29/12/2019 reseauinternational.net  9min #166722

Arménie - Le testament d'un ancien président

par Tigrane Yégavian.

Depuis que l'Arménie a accédé à l'indépendance, deux visions irréconciliables sont en collusion permanente. D'un côté, le récit messianique qui exalte la singularité de l'identité nationale, la dimension mémorielle héritée du traumatisme du génocide et la permanence d'ennemis héréditaires à ses frontières incarnés par la Turquie et l'Azerbaïdjan. De l'autre, une pensée politique qui aspire à la normalisation du fait national et la nécessité de vivre en bonne intelligence avec tous les voisins partant du fait qu'il n'existe pas d'amis ni d'ennemis héréditaires mais seulement des intérêts. Telle est la vision soutenue par l'ancien et premier président de l'Arménie indépendante, Levon Ter-Petrossian à découvrir dans un ouvrage passionnant.

Petit État enclavé du Caucase, contraint par un voisinage hostile, l'Arménie est une nation trimillénaire marquée au fer rouge de l'Histoire. L'image sempiternelle d'un pays en sursis, rescapé d'un génocide et soumis aux aléas d'une géopolitique contraignante a été écornée par le succès de la révolution de velours conduite en mai 2018. Classé pays de l'année par le magazine The Economist, les grandes espérances générées par la nouvelle équipe du dynamique, et quelque peu irascible, Premier ministre Nikol Pachinian se sont en partie évaporées. Car un des maux chroniques dont souffre cette vieille nation est sans conteste la difficulté à sortir du post-soviétisme et surtout à construire son État et les institutions garantes de sa pérennité.

Historien médiéviste et orientaliste de haute tenue, Levon Ter-Petrossian est avant tout un homme d'État qui a dirigé et conduit son pays à l'indépendance pour le diriger dans un contexte des plus chaotiques : guerre du Karabagh, blocus turco-azéri, crise énergétique, économie exsangue...

En 2018, il a publié aux États-Unis son testament politique, un recueil de discours, d'entretiens et d'articles dans lequel il dissèque la complexité des relations arméno-turques, le conflit du Karabagh et l'avenir de l'État arménien.

Qui est Levon Ter-Petrossian ?

Né en Syrie en 1945, d'une famille de résistants arméniens originaire de la région du Moussa Dagh (foyer arménien sur le littoral syrien, actuellement sous contrôle turc), Levon Ter-Pétrossian (LTP) a grandi en Arménie soviétique. Philologue, historien et polyglotte, il s'est lancé dans le combat politique début 1988 à la faveur du mouvement pour le retour de la région autonome du Karabagh, enclave arménienne arbitrairement détachée de l'Arménie par Staline en 1921 au profit de l'Azerbaïdjan, dans le giron de la mère patrie. Ce qui lui valut d'être arrêté et incarcéré dans les geôles soviétiques.

LTP avait brièvement exercé les fonctions de président du Soviet suprême de l'Arménie avant l'indépendance de l'Arménie et l'adoption d'un système présidentiel. Il avait assumé ce poste à l'été 1990, lorsque son parti, le Mouvement national arménien (MNA) avait renversé les communistes lors des élections au Soviet suprême de l'été 1990, devenant ainsi le premier gouvernement non communiste d'une république constituante de l'Union soviétique. Ce faisant, la question du Karabagh aura été le détonateur de la démocratisation et de l'accession à l'indépendance. Ce mouvement est devenu une partie intégrante du mouvement démocratique plus large en Union soviétique, tandis que Ter-Petrossian est devenu une figure très respectée au sein de la communauté des dissidents soviétiques. Il noue à cette époque charnière des liens particulièrement étroits avec Boris Yelstin et les libéraux russes.

Premier président de l'Arménie indépendante, LTP a occupé ce poste de 1991 à 1998, date à laquelle il a démissionné à la suite d'une crise politique déclenchée par son approbation d'un plan de règlement du conflit du Karabagh.

Construire un État dans le chaos

Ce livre apporte un éclairage précieux sur la construction de l'État en Arménie et la pensée politique arménienne, figée par plus de vingt-cinq ans d'immobilisme. Il nous donne la lecture d'un acteur qui nous permet de comprendre un environnement régional en prise à une situation des plus complexes.

Après sa démission en 1998, LTP a repris ses activités d'historien du Moyen-Orient médiéval et a maintenu un silence absolu sur les questions politiques pendant toute une décennie. Préoccupé par la direction dans laquelle l'Arménie se dirigeait et répondant à une pression populaire croissante, il est retourné en politique en 2007 et s'est présenté comme candidat aux élections présidentielles de 2008. Le régime d'alors s'est accroché au pouvoir en falsifiant les élections puis en recourant à la force contre les partisans de LTP. Suite à la répression, il a lancé un mouvement d'opposition de masse, qu'il a baptisé Congrès national arménien, et s'est engagé dans une lutte prolongée pour les deux éléments qui ont défini sa carrière politique : une Arménie démocratique et en paix avec ses voisins.

Cet ouvrage a le mérite de décrypter pour un grand public les problématiques auxquelles était confrontée le jeune État arménien. Plutôt que de justifier ses choix stratégiques sur la question du Karabagh et de la normalisation des relations avec la Turquie, LTP livre son testament politique en proposant un point de vue à la fois arméno centré et ancré dans l'universel.

Son analyse du confit du Karabagh est pertinente à ceci près qu'elle ne s'inscrit pas dans le récit du choc des civilisations. Il ne le représente pas comme un conflit ethnique entre Arméniens chrétiens et Azéris musulmans, communément qualifiés de « Turcs » par l'Arménien de la rue. Il part du principe que tout conflit ethnique est la conséquence directe des récits nationalistes chargés de mythes hostiles sur « l'autre » perçu comme agresseur ou inférieur ; de représentations victimaires, alimentées par le spectre du panturquisme. Ces récits ont été le carburant de mobilisations nationalistes, en particulier dans un contexte d'effondrement d'États et d'empires multiethniques. L'historien puise dans la mythologie arménienne du martyre chrétien qui remonte à la bataille sanctifiée d'Avaraïr, mythe fondateur du Vème siècle, où les Arméniens ont combattu les Perses sassanides alors qu'ils résistaient à la tentative de ces derniers de les convertir au zoroastrisme. L'histoire subséquente d'une minorité chrétienne soumise dans divers États islamiques a cimenté l'image d'un peuple arménien sempiternel martyr parce que chrétien.

Toujours selon cette assimilation entre Turcs et Azéris (turcophones) le problème du Karabagh a été perçu comme faisant partie d'un conflit existentiel plus large avec les « Turcs ». Le génocide de 1915 commis par les Turcs étant perçu par eux comme un avertissement de ce qui attendait les Arméniens du Karabagh.

Or à ses yeux, le conflit du Karabagh réside avant toute chose dans le droit de ses habitants à l'autodétermination. Le traiter comme un conflit existentiel arméno-azéri/arméno-turc ouvrirait la boîte de pandore des nationalismes et par ricochet accroitrait la dépendance vis-à-vis du grand frère russe. Autrement dit, cela retarderait l'effort de construction d'un Etat de plein droit acteur du système international.

Suivant cette logique, les relations arméno turques, inexistantes sur le plan diplomatique, demeurent obstruées par l'héritage d'un passé traumatique. Le négationnisme étatique d'Ankara institué en dogme et son alliance stratégique avec l'Azerbaïdjan poussent l'Arménie dans les bras de la Russie, perçue comme seule assurance vie capable de défendre l'intégrité du pays en postant des soldats à sa frontière et en entretenant une relation asymétrique, voire hégémonique, au mépris de la souveraineté arménienne.

Critique des nationalismes

LTP se porte en faux contre le nationalisme arménien dont il critique le caractère réactionnaire et monolithique. Partisan d'une position « modérée » sur le règlement du conflit du Karabagh, il a dû démissionner sous la pression d'une classe de dirigeants issus de cette République autoproclamée et partisans d'un statu quo, ni guerre ni paix, à la longue intenable pour le développement économique de l'Arménie.

Il faut donc tenir compte ici de l'impact qu'a eu le premier dirigeant de l'Arménie indépendante dans l'élaboration d'une pensée politique débarrassée des scories idéologiques et messianiques entretenues par des forces politiques empêtrées dans leurs propres contradictions et une lecture binaire des relations arméno-turques. Mais il faut comprendre aussi que la principale faiblesse de l'Arménie post-soviétique réside dans sa faible tradition étatique, la dernière forme de souveraineté incarnée par le royaume médiéval de Cilicie s'étant éteinte en 1375. La pensée politique arménienne a en fait subi une transformation révolutionnaire à la fin des années 80 et au début des années 90 et Ter-Petrossian a été l'un des moteurs les plus significatifs de cette transformation.

Défaire les tabous

On lira également avec attention le chapitre consacré au génocide des Arméniens, résultant selon l'auteur, non pas d'un point culminant de la haine millénaire des Turcs envers les Arméniens, mais à une faillite politique. Aux yeux de l'ancien président, les Arméniens doivent commencer à penser et à agir comme un peuple et un État, plutôt qu'un groupe ethnique apatride. Cela requiert une sérieuse dose de pragmatisme, un calcul rationnel et le rejet des griefs historiques, y compris l'idéologie de la cause arménienne socle des partis politiques arméniens traditionnels. Discours après discours, LTP a défendu l'idée que l'avenir de l'Arménie en tant qu'État viable dépendait de relations normalisées avec la Turquie et de la résolution pacifique du conflit du Karabagh. Encourager l'ouverture de la frontière et la multiplication des relations commerciales ne l'a pas empêché d'adopter une posture très critique vis-à-vis du gouvernement arménien lorsque celui-ci avait entamé un processus de normalisation avec la Turquie dans le cadre de la « diplomatie du football ». Les fameux protocoles signés mais non ratifiés de 2009 avaient donné lieu à la décision de créer une commission mixte d'historiens devant statuer, ou non, sur le caractère génocidaire de l'extermination des Arméniens ottomans, une concession inacceptable aux yeux de l'auteur.

Plaidoyer pour une « identité normalisée », rejet d'une idéologie nationale, penser la construction d'un État souverain et en paix avec ses voisins, tels sont en quelques mots les grandes lignes de ce testament politique qui ne devrait pas tomber dans l'oubli.

source :  iveris.eu

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