Par Lubna Ahmad Abu Sitta* pour The Electronic Intifada, le 29 novembre 2024
Le 20 novembre, j'ai décidé d'organiser une journée spéciale pour les 35 enfants de 5 ans à qui je fais la classe dans un jardin d'enfants près de chez moi à Khan Younis.
C'était la Journée mondiale de l'enfance, et je me suis dit que même si le monde oublie les enfants de Gaza, nous ne les oublions pas.
Ce n'est pas un jardin d'enfants officiel, bien sûr. L'agression génocidaire d'Israël sur Gaza a détruit ou endommagé 95 % des écoles de Gaza, dont au moins 87 % nécessitent des "travaux considérables", selon les Nations unies, avant d'être de nouveau opérationnelles.
Non, notre "jardin d'enfants" est une pièce dans une maison, qui fut autrefois une maison - la maison de ma grand-mère, pour être exacte. Elle n'a pas échappé aux destructions. Des planches et des feuilles de zinc ont remplacé les murs pour protéger des intempéries, mais la structure est encore saine et les parents de ma grand-mère vivent toujours au deuxième étage.
Nous n'accueillons que des enfants du quartier. Les familles craignent toujours de devoir faire de longs trajets, alors nous prenons ceux du voisinage.
Dans ce havre de paix imparfait, nous essayons de maintenir un certain degré éducatif pour ces jeunes enfants, et de veiller à leur bien-être psychologique.
Tous ces enfants souffrent de traumatismes. L'un d'eux a perdu ses deux parents. Le père d'un autre, Yousef, a dû être amputé des deux jambes après avoir été blessé dans un bombardement. Tous ont perdu des êtres chers. Vingt d'entre eux ont été déplacés de leurs maisons dans la bande de Gaza, et vivent maintenant dans des tentes.
Je voulais faire de ce mercredi un jour spécial pour les enfants. Certains d'entre eux n'ont pas mangé correctement depuis des semaines, et même si je ne pouvais pas leur préparer de hamburgers ou de shawarma, je pouvais au moins essayer de leur offrir quelque chose de frais.
Rassembler des provisions a été un défi. C'est toujours le cas. Comme partout ailleurs dans la bande de Gaza, Khan Younis souffre de conditions proches de la famine en raison du blocage par Israël de l'accès de l'aide humanitaire à Gaza.
Les Nations unies ont indiqué qu'Israël n'a autorisé en moyenne le mois dernier que 6 % du nombre de camions transportant de l'aide humanitaire à entrer dans la bande de Gaza, y compris des denrées alimentaires, comparé à ce qui était autorisé avant le mois d'octobre dernier.
J'ai donc dû me rendre à la limite est de Khan Younis, dans un magasin où j'ai pu acheter des conserves, du sucre et de la farine. J'ai payé avec mes économies, l'argent que j'avais mis de côté pendant des années de dur labeur.
J'ai préparé des douceurs simples, des pâtisseries au thym, des tourtes salées à la viande et quelques pâtisseries au fromage, et mon frère s'est arrangé avec un boulanger voisin pour les faire cuire à 8 heures du matin pour que les enfants puissent les savourer chauds en arrivant.
J'ai également préparé des petits gâteaux que j'ai donnés aux enfants en guise de cadeaux. J'ai essayé de leur trouver des jouets, mais il n'y en avait pas sur les marchés locaux, où l'on trouve déjà difficilement des produits alimentaires de base, sans parler de tout ce qui n'est pas essentiel.
Une belle journée
Ce fut une belle journée.
Je me suis levée tôt pour préparer la salle de classe. J'ai accroché des dessins multicolores, des affiches sur les droits de l'enfant, et une carte de la Palestine sur le mur de la classe.
J'ai disposé les provisions sur les tables, mis une musique gaie et créé un coin spécial avec un cadre en bois décoré où les enfants pourraient être pris en photo.
À leur arrivée, je les ai accueillis un par un avec un sourire et un câlin. Leurs rires ont fait le tour de la salle lorsqu'ils ont découvert les gourmandises, les pâtisseries et les décorations festives.
Chacun a réagi à sa façon. Ahmed a dit que c'était comme si "nous avions une fête aujourd'hui".
Marah a écarquillé les yeux en voyant les friandises : "Ce sont des sucreries pour nous ?"
Aysal a également pris la parole, mais sa voix était empreinte de crainte lorsqu'elle a demandé à ses amis de ne pas faire trop de bruit.
"Peut-être qu'Israël va nous bombarder", a-t-elle dit en essayant de faire taire ses copains. "Ne parlez pas trop fort, sinon les avions pourraient nous entendre et bombarder notre classe".
Pendant des heures, nous avons partagé histoires et rires. Chaque enfant a distribué à tour de rôle les plats, leurs visages s'illuminant de joie en les partageant avec leurs camarades de classe. J'ai aussi distribué les petits cadeaux, ajoutant ainsi à l'esprit festif.
Nous étions assis là ensemble, plaisantant et jouant, immortalisant de beaux moments qui resteront à jamais gravés dans mon cœur. Mes élèves sont de jeunes âmes qui ne méritent que de la joie. La guerre ne devrait pas peser sur leurs cœurs innocents.
Le 20 novembre est le rappel poignant de notre engagement collectif en faveur des enfants. C' est le jour où, en 1959, l'Assemblée générale des Nations unies a adopté la Déclaration des droits de l'enfant, suivie de la Convention relative aux droits de l'enfant en 1989.
Mais dans le contexte du génocide, marquer la Journée mondiale de l'enfance en enseignant aux enfants de Gaza les droits qui leur sont refusés à chaque instant semble une farce cruelle.
Israël a tué au moins 14 000 enfants au cours des 14 derniers mois. Plus de 20 000 sont portés disparus, perdus, détenus ou enterrés sous les décombres et plus de 17 000 enfants seraient non accompagnés, soit orphelins, soit séparés de leur famille la plus proche.
Plus de 625 000 enfants en âge d'être scolarisés ont abordé une deuxième année sans école et, parmi les 1,9 million d'habitants de Gaza - sur une population de 2,3 millions - déplacés de force, la moitié sont des enfants.
Tous meurent de faim, et personne n'est en sécurité.
Comme dit la petite Aysal, personne ne se sent en sécurité.
Pourtant, j'ai appris aux enfants ce que signifie le 20 novembre, quels sont leurs droits, et nous avons fêté cette journée ensemble.
Je refuse de renoncer à l'espoir qu'un jour, ils connaîtront eux aussi le bonheur de la liberté, de la sécurité, de l'éducation, du logement, de pouvoir manger, se soigner, avoir le droit de s'exprimer et de pouvoir se déplacer, à l'instar des autres enfants.
Lubna Ahmad Abu Sitta est enseignante et rédactrice de contenu à Gaza.