition, j'ai eu l'impression que les juges écoutaient et s'impliquaient réellement. Il était évident qu'ils avaient été informés au préalable par les services de sécurité que le seul problème dans cette affaire était la mise en danger des informateurs américains dont les noms avaient été révélés. Il était également évident qu'ils n'avaient lu que très peu de documents, puisqu'ils ont constamment demandé des références et semblaient ne pas connaître de nombreux faits fondamentaux de l'affaire. Mais au fil de la journée, ils ont découvert beaucoup d'autres éléments à prendre en compte, et ils ont semblé les prendre en compte.

Vous pouvez trouver cela étrange, mais ces deux personnages se sont avérés être des personnes plutôt sympathiques. Ils étaient d'une politesse sans faille, sans aucune prétention. Ils ont tous deux trouvé amusant le moment où il était naturel de le faire et se sont montrés compréhensifs à l'égard de l'équipe de la défense tout au long du procès. Bien sûr, je ne prétends pas que tout cela soit plus efficace que le désir de l'establishment de voir Julian anéanti, et je suis bien conscient qu'ils appartiennent tous les deux à l'État profond. Mais je suis sorti de l'antre avec un sentiment positif.

Julian, lui, est resté dans sa petite cellule froide. La réaction du gouvernement américain interviendra le lendemain.

Craig Murrray

Lien vers l'article original :  Assange Final Appeal - Your Man in the Public Gallery

Traduction :  Spirit of Free Speech

Illustration © Dom Graph

La source originale de cet article est  craigmurray.org

Copyright ©  Craig Murray,  craigmurray.org, 2024

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