Un scénario vraiment dystopique
Par Peter Turchin − Le 17 août 2025 − Source Cliodynamica
Comme je l'ai promis dans mon précédent article, je vais parler d'un avenir plus prometteur, et de la manière dont les idées cybernétiques et les technologies cliodynamiques peuvent nous aider à orienter les sociétés dans une direction plus positive. Mais avant cela, examinons un scénario vraiment dystopique. Ce qui suit relève de la science-fiction (en fait, j'ai retrouvé de nombreux éléments de ce scénario dans divers romans de science-fiction que j'ai lus au fil des ans). Voici donc mon scénario.
Dans un avenir proche, certaines entreprises commenceront à envoyer des vaisseaux spatiaux sans équipage vers la ceinture d'astéroïdes. L'objectif serait de commencer à y extraire divers éléments. L'étape suivante consisterait à envoyer sur place une usine robotisée qui utiliserait ces ressources pour construire divers éléments : d'autres moissonneuses, des panneaux solaires pour produire de l'énergie et, surtout, des usines de production supplémentaires.
Pourquoi des astéroïdes plutôt que d'autres planètes, comme Mars, ou des satellites, comme la Lune ? Parce que l'investissement initial nécessaire pour lancer un tel programme consiste simplement à mettre des vaisseaux spatiaux en orbite autour de la Terre. Comparé à l'échappement du champ gravitationnel terrestre, tous les autres déplacements au sein du système solaire sont peu coûteux (les astéroïdes n'ont pratiquement pas de gravité).
Il y a quelques années, j'ai assisté à une réunion Sci-Foo sur le campus de Google, et l'un des panels les plus intéressants réunissait deux personnes très compétentes de la NASA et deux universitaires. Leur verdict unanime était que c'est en atteignant et en exploitant les astéroïdes que l'humanité atteindra les étoiles. Les missions sur Mars et autres sont une distraction et un gaspillage de ressources.
Une usine sur un astéroïde ( source)
La personne la plus susceptible de diriger ce programme est bien sûr Elon Musk (je suis sûr qu'il a déjà des plans détaillés), car ses différentes entreprises contrôlent toutes les technologies nécessaires, des vols spatiaux aux robots en passant par l'IA. Mais d'autres suivront rapidement.
Que se passera-t-il ensuite ? À mesure que de nouveaux récolteurs, panneaux énergétiques et installations de production seront fabriqués, ils en construiront encore plus. Il en résultera une croissance exponentielle de la capacité de production.
Les différentes entreprises présentes dans la ceinture d'astéroïdes entreront inévitablement en concurrence les unes avec les autres (peut-être pour s'approprier certains astéroïdes contenant des éléments rares, ou simplement pour réduire les parts de marché de leurs rivaux). Qu'est-ce qui les empêchera de construire des vaisseaux spatiaux militaires pour détruire la capacité de production de leurs rivaux ? Rien. Il n'existe aucune loi dans l'espace, aucune police spatiale pour faire respecter de telles lois, même si elles étaient adoptées, et, de toute façon, personne ne serait tué, seuls des biens matériels seraient détruits.
Une fois que les conflits auront éclaté dans un système aussi anarchique, ils s'étendront et les guerres spatiales impliqueront toutes les entreprises présentes. Celui qui aura l'avantage initial (en développant sa capacité de production ou en se lançant le premier dans la production de vaisseaux de guerre) aura toutes les chances de l'emporter. C'est un jeu où le gagnant rafle tout.
Si vous avez déjà joué à un jeu vidéo d'exploration et de conquête spatiale, vous connaissez bien cette logique. Dans la plupart de ces jeux, vous ne pouvez pas vous contenter de vous détendre et de construire tranquillement votre empire, car inévitablement, l'un de vos adversaires (IA ou humain) finira par apparaître à l'horizon avec une force écrasante et vous anéantira. Non, le but du jeu, c'est la course, mon pote, la course. Vous devez augmenter votre capacité de production (et plus tard votre capacité militaire) plus rapidement que vos rivaux.
Une fois qu'une entreprise a détruit tous ses concurrents, nous entrons dans une phase véritablement dystopique. Qu'est-ce qui empêcherait le Seigneur ultime de l'espace (le PDG de cette entreprise) de revenir sur Terre et de construire des stations orbitales capables de bombarder la surface de la Terre ? À ce stade, nous aurions un dictateur suprême/tyran spatial inattaquable et notre destin (ou celui de nos enfants) dépendrait entièrement de la bienveillance (ou non) de cette personne.
Quel est le rapport entre la cliodynamique et la cybernétique et cette science-fiction ? N'oubliez pas qu'une idée clé dans les deux domaines est l'importance des boucles de rétroaction. Il existe deux types fondamentaux de rétroaction : positive et négative (il en existe d'autres types en fonction des non-linéarités et des délais, mais restons-en aux types fondamentaux pour simplifier). Le jeu de l'exploration et de la conquête spatiale se caractérise par une rétroaction positive. Plus généralement, la guerre présente la même dynamique. La guerre sur la surface de la Terre finit par se heurter à des rétroactions négatives en raison de contraintes logistiques, mais dans l'espace, ces contraintes potentielles sont lointaines et la rétroaction positive prévaut.
Il est intéressant de noter que le jeu économique de l'IA est très différent. Noah Smith a récemment publié un article intéressant dans lequel il pose la question suivante : qui profitera réellement de l'essor de l'IA ? Permettez-moi de reformuler la partie de son argumentation qui est pertinente pour mon article. Smith affirme qu'il n'existe aucune limite naturelle à l'entrée dans le secteur de l'IA. Il suffit d'emprunter suffisamment d'argent, d'attirer les talents nécessaires pour écrire des modèles, de former ces modèles à partir de données (provenant de l'internet public) et de développer une capacité de calcul. À mesure que de plus en plus d'entreprises entreront sur le marché, elles feront baisser les profits de tout le monde (tant les premiers entrants que les derniers) jusqu'à zéro. À ce stade, toutes les sources de capital se tariront (qui veut investir pour un rendement de 0 % ?) et l'industrie entrera dans un état d'« involution ».
En d'autres termes, le jeu de la concurrence économique se caractérise par des boucles de rétroaction négative, contrairement à la guerre, qui est alimentée par une rétroaction positive. Pour échapper à l'involution, une entreprise d'IA devrait quitter la Terre, partir dans l'espace et suivre mon scénario de science-fiction.
OK, pour conclure cet article, quelle est mon opinion personnelle sur ce scénario « vraiment dystopique » ? Je pense que toutes les technologies nécessaires à sa réalisation sont déjà disponibles ou seront développées dans un avenir proche, à l'exception d'une seule. Un complexe robotique destiné à l'exploitation minière, à la fabrication et à la guerre des astéroïdes aura besoin d'une véritable AGI (intelligence artificielle générale). La tâche de développer un tel conglomérat est trop complexe et nécessite de la créativité. Disposons-nous d'une telle IA, ou si ce n'est pas le cas, quelle est la probabilité que nous la développions dans un avenir proche ? Sam Altman pense qu'il ne faudra que quelques années avant que des robots construisent des robots (voir Sam Altman prédit un avenir transformateur pour l'IA : superintelligence et robotique d'ici 2030). Mais dans un article récent ( The Rage of the AI Guy), Freddie Deboer démolit assez bien ce battage médiatique. Nous pouvons donc peut-être nous détendre un peu.
Peter Turchin
Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone