Par John Kiriakou − Le 13 avril 2019 − Source RSN.org
Le Département de la Justice a déclaré jeudi qu'il inculpait Julian Assange du chef d'accusation de complot pour avoir piraté un ordinateur. Avec du recul, c'est une accusation absurde : il existe probablement 10 000 hommes obèses et solitaires qui vivent dans le sous-sol de la maison de leurs parents et que le gouvernement pourrait accuser de ce crime n'importe quand.
Les avocats d'Assange au Royaume-Uni disent que le processus d'extradition pourrait durer cinq ans parce qu'il passera probablement par la Cour européenne de justice. Si c'est vrai, Assange pourrait fort bien être détenu pendant cinq ans en attendant son extradition, soit à peu près la même durée à laquelle il pourrait être condamné pour un piratage d'ordinateur.
Or les règles du Département de la justice définissent le temps passé en détention sous n'importe quelle circonstance comme un temps purgé. Dans ce cas, s'il devait y avoir un procès aux États-Unis sous l'accusation de piratage, il ne serait rien d'autre qu'un moment de spectacle.
Qu'on ajoute des accusations supplémentaires après l'extradition est peu probable, en raison des limitations imposées par les règles internationales, qui exigent que toutes les accusations soient explicitement énoncées avant qu'on puisse envisager une extradition. Mais ce n'est pas notre sujet.
Car quoi qu'il arrive, quelles que soient les accusations, Julian ne peut pas bénéficier et ne bénéficiera pas d'un procès équitable dans le District Est de Virginie.
Il y a une bonne raison pour que le District Est de Virginie soit connu comme « la Cour de l'espionnage ». Aucun accusé pour des motifs de sécurité nationale n'a jamais gagné un procès. Jamais. Et le juge Leonie Brinkema se réserve tous les procès liés à la sécurité nationale. C'est elle qui possède les clés de l'affaire Assange, c'est elle qui a présidé mon procès, et aussi celui du lanceur d'alerte de la CIA Jeffrey Sterling. On sait également qu'elle garde ce qui sera le procès d'Ed Snowden sous le coude.
Au risque de passer pour un disque rayé, je vais vous expliquer ce que j'ai subi dans la salle d'audiences du juge Brinkema. Rien de bon, et Julian doit s'attendre exactement au même traitement.
Lorsque j'ai été arrêté après avoir dénoncé le programme de torture de la CIA, j'ai été accusé de cinq crimes - trois chefs d'espionnage, un chef d'accusation pour avoir enfreint la Loi sur la protection des renseignements personnels de 1981, et un chef d'accusation pour avoir fait une fausse déclaration. Évidemment, je n'ai jamais commis d'acte d'espionnage, et je n'ai pas davantage fait de faux témoignage. (Encore maintenant, je ne suis pas certain de ce que ce faux témoignage était censé être.) Simplement, ces accusations ont été utilisées comme un levier pour que je sois forcé de plaider coupable.
Quand j'ai déclaré que je n'étais pas intéressé par cette négociation et que je souhaitais un procès, les procureurs ont menacé d'ajouter une deuxième accusation de faux témoignage et une autre d'obstruction à la justice : deux crimes opportunément ajoutés pour être utilisés comme leviers supplémentaires. Je les ai alors mis au défi de s'exécuter, mais ils n'ont jamais ajouté ces accusations.
Dans le cas de Julian, le gouvernement invoquera la CIPA [Classified Information Procedures Act : Loi sur la protection des renseignements classifiés. Voir ici, NdT]. Cela signifie que le tribunal devra faire tout son possible pour « protéger » les renseignements classifiés contre une divulgation, même auprès du jury. Dans ce cas, la première action dans un procès CIPA est de sceller la salle d'audience : à l'intérieur, les seules personnes autorisées sont l'accusé et les avocats de l'accusé, les procureurs, l'huissier, le greffier, et le juge. Les jurés seraient également présents en cas de procès devant jury, mais cela devient un peu plus compliqué dans ce cas. Alors l'huissier verrouillera les portes de la salle d'audience et posera du ruban adhésif sur leur pourtour, et il couvrira les fenêtres avec du plastique ou de la toile, de manière à ce que personne à l'extérieur ne puisse entendre quoi que ce soit.
Si c'est un procès devant jury, le juge soulignera que les mots ou passages « classifiés » ne seront pas prononcés, mais qu'ils devront être remplacés par des mots non classifiés. Par exemple, « Avez-vous piraté les ordinateurs de la NSA et téléchargé des documents de l'opération Widget ? » devient « Avez-vous piraté les ordinateurs de Castle et téléchargé des documents de l'opération Pilate ? ». Ça semble ridicule, n'est-ce pas ? Eh bien, ça l'est. Plus important encore, c'est très déroutant pour les jurés, puisque beaucoup peuvent conclure : « Wow, s'il y a tellement de mots classifiés qui sont utilisés, c'est qu'il doit être coupable ! »
Les avocats de Julian feront également un certain nombre de motions, à la fois pour la découverte et pour la déclassification des documents nécessaires à sa défense. Le juge Brinkema n'en acceptera vraisemblablement aucune. Je reviens à mon cas : mes avocats ont fait 70 motions pour déclassifier 70 documents classifiés nécessaires à ma défense. Nous avons bloqué deux jours complets pour les audiences, tout comme les procureurs. Mais lorsque nous sommes arrivés à la salle d'audience, le juge Brinkema a commencé par dire : « Je vais faciliter les choses pour tout le monde : je rejette ces 70 motions. » Ou bien j'avais commis un crime, ou je ne l'avais pas commis, tel était son point de vue. Il n'y avait aucune raison de « compromettre la sécurité nationale » si elle devait me condamner de toute façon. Alors évidemment, mes avocats n'avaient strictement rien à présenter pour ma défense.
Nous n'avons pas cédé, bien sûr. Mes avocats se sont opposés et leur objection a été rejetée. L'accusation a ensuite demandé une conversation à huis clos avec le juge, sous la forme d'un entretien privé entre le juge et les procureurs sans la présence de mes avocats. Ces derniers ont émis une objection énergique. Une fois de plus, le juge l'a rejetée puis elle a rejoint les procureurs dans une pièce à part. Cela peut vous sembler un délire inconstitutionnel, mais c'est permis dans les affaires de sécurité nationale. Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai aucune idée de ce qui s'est dit dans cette pièce. Mais quand elle est sortie, le juge a regardé mes avocats et a réitéré sa décision d'annuler l'objection. Puis, à ma grande surprise, elle m'a regardé et m'a dit : « Il serait préférable [pour vous] que cette affaire n'aille pas jusqu'au procès ». Les auditions étaient terminées. Elles avaient commencé quinze minutes auparavant.
Alors que nous sortions de la salle du tribunal, j'ai interrogé mes avocats : « Qu'est-ce qui s'est passé là-dedans ? » Ils ont répondu : « Nous venons de perdre le procès ». « Et maintenant, que faisons-nous ? » ai-je poursuivi. « Maintenant nous allons devoir négocier la peine. » La semaine suivante, j'ai annoncé ma décision de plaider coupable. Le gouvernement avait abaissé ses prétentions et fait une offre réduisant les dix ans à trente mois. J'en ferais en réalité vingt-trois. Or, les avocats supposaient qu'en allant jusqu'au procès ma condamnation aurait vraisemblablement été de 12 à 18 ans. J'étais donc coincé.
Au moment de la sentence, le juge a déclaré qu'elle était heureuse que l'affaire ne soit pas allée jusqu'au procès. Elle ne voulait pas que « davantage d'informations classifiées soient divulguées ». Et elle a ajouté : « Je n'aime pas cet accord, je ne l'aime pas du tout. Et si je pouvais, M. Kiriakou, je vous donnerai dix ans. Mais j'ai les mains liées. » Six semaines plus tard, je suis entré dans une prison fédérale.
Julian connaîtra probablement le même genre de traitement. Ce n'est pas la peine de chercher une justice au Département de la justice. On n'y trouve que des punitions pour des délits d'opinion et des actions non-conformes. Julian a maintenant pour lui une immense tribune. Les enjeux sont grands, mais il devra défendre ses actions et plaider pour les libertés de presse et de parole qui sont si importantes pour la survie de notre pays.
Peut-être le Département de la Justice a-t-il eu les yeux plus gros que le ventre. Il ne nous reste qu'à l'espérer.
Traduit pas Stünzi pour le Saker francophone