Voici un discours prononcé par Chris Hedges à New York lors d'une manifestation réclamant la libération immédiate de Julian Assange à l'occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse.
Source : ScheerPost, Chris Hedges
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Et nos drapeaux sont toujours là - Par M. Fish
La détention et la persécution de Julian Assange réduisent à néant toute prétention au respect de l'État de droit et aux droits d'une presse libre. Les illégalités commises par les gouvernements équatorien, britannique, suédois et américain sont de mauvais augure. Elles laissent présager un monde où le fonctionnement interne, les abus, la corruption, les mensonges et les crimes, en particulier les crimes de guerre, perpétrés par les États-entreprises et l'élite dirigeante mondiale, seront dissimulés au public. Elles laissent présager un monde où ceux qui ont le courage et l'intégrité de dénoncer les abus de pouvoir seront pourchassés, torturés, soumis à des simulacres de procès et condamnés à des peines de prison à vie en régime d'isolement. Elles laissent présager une dystopie orwellienne où les informations sont remplacées par la propagande, les futilités et les divertissements. Le lynchage juridique de Julian marque, je le crains, le début officiel du totalitarisme d'entreprise qui régira nos vies.
En vertu de quelle loi le président équatorien Lenin Moreno a-t-il arbitrairement mis fin aux droits d'asile de Julian en tant que réfugié politique ? En vertu de quelle loi Moreno a-t-il autorisé la police britannique à pénétrer dans l'ambassade équatorienne - un territoire souverain diplomatiquement protégé - pour arrêter une personne naturalisée citoyen de l'Équateur ? En vertu de quelle loi Donald Trump a-t-il criminalisé le journalisme et exigé l'extradition de Julian, qui n'est pas un citoyen américain et dont l'organe de presse n'est pas domicilié aux États-Unis ? En vertu de quelle loi la CIA a-t-elle violé le secret professionnel, surveillé et enregistré toutes les conversations numériques et verbales de Julian avec ses avocats et comploté pour le kidnapper de l'ambassade et l'assassiner ?
L'État-entreprise vide de leur sens les droits entérinés par les décisions judiciaires. C'est ainsi que nous avons le droit à la vie privée, sans aucune vie privée. C'est ainsi que nous avons des élections « libres » financées par l'argent des entreprises, médiatisées par des organes de presse soumis à l'autorité des entreprises et contrôlées de main de fer par celles-ci. Voilà comment nous avons un processus législatif où ce sont les lobbyistes des grandes entreprises qui rédigent les lois et où les politiciens inféodés à celles-ci les votent. Voilà comment nous en arrivons à un procès en bonne et due forme sans procès en bonne et due forme. Voilà comment nous avons un gouvernement - dont la responsabilité fondamentale est de protéger les citoyens - qui décrète et fait assassiner ses propres citoyens, comme le religieux musulman Anwar al-Awlaki et son fils de 16 ans. Voilà comment, alors que la presse est légalement autorisée à publier des informations classifiées, l'éditeur le plus important de notre génération se retrouve à l'isolement dans une prison de haute sécurité en attendant d'être extradé vers les États-Unis.
La torture psychologique que subit Julian - attestée par le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer - fait écho à la destruction du dissident Winston Smith dans le roman « 1984 » de George Orwell. La Gestapo brisait les os. La Stasi est-allemande brisait les âmes. Nous avons, nous aussi, raffiné les formes les plus grossières de torture pour détruire les âmes aussi bien que les corps. C'est plus efficace. C'est ce qu'ils font à Julian, dégradant progressivement sa santé physique et psychologique. C'est une exécution à petit feu. C'est intentionnel. Julian a passé une grande partie de son temps en isolement, est souvent sous sédatifs et s'est vu refuser tout traitement médical alors qu'il souffrait de diverses affections physiques. On lui refuse régulièrement la possibilité de rencontrer ses avocats. Il a perdu beaucoup de poids, a subi un petit accident vasculaire cérébral, a fait un séjour dans l'aile de la prison réservée aux soins hospitaliers - celle-là même que les prisonniers appellent l'aile de l'enfer - parce que Julian est suicidaire, il a été placé en isolement prolongé, a été observé en train de se frapper la tête contre le mur et a eu des hallucinations. Il s'agit bien là de notre version de la redoutable chambre 101 d'Orwell.
Julian a été ciblé pour être éliminé par la CIA après que lui et WikiLeaks ont publié les documents connus sous le nom de Vault 7, qui ont révélé l'arsenal de guerre cybernétique de la CIA, qui comprend des dizaines de virus, de chevaux de Troie et de systèmes de contrôle à distance de logiciels malveillants conçus pour exploiter toute une série de produits d'entreprises américaines et européennes, dont l'iPhone d'Apple, l'Android de Google, le Windows de Microsoft et même les téléviseurs intelligents de Samsung, qui peuvent être transformés en microphones furtifs même lorsqu'ils semblent être éteints.
J'ai passé deux décennies en tant que correspondant à l'étranger. J'ai vu comment les techniques brutales de répression sont testées sur ceux que Frantz Fanon appelait « les damnés de la Terre ». Dès sa création, la CIA a procédé à des assassinats, des coups d'État, s'est livrée à des tortures, des campagnes de propagande noire [La propagande noire est une propagande qui provient d'une source en apparence amicale, mais en réalité hostile, NdT], du chantage, de l'espionnage illégal et des abus, y compris à l'encontre de citoyens américains, activités révélées en 1975 par les auditions de la commission Church au Sénat et de la commission Pike à la Chambre des représentants. Tous ces crimes, en particulier après les attentats du 11 Septembre, reviennent en force. La CIA dispose de ses propres unités armées et de son propre programme de drones, d'escadrons de la mort et d'un vaste réseau de sites noirs dans le monde où les victimes d'enlèvements sont torturées et disparaissent.
Les États-Unis affectent un budget noir secret d'environ 50 milliards de dollars par an pour dissimuler une multitude de projets clandestins menés par la National Security Agency (NSA), la CIA et d'autres agences de renseignement, généralement à l'abri des regards du Congrès. La CIA dispose d'un appareil bien huilé, c'est pourquoi, puisqu'elle avait déjà mis en place un système de vidéosurveillance 24 heures sur 24 de Julian à l'ambassade d'Équateur à Londres, elle a tout naturellement discuté de l'enlèvement et de l'assassinat de Julian. C'est son métier. Le sénateur Frank Church - après avoir analysé les documents de la CIA lourdement expurgés qui ont été communiqués à la commission qu'il préside - a défini les « activités secrètes » de la CIA comme « un déguisement sémantique qui sert à dissimuler le meurtre, la coercition, le chantage, la corruption, la diffusion de mensonges et la collaboration de tortionnaires et terroristes internationaux connus ».
Craignez les marionnettistes, pas les marionnettes. Ils sont l'ennemi intérieur.
C'est un combat pour Julian, que je connais et que j'admire. C'est un combat pour sa famille, qui travaille sans relâche à sa libération. C'est un combat pour l'État de droit. C'est un combat pour la liberté de la presse. C'est un combat pour sauver ce qui reste de notre démocratie en déclin. Et c'est un combat que nous ne devons pas perdre.
Chris Hedges
Chris Hedges est journaliste. Lauréat du prix Pulitzer, il a été correspondant à l'étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l'étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et National Public Radio. Il est l'hôte de l'émission The Chris Hedges Report.
Source : ScheerPost, Chris Hedges, 03-05-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises