07/02/2024 arretsurinfo.ch  10min #242385

Comment le journalisme occidental parle de Gaza

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Par  Vidya Krishnan

Plus de 27 000 Palestiniens ont été tués, dont plus des deux tiers sont des femmes et des enfants. Sur cette photo, des familles palestiniennes dans un cimetière surpeuplé de la ville de Gaza pour trouver le lieu de repos de leurs proches (MEE/Mohammed al-Hajjar).

Si vous avez suivi la presse occidentale pour tenter de comprendre les scènes et les récits déchirants qui nous parviennent de Gaza au cours de l'invasion israélienne, vous ne pourrez qu'être extrêmement déçus.

Depuis le début du dernier assaut israélien en date contre l'enclave palestinienne assiégée - lequel s'avère être l'un des efforts de nettoyage ethnique les plus fulgurants de l'histoire - les organes de presse occidentaux ont à maintes reprises publié des affirmations non fondées, rapporté une seule version de l'histoire et passé la violence sous silence de manière sélective afin de justifier les violations du droit international commises par Israël et de mettre ce dernier à l'abri de tout examen minutieux.

Ce faisant, les journalistes occidentaux ont abandonné les normes élémentaires dans leur couverture des agissements d'Israël à l'égard des Palestiniens. Rien de tout cela n'est nouveau. Les manquements du journalisme occidental ont contribué à ce qu'Israël justifie son occupation et sa violence à l'égard des Palestiniens depuis plus de 75 ans.

Le 6 août 2022, plus d'un an avant l'attaque du Hamas du 7 octobre contre Israël, le New York Times a enfoui, dans un manquement particulièrement flagrant aux règles du bon journalisme, le titre sur la mort de six enfants palestiniens dans son article sur une "flambée" des "combats entre Israël et Gaza".

Dans leur article, les journalistes ont attendu le deuxième paragraphe pour mentionner que six enfants figuraient parmi les victimes des frappes israéliennes dans le camp de réfugiés de Jabalya, à Gaza, et, sans même interrompre la phrase, ils ont ajouté qu'"Israël a déclaré que certains décès de civils étaient dus au fait que des militants avaient caché des armes dans des zones résidentielles" et que "dans au moins un cas, une roquette palestinienne mal tirée a tué des civils, dont des enfants, dans le nord de Gaza".

Dans les écoles de journalisme, on appelle cela un reportage "à bout de souffle". Et il s'est avéré qu'il s'agissait également d'un reportage faux. Dix jours plus tard, l'armée israélienne a finalement  admis qu'elle était à l'origine des frappes qui ont tué ces enfants à Jabalyia.

Le New York Times n'a pas rapporté cette vérité de manière aussi haletante.

Je pourrais dire que ce n'est pas professionnel - ce qui serait vrai puisque la couverture de ce conflit par les médias occidentaux a clairement été façonnée par l'idéologie plutôt que par une vérification rigoureuse des faits. Une telle évaluation, cependant, occulterait un problème plus profond au sein du journalisme occidental.

Le reportage sur les conflits est l'un des aspects les plus hyper-colonisés des plus grandes salles de rédaction du monde. Même dans celles où règne la diversité raciale, les reportages sur les conflits peuvent s'avérer délicats. Mais les erreurs flagrantes qui semblent passer les filtres éditoriaux dans les salles de presse se targuant pourtant de l'exactitude de leurs reportages sur les conflits doivent être prises en compte. Il faut également souligner qu'avec ces erreurs systématiques, les journalistes occidentaux jouent un rôle de "médiateur" dans le conflit en Palestine, et ne se contentent pas d'en rendre compte.

Je ne m'exprimerais pas assez clairement si je ne nommais pas ce processus pour ce qu'il est : un cas d'école de journalisme de colonisation. Il s'agit d'un journalisme réalisé par des acteurs issus de pays colonisateurs, fiers de leurs conquêtes impériales et dotés d'une haute opinion d'eux-mêmes, toute fibre nourrie par des siècles d'accumulation prédatrice de richesses, de savoir-faire et de privilèges. Ces journalistes semblent convaincus que leurs pays ont combattu et vaincu des ennemis particulièrement immoraux et puissants tout au long de l'histoire, qu'ils ont stoppé le mal dans son élan, protégé la civilisation et sauvé la situation. C'est l'histoire dominante de l'Occident et, par extension, l'histoire du journalisme occidental également.

Cependant, l'histoire dominante est rarement la vraie histoire - c'est simplement celle des vainqueurs.

Et aujourd'hui, les médias occidentaux racontent à nouveau l'histoire des vainqueurs à Gaza, comme ils l'ont fait d'innombrables fois auparavant dans leur couverture des conflits, des crises et de la souffrance humaine au sein des nations postcoloniales.

J'ai vu cela dans la  couverture des maladies tropicales par des journalistes conscients que la malaria, la dengue ou Ebola ne couleront jamais dans leurs veines et n'affecteront jamais leurs communautés. Je l'ai vu après le  génocide des Rohingyas, lorsqu'on a demandé aux survivantes du génocide si elles avaient été "immobilisées par cinq ou sept hommes" lors d'un viol collectif.

Le journalisme occidental est, dans son essence même, le journalisme du vainqueur - il ne cherche jamais à déconstruire les histoires, à les mettre dans le bon ordre ou à les replacer dans un contexte pertinent pour faire entendre la vérité au pouvoir et exposer les excès, l'agression et la violence persistants des "vainqueurs" de l'histoire.

Et lorsqu'il s'agit de la Palestine, il s'agit de journalisme sur l'occupation par des personnes qui de toute façon ne sauront jamais ce que c'est que de vivre sous l'occupation. Il s'agit d'un journalisme  voyeuriste dépourvu de tout sens moral et de toute décence.

Dans le journalisme du colonisateur, la langue est une arme utilisée pour effacer l'humanité du colonisé. Dans The Wretched of the Earth (Les misérables de la terre), où il analyse les effets déshumanisants de la colonisation, le philosophe Frantz Fanon décrit la souffrance des Algériens (lors de la conquête impériale de la France) telle qu'elle est décrite dans les reportages des médias comme des "hordes de statistiques vitales" sur des "masses hystériques" avec des "enfants semblant n'appartenir à personne". Le livre a été écrit en 1961, mais ses conclusions s'appliquent parfaitement à la couverture médiatique occidentale de la souffrance palestinienne aujourd'hui.

Cette utilisation déshumanisante du langage a été particulièrement visible dans le décompte des morts. Début novembre, le Times de Londres  notait : "Les Israéliens ont marqué le premier mois depuis que le Hamas a tué 1 400 personnes et en a enlevé 240, déclenchant une guerre dans laquelle on dit que 10 300 Palestiniens auraient trouvé la mort". Dans les nouvelles occidentales, les Israéliens meurent à la voix active - le Hamas les a "tués" ou "assassinés" - tandis que les Palestiniens meurent passivement. Ils " meurent de déshydratation alors que l'eau potable vient à manquer", comme l'a dit le Guardian, comme s'il ne s'agissait pas là d'un crime délibéré contre l'humanité, mais d'un acte aléatoire de Dieu.

Selon la machine de propagande occidentale, Israël a le droit de détruire Gaza, la Cisjordanie, Jérusalem-Est, l'Iran, le Liban, le Yémen ou tout autre pays de la région pour assurer la sécurité des Israéliens. Il peut tuer presque tous les musulmans, les juifs qui appellent à un cessez-le-feu,  le personnel de l'ONU et  les médecins de Médecins Sans Frontières (MSF), les journalistes, les ambulanciers et même des bébés dans le cadre de son action contre le Hamas. Pourtant, rares sont les organes de presse qui évoquent ce que cela signifie pour Israël et pour le monde, si le seul moyen pour lui de se sentir en sécurité est de faire pleuvoir la mort et la misère sur des millions de personnes. Aucun d'entre eux - car il y a désormais un "nous" et un "eux", un monde divisé entre les colonisés et les colonisateurs - qui ne s'est jamais demandé si une victoire obtenue aux dépens de la vie de milliers d'enfants innocents pouvait être considérée comme une victoire.

Avec cette propagande de guerre, les journalistes occidentaux occultent la véritable histoire à laquelle nous sommes confrontés : Israël, soutenu par l'armée la plus puissante du monde, fait la guerre à un peuple apatride vivant sous son occupation et pulvérise des hommes, des femmes et des enfants innocents par milliers. L'histoire selon laquelle les gouvernements occidentaux ont permis ce carnage tout en faisant la leçon au monde sur leurs valeurs supérieures, leur décence et leur amour de la démocratie. Quiconque vit dans le monde post-colonial sait que leurs discours sur la décence, l'amour de la démocratie, le journalisme exceptionnel et les politiciens honnêtes ne sont qu'une vaste escroquerie.

À cette heure avancée, alors que la guerre fait rage, que des enfants meurent de faim et qu'Israël est jugé pour "génocide plausible", il est essentiel de souligner le sang qui coule sur les mains des journalistes occidentaux. En parfaite coordination avec leurs puissants gouvernements, ils ont dénigré et privé d'autonomie des institutions multilatérales telles que les Nations unies, offert aux récits israéliens d'"autodéfense" un vernis de respectabilité et réduit à néant les récits et les points de vue palestiniens.

Les quelques Palestiniens ayant obtenu une tribune - au nom de l'"équilibre" et du bon journalisme - ont été dissuadés de parler des décennies d'oppression, d'occupation et d'abus qu'ils ont subis de la part d'Israël. Ils ont juste été autorisés à pleurer leurs proches décédés et à implorer davantage d'aide pour nourrir leurs enfants affamés - et ce, après avoir condamné le Hamas, bien entendu.

Peut-être qu'avec cette guerre, la partie est enfin terminé pour le journalisme occidental. En regardant la guerre d'Israël à Gaza sur leurs réseaux sociaux et en constatant ce qui se passe de leurs propres yeux à travers les rapports et les témoignages des Palestiniens eux-mêmes, de plus en plus de personnes dans le monde reconnaissent le rôle des médias occidentaux dans la perpétuation du pouvoir colonial, de son langage et de ses idéologies.

Ces jours-ci, on critique de plus en plus l'échec des dirigeants occidentaux, mais on ne parle pas assez de l'échec de l'intelligentsia occidentale, et en particulier des responsables des salles de presse les plus influentes de l'Occident. Le libéralisme occidental et l'ordre fondé sur des règles ne sont pas les seuls à avoir été réduits à néant à la suite de la guerre d'Israël contre Gaza, la légitimité du journalisme occidental a également rudement été mise à mal.

Dans leur couverture de la guerre à Gaza, les organes de presse occidentaux ont clairement démontré qu'ils considèrent les morts à grande échelle, la famine et la misère humaine illimitée comme acceptables et même inévitables lorsqu'elles sont infligées par leurs alliés. Ils ont ainsi révélé que le journalisme de conflit, tel qu'il est pratiqué dans les salles de rédaction occidentales, n'est rien d'autre qu'une autre forme de violence coloniale - une violence qui s'exerce non pas à coups de bombes et de drones, mais de mots.

Dans ce moment de barbarie extrême, les journalistes de couleur dont je suis, sont frappés de plein fouet par l'amoralité monumentale des salles de rédaction que l'on nous demande d'admirer. Le moins que les journalistes occidentaux, forts de leur pouvoir, puissent faire en ce moment, c'est d'exiger un cessez-le-feu permanent et de nous épargner un nouvel épisode du journalisme des colonisateurs.

Vidya Krishnan journalism

Article original en anglais publié le 3 février sur  Aljazeera sous le titre Western coverage of Gaza: A textbook case of coloniser's/  ZANZIBAR9CH

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