L'éradication du terrorisme et de l'antisémitisme est la raison supposée pour laquelle des agents de l'ICE en civil ont arrêté la doctorante Rümeysa Öztürk dans une rue de Somerville, dans le Massachusetts, après qu'elle a coécrit une tribune appelant l'université Tufts à se désengager des entreprises ayant des liens avec Israël en raison du massacre et de la famine que le pays impose aux civils palestiniens. Il existe un mouvement international de boycott, de sanction et de désinvestissement d'Israël [BDS, NdT], mais aux États-Unis, le président Donald Trump met en péril la liberté de ne serait-ce que débattre publiquement de ces idées, et cela devrait en fait, être considéré comme un test pour l'attaque plus large qu'il mène contre la liberté d'expression. Et jusqu'à présent, le test marche plutôt bien pour Trump.
Source : TomDispatch, Mattea Kramer
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
En 2024, et cela semble être il y a déjà longtemps, la Heritage Foundation, un groupe de réflexion de droite, a publié un projet pour ce qu'elle a appelé « une stratégie nationale de lutte contre l'antisémitisme » en s'attaquant à ce qu'elle a décrit comme « le mouvement d'une Amérique pro-palestinienne farouchement anti-israélienne, antisioniste et anti-américaine ». En substance, et dans ce qui s'apparente à une œuvre de théâtre politique extraordinairement efficace qui a été vendue dans mon propre État, le Massachusetts, entre autres, cette fondation a qualifié ses opposants politiques de « partisans du terrorisme ». Elle a également qualifié de « réseau de soutien terroriste » les organisations qui s'opposent à son programme et s'est attribué le noble titre de « combattante de l'antisémitisme », alors même qu'elle a habilement redéfini l'antisémitisme qui ne consiste plus seulement à haïr le peuple juif, mais aussi à critiquer l'alliance entre les États-Unis et Israël. Le président Trump a mis en œuvre la stratégie de la Heritage Foundation et est allé encore plus loin.
Il s'agit peut-être là de son idée la plus originale. Comme l'a dit le politologue Barnett Rubin en septembre : « Le président Trump clame à l'envi qu'il est très créatif et qu'il accomplit des choses que personne n'a jamais faites. Et maintenant, il construit un régime fasciste qui est légitimé par la lutte contre l'antisémitisme. Personne n'avait jamais pensé à faire cela auparavant ».
Voilà comment le ministère de la défense (oups, pardon, le ministère de la guerre) promeut la paix dans le monde
Enfant, j'ai fréquenté l'école hébraïque et aujourd'hui, lorsque j'essaie de me rappeler ce que j'y ai appris sur Israël et la Palestine, ce qui me vient en mémoire c'est l'image d'un désert semé de fleurs et le souvenir plaisant que l'État d'Israël avait été fondé dans ce paysage vide. En 1998, je suis allé en visite en Israël avec ma famille. Mon frère a fait sa bar-mitsva dans la forteresse de Massada, au sommet de la montagne qui surplombe la mer Morte. Bien que j'aie reçu une éducation privilégiée dans une école privée, ce n'est qu'à l'âge adulte que j'ai entendu le mot Nakba. Ce mot arabe, qui signifie « catastrophe », fait référence au déplacement de 700 000 Palestiniens lors de la création d'Israël en 1948. La majorité de la population de l'actuelle bande de Gaza descend des réfugiés de la Nakba.
Selon Amnesty International et l'organisation israélienne de défense des droits humains B'Tselem, Israël a imposé aux Palestiniens vivant en Israël et dans les territoires palestiniens occupés un système d'oppression fondés sur une ségrégation forcée qui constitue un apartheid. Pendant des décennies, Israël a contrôlé qui pouvait entrer ou sortir de la bande de Gaza et, depuis 2007, cette bande de terre de 40 kilomètres de long a fonctionné comme ce que Human Rights Watch a qualifié de « prison à ciel ouvert ». En 2022, le taux de chômage à Gaza atteignait 45 % et 65 % des habitants vivaient dans la pauvreté. Le 7 octobre de l'année suivante, un groupe armé déferlait hors de Gaza et lançait des attaques contre Israël, lesquelles ont tué 1 195 personnes, dont 815 civils.
Depuis lors, Israël a réagi en tuant plus de 67 000 Palestiniens à Gaza dans le cadre d'une campagne militaire d'une telle horreur que, comme l'a rapporté le directeur de Médecins sans frontières au Conseil de sécurité des Nations unies, des enfants de cinq ans ont déclaré qu'ils préféraient mourir plutôt que de continuer à vivre dans la peur en assistant au massacre des membres de leur famille. Une fillette du nom de Sham est née à Gaza en novembre 2023 et a survécu à l'empoisonnement par la fumée alors qu'elle était encore bébé. Et alors qu'elle n'était qu'une toute petite fille une malnutrition aiguë a été diagnostiquée avant qu'elle ne soit tuée le 6 mai dernier lorsque Israël a largué des bombes sur le refuge où elle vivait avec sa famille. Les Nations unies et d'éminents experts, dont le professeur israélo-américain d'études sur l'Holocauste et les génocides Omer Bartov, affirment que la guerre d'Israël contre Gaza est un génocide. Le cessez-le-feu actuel a ralenti le nombre de morts mais n'y a pas mis fin.
Dès 2024, la Cour internationale de justice, la plus haute juridiction du monde, statuait et déclarait que l'occupation de Gaza, de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est par Israël était illégale, qu'Israël devait cesser toute construction de colonies, évacuer ses colons, verser des dédommagements aux Palestiniens et leur accorder le droit au retour. Elle a également indiqué que tous les États et organisations internationales avaient l'obligation légale de ne pas aider Israël à poursuivre son occupation de la région.
Cependant, depuis octobre 2023, selon le ministère israélien de la défense et le Council on Foreign Relations, grâce à 800 avions de transport et 140 navires, mon pays a livré à Israël 90 000 tonnes d'armes et d'équipements, dont des chars, des obus d'artillerie, des bombes et des roquettes. Le gouvernement américain verse chaque année à Israël des milliards de dollars d'aide militaire, que ce pays dépense principalement en achats effectués dans le cadre du programme américain de « ventes militaires à l'étranger ». Selon un site web du ministère de la défense, ce programme vend « des biens et des services [qui] renforceront la sécurité des États-Unis et favoriseront la paix dans le monde ».
En dépit de la façon dont, comme l'a décrit l'historien israélien Lee Mordechai, Israël a limité le flux d'informations en provenance de Gaza et a fait campagne pour discréditer les voix critiques, un sondage Gallup réalisé en juillet a révélé que 60 % des Américains désapprouvaient les actions militaires d'Israël dans cette région. De manière encore plus frappante, un sondage réalisé en septembre par le Washington Post a révélé que près de la moitié (48 %) des Américains juifs désapprouvaient ces actions (et que seuls 46 % les approuvaient).
Mais selon les recommandations de la Commission spéciale du Massachusetts sur la lutte contre l'antisémitisme, un groupe créé par une loi de l'État en 2024, si un enseignant débattait de tels sondages dans une salle de classe, il pourrait faire l'objet d'une plainte anonyme déposée auprès de la police de l'État au motif que l'éducateur a rendu l'environnement d'apprentissage dans mon État hostile aux étudiants juifs.
Les enseignants sont le problème !
En février dernier, Simon Cataldo, co-président de la commission spéciale et représentant de l'État, a mené une véritable instruction - oui, une instruction - concernant le président de l'association des enseignants du Massachusetts (qui est lui-même juif), en présentant notamment une série de documents concernant Israël/Palestine que Cataldo avait obtenus à partir d'une base de données de ressources pour les éducateurs. Il a présenté un graphique intitulé « Born Unequal Abroad » (Nés inégaux à l'étranger), qui énumère les différents droits accordés à un enfant juif américain et à un enfant de réfugiés palestiniens au Liban. Le premier peut se rendre en Israël et même devenir citoyen israélien à tout moment, tandis que le second n'a pas le droit de se rendre en Israël et n'a aucun moyen d'accéder à la citoyenneté (même par le mariage). Cataldo a semblé considérer ce graphique (et d'autres du même genre) comme manifestement antisémite et l'a présenté comme une preuve irréfutable de l'antisémitisme supposé qui couvait au sein de l'association des enseignants du Massachusetts.
En d'autres termes, dans mon État, la « lutte contre l'antisémitisme » se traduit aujourd'hui par une commission nommée par la gouverneure et l'assemblée législative qui conduit une instruction sur un dirigeant syndical (juif) pour le délit qui consiste à avoir omis de supprimer tout débat critiquant un pays étranger que les principales organisations mondiales de défense des droits humains ont jugé coupable de maintenir un système d'apartheid et de commettre un génocide. Dans le même temps, l'antisémitisme réel - c'est-à-dire la haine du peuple juif par des nationalistes xénophobes - n'a pratiquement pas été abordé par la Commission dans le cadre de sa campagne visant à faire taire les critiques à l'égard d'Israël. (J'imagine que le président Trump et la Heritage Foundation applaudissent.)
En effet, au cours d'une année d'auditions, la commission spéciale a peut-être irrémédiablement fusionné le concept d'antisémitisme avec la critique d'Israël, ce qui semble avoir été le but recherché. Le sénateur de l'État et coprésident de la commission, John Velis, utilise en fait les termes « anti-Israël » et « antisémite » de manière interchangeable, bien qu'ils aient des significations différentes, ce que toute personne chargée de diriger un groupe d'experts de l'État sur l'antisémitisme devrait savoir. Velis, qui n'est pas juif, a effectué de nombreux voyages en Israël payés par le gouvernement israélien ainsi que par une organisation caritative affiliée à l'American Israel Public Affairs Committee, groupe de pression connu sous le nom d'AIPAC.
La commission spéciale a dévoilé des recommandations pour les écoles du Massachusetts qui incluent l'utilisation d'une définition de l'antisémitisme qui, selon l'ACLU, aura pour effet d'entraver la liberté d'expression. Elle a également recommandé le lancement d'un système de signalement à l'échelle de l'État qui verra les allégations anonymes d'antisémitisme dans les écoles être recueillies par la police de l'État.
À la suite de la publication initiale de ces recommandations, la gouverneure Maura Healey a publié une déclaration saluant le travail de la commission. Des organisations telles que le Jewish Community Relations Council of Greater Boston ont également envoyé des courriels à leurs membres pour féliciter la commission.
Peut-être en réponse aux heures de témoignages publics divergents présentés par des personnes (pour la plupart juives), des universitaires et des experts en éducation, les commissaires ont écrit dans leur dernier rapport : « Nous devrions écouter et respecter les personnes qui affirment avoir été victimes d'antisémitisme ; nous ne devrions pas les dénigrer ou leur dire que leur expérience n'est pas valable. »
Qui pourrait contester cela ?
Un juge fédéral se prononce
Après que Rümeysa Öztürk, étudiante à l'université de Tufts, a été enlevée dans la rue par des agents de l'ICE pour avoir co-écrit une tribune dans le journal de l'école demandant à celle-ci de se désengager des entreprises ayant des liens avec Israël, un juge fédéral a estimé que le secrétaire d'État Marco Rubio et la secrétaire à la Sécurité intérieure Kristi Noem avaient violé le Premier Amendement en appliquant une politique consistant à cibler, en vue de leur expulsion, des non-citoyens qui critiquaient Israël ou exprimaient leur soutien aux Palestiniens. Le juge a également estimé que les décrets émis par le président Trump s'appuyaient sur une définition de l'antisémitisme qui englobait les discours protégés par le premier amendement. (La même définition que celle recommandée par la Commission du Massachusetts !)
Mais cette décision de la Cour fédérale aura-t-elle une quelconque importance ? Selon le même juge : « L'effet de ces procédures d'expulsion ciblées continue aujourd'hui encore à entraver de manière inconstitutionnelle la liberté d'expression. »
Benjamin Moser, auteur lauréat du prix Pulitzer, a noté qu'après le 7 octobre, certaines institutions juives américaines ont non seulement soutenu le règne de terreur d'Israël à l'encontre des civils palestiniens, mais, afin de perpétuer les massacres, ont également applaudi à la répression de la liberté d'expression. « Les jeunes générations, qui ont vu de leurs propres yeux les crimes du soi-disant État juif et qui sont conscientes du sacrilège, de la profanation odieuse des valeurs qu'elles pensaient être juives, ne reviendront jamais vers ces institutions », a-t-il écrit.
Mais cela aura-t-il de l'importance ? Cela n'empêchera certainement pas Donald Trump d'utiliser sa version de l'identité juive comme bouclier moral pour son attaque contre la liberté d'expression.
Dans le Massachusetts, une coalition d'organisations s'est publiquement opposée aux recommandations de la commission spéciale et, dans la partie occidentale de l'État où je vis, un groupe d'habitants a placé dans leurs jardins des panneaux où figuraient des QR codes pour attirer l'attention sur cette parodie. Je fais partie de cet effort, mais est-ce important ?
En Californie, une nouvelle loi, ostensiblement destinée à protéger les étudiants juifs de toute discrimination, entre en vigueur le 1er janvier. Cette loi inquiète toutefois les enseignants, qui craignent d'être accusés d'antisémitisme s'ils partagent des informations jugées critiques à l'égard d'Israël.
Pendant ce temps, les dirigeants des organisations de la société civile semblent mal placés pour résister à une telle suppression de la liberté d'expression et, dans certains cas, semblent l'accepter. En janvier, les membres de l'American Historical Association ont voté par 428 voix contre 88 en faveur d'une déclaration d'opposition au « scholasticide » (la destruction délibérée d'un système éducatif) à Gaza. Mais le conseil de direction de l'association a opposé son veto à ce vote. Un épisode similaire s'est produit à la Modern Language Association.
Amy Hagopian, professeure émérite de santé mondiale à l'université de Washington, qui a pendant des années dispensé un cours sur la guerre et la santé, a récemment raconté comment elle avait été exclue de l'Association américaine de santé publique après avoir publiquement protesté contre la décision de son conseil d'administration d'interrompre l'examen d'une résolution sur la justice sanitaire palestinienne. (Une plainte anonyme avait estimé que la protestation était antisémite).
Une alternative pourrait ressembler à ceci
Dans les deux grands partis, le discours traditionnel des politiciens consiste à proclamer leur soutien inconditionnel à Israël, quelles que soient les actions de ce dernier. À l'inverse, Zohran Mamdani a clairement affiché, pendant sa campagne victorieuse pour devenir maire de New York, son soutien à la fin de l'apartheid pour les Palestiniens et son opposition aux crimes contre l'humanité commis par Israël. Pour la politique américaine, il s'agit là d'une nouvelle approche. Il a réussi à mettre l'accent sur le coût de la vie absurdement élevé de sa ville et l'a fait dans le cadre d'une coalition comprenant des personnes de confession juive et d'autres religions, alors même que de puissants intérêts financiers se dressaient contre lui. Et il a gagné.
Il faut garder à l'esprit qu'une nette majorité d'Américains désapprouve bel et bien les agissements d'Israël à Gaza. Il est donc logique qu'il y ait eu un électorat pour un candidat qui disait la vérité sur l'oppression des Palestiniens, tout en rejetant les affirmations selon lesquelles il serait antisémite de le faire. Mamdani a gagné un tiers des électeurs qui ont indiqué que le judaïsme était leur religion (tout comme il a gagné un tiers des catholiques). Il a également remporté une victoire écrasante auprès des électeurs sans appartenance religieuse (un quart de l'électorat) et de ceux dont l'appartenance religieuse était décrite comme « autre », ce qui correspond à la catégorie dans laquelle les sondages à la sortie des urnes placent les musulmans.
La volonté de Trump de supprimer la liberté d'expression peut concerner la question d'Israël aujourd'hui, mais on est sûr d'une chose : il s'agira d'autre chose demain. La vraie question est de savoir si les Américains accepteront ses violations du premier amendement ou s'ils se battront pour protéger la liberté d'expression même quand ils n'aiment pas ce que les autres ont à dire.
D'aucuns pensent que la victoire de Mamdani ne peut être reproduite en dehors de la ville de New York. Mais étant donné que la liberté d'expression elle-même est peut-être en jeu, cela vaut au moins la peine d'essayer.
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Mattea Kramer, contributrice régulière de TomDispatch, est l'autrice du roman primé The Untended (Les Oubliés) sur le capitalisme et la crise américaine des opioïdes.
Source : TomDispatch, Mattea Kramer, 20-11-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
