26/05/2024 reseauinternational.net  34 min #249311

De Sétif à Nouméa : pour une souveraineté décoloniale

par Benoît Girard

«Seront désaliénés nègres et blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé».(Frantz Fanon, «Peau noire, masques blancs», 1952)

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Note préliminaire : rédigé à l'instigation de Régis de Castelnau, ce texte déplie la réflexion contenue dans une brève note publiée sur les réseaux sociaux après la mort d'un gendarme en Nouvelle-Calédonie. Il tente de donner une architecture cohérente à des réflexions que l'actualité foisonnante m'a donné l'occasion d'amorcer ici et là depuis trois ans et dont on retrouvera les traces dans mon livre «Tragique Espérance». Outre d'y renvoyer ceux qui souhaiteraient aller plus loin (il est disponible sur simple demande : bgirard.clgbognygmail.com), je sollicite l'indulgence de ceux qui l'auraient eu entre les mains et qui pourraient repérer d'éventuelles redites avec le texte publié ici.

Le «loyalisme» comme vérité du «macronisme»

On peut s'intéresser aux «événements» de Nouvelle-Calédonie en historien ou en anthropologue. Mais on peut aussi choisir de les aborder en littéraire, se saisir des récits antagoniques que nous tentons d'élaborer à leur sujet comme du matériau à partir duquel une compréhension peut émerger en même temps qu'une perspective d'action.

Valable en bien des situations, ce postulat méthodologique revêt une importance cruciale dans les moments que nous traversons. Tandis que le macronisme est passé maître dans l'art de produire des signes qui devraient suffire à le vaporiser dans le néant de l'Histoire, la sidération qu'ils provoquent a pour propriété de paralyser l'exercice de la pensée. Quand le signe masque ce qu'il révèle, il paraît d'autant plus nécessaire d'apprendre à le déchiffrer.

Ainsi en va-t-il de la profusion d'images qui nous nous arrivent de Nouvelle-Calédonie depuis le «dégel du corps électoral» et les émeutes qui leur ont fait suite : militaires débarquant à l'aéroport de La Tontouta avec leurs paquetages de campagne, blindés de la gendarmerie patrouillant dans les avenues de Nouméa, déclarations martiales du ministère de l'Intérieur contre les «terroristes» de la CCAT («Cellule de Coordination des Actions de Terrain»)...

Le petit monde médiatico-politique s'ébroue au bord de l'abîme dans l'ambiance crépusculaire d'une fin de règne où la paralysie le dispute à la fuite en avant et où, comme au retour de Coblence, l'on ne saurait départager ceux qui n'ont rien appris et ceux qui n'ont rien oublié. Un député de la majorité, «loyaliste» calédonien, exhibe fièrement une photographie qui le représente en train d'offrir à Gérald Darmanin un «manche en gaïac, huit tresses de peau de bœuf et une ficelle pour attacher les bottes de foin». «Spécialement confectionné pour lui par un broussard», cet objet est censé permettre à «notre excellent ministre» de donner un «coup de fouet» au «dossier calédonien».

Quant à moi, qui puise les premiers balbutiements de ma culture politique dans les représentations approximatives mais grandioses d'un Empire à la fois multicolore et assimilateur, ma sensibilité au fait colonial s'est considérablement affinée à la suite d'un séjour de douze mois dans l'archipel des Australes, aux confins méridionaux de la Polynésie française.

Il m'avait fallu habiter, le temps d'une année, ce confetti de notre ancienne gloire pour comprendre dans ma chair à quel point la France s'était oubliée. J'y avais vu des populations qui ne s'aimaient pas et que l'administration des choses, sous l'effet de sa propre inertie, se contentait de juxtaposer dans la mémoire de leurs rancœurs et de leurs défaites. J'y avais vu la survivance, sans justice ni grandeur, d'une histoire déchue. Je me revois encore, en juillet 2018, jeter par le hublot du petit avion qui venait de décoller de Tubuai, un ultime regard sur le Pacifique Sud, ses lagons turquoise et ses récifs tranchants comme des couteaux... Sous l'emprise mêlée de ces bleus insolents et de ma tristesse infinie, je me demandais si l'amour du pays n'avait jamais été que la nostalgie d'un passé qui n'existe pas.

Mon retour en métropole coïncida avec le premier des trois référendums sur l'indépendance calédonienne prévus par les accords de Nouméa. J'en suivis les rebondissements avec intérêt, comme un fil qui me reliait à ces terres que déjà, si proche d'avoir quittées, je croyais n'avoir que rêvées. Très vite, il m'apparut que ce supplice étiré en longueur 1 ne faisait qu'accompagner le pourrissement d'une situation sans issue. En 2020, quand le COVID s'invita dans le processus, le drame tourna à la farce. Le 7 juin 2021, six mois avant la tenue du dernier référendum, Sonia Backès, l'une des chefs de file du camp «loyaliste» et future ministre de Macron, était invitée à la télévision pour défendre le point de vue du «non». Je m'attendais à ce que le problème soit posé sous l'angle, existentiel, de ce qui nous définissait en tant que nation. Je fus surpris de découvrir une politicienne madrée pour qui le maintien de la Calédonie dans la France se concevait exactement dans les mêmes termes que ceux employés par les européistes métropolitains quand ils défendent notre appartenance à l'Union européenne. Que deviendraient les Kanaks sans les «aides» de la métropole ? N'était-ce pas grâce à la France que tout le monde avait pu se faire vacciner ? Et notre monnaie ? Dans quels tourbillons inflationnistes allait-elle être emportée si elle se désarrimait du système bancaire métropolitain ?

Ce cri du cœur me faisait réaliser que leur franc 2, c'était notre euro. Sous les attributs coloniaux de sa francité conservée, la Nouvelle-Calédonie n'était pas plus française que la métropole. Elle n'était que le dominion d'un autre dominion, soupesant quelle rétribution elle pouvait attendre de son allégeance à l'un plutôt qu'à l'autre. De Paris à Nouméa, ce n'était plus qu'une foire d'empoigne entre des esclaves emportés par la passion de leur servitude.

Cependant, il manquait un rouage dans la mécanique qui allait radicaliser le mouvement loyaliste pour en faire la vérité pure du macronisme. Quand bien même de nombreux signes avant-coureurs pouvaient laisser présager aux spécialistes les ébranlements à venir, la Russie n'avait pas encore envahi l'Ukraine et le récit médiatique dominant continuait de ronronner tranquillement dans l'illusion que l'Occident demeurait le Tout du Monde. Dans ces conditions, les élites calédoniennes se satisfaisaient de la solution qui paraissait s'imposer à tous comme un compromis raisonnable : celle d'une «citoyenneté calédonienne» qui, tout en faisant droit aux revendications identitaires des Kanaks, donnerait au «Caillou» l'occasion de figurer en bonne place, au même titre que la Corse ou l'Alsace, dans la course au démembrement de l'État central supervisé par l'Union européenne.

La radicalisation identitaire du loyalisme, qu'exprime la précipitation subite avec laquelle le «dégel du corps électoral» 3 a été exigé, constitue, au moins en partie, la réponse de l'oligarchie locale à la grande bascule géopolitique de février 22. Dans un monde menaçant où les compromissions d'hier se muaient en peur panique des «ingérences étrangères» 4, de la «psychose de la psychose» autour des «punaises de lit» 5 et des attaques bactériologiques de l'Azerbaïdjan contre Mayotte 6, les forces centrifuges de l'allégeance au pouvoir central se mirent à exercer un contrepoids brutal aux forces centripètes de l'allégeance bruxelloise. Le loyalisme calédonien devint alors une illustration particulièrement parlante de la réaction macronienne et de sa propension à criminaliser toute forme de mouvement social.

Le «macronisme» comme moment tragique de la société française

Il faut aller plus loin. Contrairement à l'image que ses propres obsessions obsidionales contribuent à donner de la réalité qui l'entoure, le macronisme n'est pas descendu du ciel sur sa nuée pour déstabiliser la société française. Il ne fait que répondre à de puissantes contradictions internes qui se cherchent une issue avec l'énergie du désespoir. J'en veux pour preuve la façon dont les événements et les situations que nous venons de décrire ont offert, en métropole, un terrain idéal aux embardées de notre imaginaire collectif.

À gauche 7, où l'on prétend se méfier de toutes les essentialisations collectives, les tribunes offertes aux représentants du FLNKS 8 ont permis de faire surgir des discours qui seraient passés pour «fascistes» dans n'importe quel autre contexte. Sur Médiapart, le 16 mai, Romuald Pidjot, secrétaire adjoint de l'Union calédonienne, déclarait :

«Mettez-vous à notre place. Pour nous, l'identité c'est important. Imaginez un jour qu'on vienne et qu'on vous dise, à vous Français : vous n'allez plus parler le français, on va supprimer votre histoire, on va supprimer votre culture, on va la changer. Est-ce qu'on l'acceptera ? Même en contrepartie de développement économique, d'emploi ? non ! L'identité c'est fondamental. Est-ce que les gens sont prêts à sacrifier leur identité pour plus de confort ?» 9

Pour la droite identitaire, c'était une occasion rêvée de s'engouffrer dans la brèche. Le 15 mai, Éric Zemmour tonnait sur BFMTV :

«Il y a eu trois référendums entre 2018 et 2021. À trois reprises, les néo-calédoniens ont dit qu'ils voulaient rester dans la France alors même qu'on avait «gelé» en 1998 le corps électoral. Ça voulait dire que tous les gens qui étaient nés ou qui arrivaient en Nouvelle-Calédonie depuis 1998 n'étaient pas dans le corps électoral pour complaire aux Kanaks qui craignaient, si j'ose dire, un «grand remplacement». (...) Les Kanaks avaient peur d'un déséquilibre démographique et donc, contrairement à toutes nos règles et à nos principes démocratiques, ils ont obtenu de Chirac et de Jospin que l'on bloque le corps électoral. Aujourd'hui, la réforme constitutionnelle va réharmoniser les règles à nos principes, et encore pas complètement. (...) Il faut adopter ce texte, qui est le minimum, (...) et réformer la Constitution. Je vois Jean-Luc Mélenchon qui approuve les émeutiers mais que dirait-il si, en France, par peur des déséquilibres démographiques, on interdisait aux gens qui sont arrivés depuis dix ans en France de voter ! Il hurlerait au scandale ! Or c'est exactement ce qu'il soutient. Il faut 1) faire adopter ce texte et 2) réprimer sévèrement». 10

Eugénie Bastié, le 18 mai, enfonçait le clou dans Le Figaro :

«Un peuple en ces lieux refuse de décliner, de dépérir, de s'éteindre. Ils sont ainsi les peuples : attachés à leurs racines, leurs cultures, leurs mythes» : non ce ne sont pas des propos de Renaud Camus sur les Français de souche ou de Philippe de Villiers sur les Vendéens, mais l'extrait d'un communiqué de l'ancienne ministre de la Justice, Christiane Taubira, sur la révolte des indépendantistes kanaks. L'égérie de la gauche antiraciste avait déjà parlé, en 2006, de «Guyanais de souche en train de devenir minoritaires sur leurs sols» et plaidait à l'époque pour une maîtrise de l'immigration illégale en Guyane. La même Christiane Taubira qui défendait le droit de vote des étrangers aux élections locales trouve donc normal que des citoyens français n'aient pas le droit de vote en Nouvelle-Calédonie. Elle qui fustigeait lors de la loi immigration la «paranoïa de la grande invasion» s'inquiète du devenir minoritaire du peuple kanak autochtone». 11

Le lendemain, au micro de RTL, Sarah Knafo, candidate du parti Reconquête aux élections européennes, ramassait la position zemmourienne en une formule ramassée qui fit mouche :

«La gauche, ces jours-ci, c'est Mélenchon à Paris mais Zemmour à Nouméa. Elle reconnaît aux Canaques un droit à ne pas devenir minoritaire sur leur sol. Elle ne reconnaît pas ce droit pour les Français de métropole». 12

Du côté de la gauche et du centre macronien, beaucoup tentent d'édifier une ligne de défense autour de la distinction entre «immigration» et «colonisation». Tel fut le cas de l'éditorialiste Jean-Michel Apathie sur le réseau twitter :

«Eugénie Bastié écrit que les Kanaks n'acceptent pas de devenir «culturellement minoritaires» sur leur sol historique. C'est exactement cela. Ils n'acceptent pas le vol définitif et sans retour du lieu où ils sont nés par un État étranger organisé, militarisé, dominateur. Comparer cela à ce que nous vivons en France n'a strictement aucun sens, quels que soient les points de comparaison que l'on examine : les personnes en cause, les États en présence, l'organisation des courants de pensée, les résistances qui se manifestent et les affrontements culturels que l'on constate. Il existe une joie cynique chez certains à raconter n'importe quoi sur la Nouvelle Calédonie (...). Ici aussi Eugénie Bastié procède à une confusion XXL en étant certaine de rencontrer l'assentiment d'une partie de l'opinion publique. En procédant ainsi, elle jette au fossé la rigueur intellectuelle qui légitime ses prises de parole dans le débat public. Et j'y reviens : faut-il que la honte de la colonisation soit forte pour la nier aussi obstinément et la travestir sous une analyse foireuse». 13

Effet comique produit par l'emballement du dialogue, ardeur avec laquelle on se renvoie au visage la figure de l'autochtone, bonne conscience apparente avec laquelle chacun abrite son «deux poids deux mesures» derrière celui qu'il reproche à son interlocuteur : ce florilège fait ressortir le caractère théâtral de la situation. Les protagonistes des deux camps sont sans cesse amenés à renverser leurs propres concepts pour adopter ceux de l'autre. Et plus ils s'affrontent, plus ils s'indifférencient. La droite devient hostile à la notion de «grand remplacement» quand il faut justifier la mise en minorité des Kanaks dans le corps électoral calédonien. La gauche n'hésite plus à brandir la notion «d'identité» quand il s'agit de soustraire le «peuple premier» aux principes de l'»universalisme républicain». Plus la gauche appuie son discours décolonial sur le droit de l'identité canaque à ne pas se laisser «diluer», plus la droite assume ses accents néo-universalistes comme une réponse au «grand remplacement» dont les «autochtones» seraient victimes en métropole. Et plus la droite appuie son discours patriotique sur le droit des Caldoches à bénéficier de «l'universalisme républicain», plus la gauche décoloniale met en exergue l'identitarisme kanak comme une réponse au racisme métropolitain. Nul terme unificateur ne saurait être dégagé de ces échanges en forme de chiasme. Chacun s'arme de sa contradiction comme d'une réponse légitime à la contradiction adverse. Selon une situation qui a tendance à devenir récurrente dans le monde occidental, les deux camps partagent le sentiment d'avoir épousé la cause de la «bonne victime» et infèrent de là qu'ils ont tous les droits pour la «défendre». Il en résulte une «montée aux extrêmes» dont nul ne peut prédire l'issue.

La référence au théâtre ne relève pas de la pure métaphore puisque la tonalité du dialogue rend compte d'une situation de «crise sacrificielle» qui rappelle beaucoup celle des cités grecques quand elles ont engendré la tragédie. Pour René Girard, la «crise sacrificielle» correspond au moment où le sacré «déraille» et où le sacrifice de la victime émissaire ne parvient plus à faire naître l'«unanimité moins un» de la communauté réconciliée. Chacun est alors de nouveau susceptible de devenir la victime de tous et la masse de boucs-émissaires produits simultanément augmente la probabilité de recoupements démystificateurs. Or, en vertu du principe de «méconnaissance» qui gouverne la mythologie, la dysfonctionnalité du système est inséparable du processus qui est susceptible de le faire émerger à la surface des consciences humaines. En effet, comme le rappelait à l'envie René Girard, «avoir un bouc émissaire, c'est ne pas savoir qu'on en a un ; apprendre qu'on en a un, c'est le perdre à tout jamais» 14. Telle est cette chose cachée qu'a découverte le poète et qu'il transmet à la cité rassemblée. À l'instant où, sur la scène du théâtre, la victime innocente tient tête à la foule de ceux qui la condamnent, le cercle clos de la réciprocité violente est brisé pour devenir le cercle ouvert de notre émancipation commune. Grand moment de notre civilisation que celui où surgit le tragique comme horizon d'espérance !

Ce bref rappel anthropologico-littéraire ne nous éloigne pas de la Nouvelle-Calédonie dans la mesure où il nous permet de penser à la fois la fragilité des processus modernes d'émancipation et le moyen d'y remédier. Jamais, en effet, la compréhension matérielle des rapports de domination coloniaux n'a débouché depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sur des sécessions suffisamment radicales pour accoucher de transformations sociales profondes et durables. En règle générale, l'ancienne puissance coloniale ne s'est effacée que pour laisser la place à de nouvelles formes de domination économiques ou géopolitiques. Et la société décolonisée, au moment même où elle se débarrassait du «maître blanc» reproduisait dans ses nouvelles structures les rapports hiérarchiques que le mouvement d'indépendance avait cristallisé en son propre sein. Il est permis de se demander si le mouvement kanak est armé pour échapper à cette loi d'airain quand bien même la seule énonciation du sous-jacent colonial, par-delà les rhétoriques gouvernementales destinées à l'euphémiser, devrait suffire à en faire admettre l'actualité brûlante et à opérer dans le «cercle clos de la réciprocité violente» la brèche par où la vérité s'échappe et s'impose à tous. Un travail de recherche publié juste avant la tenue du premier référendum n'a-t-il pas mis en évidence que dix groupes familiaux hérités de la présence coloniale française, contrôlaient 80% de l'économie calédonienne 15 ?

Jusqu'à présent, la principale réussite du mouvement kanak consiste à avoir repris la maîtrise de l'agenda politique en refusant de participer au troisième référendum et en créant par-là les conditions de son illégitimité. Il a imposé l'idée que la souveraineté relevait de l'exceptionnel 16 et qu'elle ne saurait naître du paradigme juridique qui contient sa négation. Même minoritaire sur le plan de l'arithmétique électorale, le peuple kanak ne saurait cesser d'exister comme peuple. Ce faisant, l'État français a été mis en difficulté dans sa prétention coloniale à incarner la position de surplomb arbitral qui était censée permettre de faire émerger une nouvelle légitimité. Malheureusement, la manière dont les Kanaks ont pensé et formulé leur secessio plebis a démontré leur difficulté à en faire le support d'un récit autonome et mobilisateur. En rejetant la responsabilité de leur décision sur un État qui avait refusé d'accéder à leur demande de report en raison de l'épidémie de COVID et du «deuil coutumier» dont ils voulaient accompagner leurs morts, ils ont couru le risque de dégrader leur identité en monnaie d'échange dans un rapport de force juridique plutôt que politique. Face à l'échéance décisive que représentait la sortie des accords de Nouméa, ils ont davantage donné l'impression de reculer devant l'obstacle que de vouloir cranter la lutte à un niveau supérieur. Indépendamment du rôle de Macron, qui doit être vu comme celui de l'étincelle dans un baril de poudre, toute la situation actuelle peut se comprendre comme résultant de ce malentendu constitutif. On peut très bien admettre l'attachement des Kanaks au «gel du corps électoral» et s'associer sans réserve aux critiques adressées à un État français qui, dans cette circonstance, n'a respecté ni l'esprit ni la lettre des engagements qu'il avait pris 17. Il faut relever néanmoins que cette position du débat crée les conditions d'une lutte à front renversé qui rétrécit la marge de manœuvre des indépendantistes. Ce sont eux, face à un État dont ils stigmatisent à raison la posture néocoloniale, qui se retrouvent dans la situation paradoxale de défendre une forme d'indigénat et de refuser la normalisation juridique que la puissance de tutelle se donne le beau rôle de leur proposer sous la forme d'un accès de plein droit et sans restriction à la citoyenneté française.

Cette aporie décoloniale vérifie que l'immanence des forces matérielles ne suffit pas à briser le cycle infini de la violence et à faire advenir le paradis de la société sans classes. Pour y parvenir, il est un lieu que la liberté humaine se doit d'habiter : celui du récit. À travers le langage, à travers la capacité des collectifs humains à se raconter des histoires, on comprend que la matérialité historique des forces en lutte est elle-même surdéterminée par la matérialité violente du désir humain. Dès lors, pour paraphraser le fabuliste, le récit est «la pire et la meilleure des choses» : la pire s'il est gouverné par la violence qu'il dissimule, la meilleure si détruit la violence qu'il révèle. La conception girardienne du tragique, issue de «la première théorie rigoureusement agnostique du religieux» 18, nous permet de comprendre pourquoi toutes les luttes d'indépendance fondées au départ sur une idéologie strictement matérialiste on toujours dégénéré en identitarismes plus ou moins stériles - ce fameux «racisme antiraciste» assumé par Sartre et dénoncé par Fanon. Face à cette difficulté, il ne s'agit pas de se dérober devant la lutte des classes comme une lecture conservatrice de René Girard pourrait nous y inviter, mais bien de comprendre que la lutte des classes ne peut être sérieusement menée que si, à la suite du poète, nous sommes capables de restituer «la parfaite symétrie du débat tragique» grâce à laquelle apparaît la «victoire camouflée d'un parti sur un autre, le triomphe d'une lecture polémique sur sa rivale» 19. À rebours de l'«impartialité tragique» défendue par Hölderlin, René Girard affirme que le poète tragique prend parti : il montre que «les hommes répugnent à admettre que les «raisons» sont les mêmes de part et d'autre, c'est-à-dire que la violence est sans raison».

Il me reste donc à montrer que notre émancipation doit se loger au niveau du tragique, «là où s'effondrent ensemble et l'illusion des partis et celle de l'impartialité» 20. Le récit tragique de notre émancipation serait la clé pour accéder à la puissance du «nous révolutionnaire», le moyen de dépasser l'opposition entre l'universalisme des abstractions et l'identitarisme des cimetières.

De «l'ici et maintenant colonial» au «nous révolutionnaire»

Des peuples qui ne projettent plus leur puissance sur le réel voient s'éroder les soubassements matériels de leur existence et se transformer en spectacle 21 leur traduction esthétique - toutes choses qui forment ensemble une civilisation.

Ces peuples sont sortis de l'Histoire.

Quand le discours sur l'identité devient la substance du Politique, son énonciation témoigne d'une extériorité au Nous, d'une séparation de l'âme et du corps, qui est le propre de la mort. Le passé vivant n'est qu'un perpétuel devenir. Il ne se regarde comme «identité» qu'à partir du moment où il se fige sous les apparences d'une représentation.

La composition génétique d'un groupe humain ne fait que cristalliser à une échelle de temps relativement courte des dynamiques historiques dont les oscillations sont toujours à l'œuvre. L'action politique consiste à vouloir s'insérer dans ce mouvement, non à se prévaloir d'une analyse d'ADN pour exercer un droit de tirage sur l'avenir. Sous ses aspects radicaux, la position identitaire équivaut à celle de la CGT actuelle dans le champ social. Elle nous enferme dans la revendication et dans le ressentiment, c'est-à-dire dans la logique même de l'impuissance. Elle nous situe comme les obligés de forces politiques - celles de l'argent - dont les nécessités intrinsèques confèrent à chaque groupe humain un caractère d'absolue interchangeabilité. Le signe de la mort est pris pour une espérance de résurrection.

Les concepts de «civilisation» et d'»identité» servent à exprimer la nostalgie d'un mode de vie quand ses conditions de possibilité ont été détruites. C'est d'une volonté commune de peser dans les affaires du monde que découle un mode de vie, pas l'inverse. Ceux qui parlent de «civilisation française» ne sont pas des politiques mais des embaumeurs de momie à qui échoit le soin d'animer la section muséographique de la transnationale capitaliste.

À rebours d'un patriotisme authentique, c'est-à-dire d'une internationale des socialismes enracinés, l'identitarisme ne signifie rien d'autre que l'avènement de ce qu'il croit dénoncer. Il nous empêche de puiser dans nos affects communs de quoi ériger une barrière face au totalitarisme marchand. Sa seule fonction consiste à fournir le récit antipolitique du déclassement, le discours pompeux de notre impuissance collective.

Les Kanaks ont donc raison de dénoncer une droite réactionnaire qui se la joue «Zemmour à Marseille» quand il s'agit de traiter l'immigration et «Mélenchon à Nouméa» quand il s'agit d'effacer les conséquences d'une immigration de peuplement. Mais ce n'est pas une raison pour succomber aux sirènes de la gauche quand, pour des raisons symétriques, elle se la joue «Mélenchon à Marseille» et «Zemmour à Nouméa». Il faut affirmer que la logique d'essentialisation identitaire est un poison indifférenciateur qui agit partout de la même manière. Oui, les Kanaks ont toute légitimité pour exciper, au nom des injustices qui leur sont faites hic et nunc, d'un droit à la décolonisation. Mais non, ce n'est pas une bonne idée de la justifier au nom de l'ADN à sauvegarder ou d'une «antériorité» à sauvegarder. Car cela mettrait les Kanaks en situation de copier le colonisateur et de produire des fictions juridiques qui violentent le réel. Un État Kanak qui voudrait consacrer son antériorité par un hymne ou un drapeau démontrerait que cette antériorité n'existe pas ailleurs que dans le regard de l'État colonial et qu'elle ne peut se manifester qu'au travers de formes imitées dont la mythologie sous-jacente n'est pas plus émancipatrice que sa forme originale. Des petits Calédoniens qui apprennent «nos ancêtres les Kanaks...» ne sont pas dans une position plus enviable que les petits Français quand ils ânonnaient «nos ancêtres les Gaulois» après le désastre de Sedan, ou les petits Israéliens qu'on faisait vivre à la veille du 7 octobre dans l'idée qu'ils descendaient du roi David. Ni les uns ni les autres ne sont capables, dans ce paradigme des essentialisations collectives, de produire les formes politiques d'une quelconque «indépendance». Ce n'est donc pas la promesse d'un État kanak qui contient en elle-même la moindre certitude d'émancipation mais une «conscience canaque» d'ores et déjà à l'œuvre, saignant par toutes ses blessures et qui, ne demande qu'à habiter toujours davantage sa puissance d'universel. Beaucoup de Caldoches, qui se comportent aujourd'hui avec la bonne conscience arrogante du colonisateur qui se sent «chez lui chez les autres», descendent de bagnards et d'opposants politiques qui avaient été persécutés par leurs communautés d'origine. Rien ne garantit, sauf la mythologie paternaliste et condescendante du «bon sauvage», qu'il en irait autrement avec certains «autochtones» que l'État français poursuit aujourd'hui de sa vindicte.

À ce stade, non seulement les notions de «souveraineté» et d'«indépendance» sont renvoyées au ciel des abstractions, mais, plus grave encore, elles sont prêtes à servir d'alibi à la cause inverse de celles qu'elles prétendent incarner. Du côté métropolitain, la défense de la «souveraineté française» menace de seconder la fuite en avant réactionnaire du «loyalisme» macronien. Du côté kanak, l'indépendance devient chaque jour un peu plus le masque derrière lequel sont susceptibles d'être reconduits les mêmes rapports de domination dans le cadre de nouvelles dépendances. Peut-être, dans le monde auquel nous aspirons, celui de nos souverainetés mutuellement restaurées, la Kanakie sera-t-elle devenue indépendante. Mais poser cette «indépendance» au départ n'est qu'une manière de rendre performativement impossible l'avenir que nous désirons tous car elle suppose que nous ne sommes pas capables de l'envisager autrement que comme une redistribution des cartes à l'intérieur de la même partie. Il en va de même de la francité calédonienne affirmée comme un préalable au «salut de la patrie». Elle condamne ses tenants, aussi sincères soient-ils, à reconstituer une sorte d'OAS du macronisme. La souveraineté et l'indépendance n'ont d'intérêt que si elles parviennent à s'articuler l'une à l'autre pour dépasser l'«ici et maintenant» colonial et accéder à un «nous réellement révolutionnaire». Il n'est pas de souveraineté valable, en France comme en Calédonie, si l'on ne se demande d'abord : de qui ? et pour quoi faire ?

Dès lors que la réalité matérielle et sociale de la colonisation est identifiée sous l'épaisse couche du récit dominant, une bifurcation apparaît : s'égarer dans une interprétation exotique du fait colonial ou bien continuer tout droit vers le réel. La compréhension exotique du fait colonial arrange beaucoup de monde car elle cantonne la réalité de l'oppression dans un au-delà de l'espace et du temps qui, pour les uns, est un moyen refoulement, pour les autres un objet de «réparations». Chassées par la porte, les généalogies identitaires reviennent par la fenêtre et l'on recommence à se renvoyer au visage des années de présence par paquets de cent ou de mille. Au contraire, élargir la focale permet de comprendre qu'au-delà du vocabulaire et de la galerie d'images historiques qu'il charrie, le fait colonial et toujours à l'œuvre au cœur de nos sociétés. On perçoit que le drame ouvert par l'État français à Sétif, ce même 8 mai où l'on célébrait la victoire des Alliés sur le nazisme et où des dizaines de milliers d'Algériens ont été massacrés parce qu'ils réclamaient leur part de la liberté retrouvée, ne s'est jamais refermé. Il se continue à Nouméa comme il se poursuit dans le «9-3» et comme il s'étend aux périphéries sacrifiées de la «France périphérique». Partout, avec des couleurs différentes, se déploie le même processus de prédation et de ségrégation consubstantiel au capitalisme.

Il suffit, pour s'en convaincre, de bien vouloir discerner ce qui transparaît derrière le voile quasi translucide de la narration officielle. Qu'observe-t-on de si visible que c'en est presque devenu aveuglant ? Un racisme froid, méthodique, pratiqué sans scrupule par une bourgeoisie au pouvoir depuis quarante ans et qui se comporte comme les élites compradores d'une république sud-américaine. Une transposition industrielle de la traite négrière se traduisant, jusque dans la géographie du territoire national et dans la matérialité de ses paysages, par un triple apartheid : l'apartheid social de la «France périphérique», l'apartheid ethnique de banlieues métropolitaines, l'apartheid planétaire de la France d'outre-mer. Si l'on s'intéressait aux réalités sociales qu'occultent les marqueurs identitaires, une toute autre vérité émergerait qui ne serait pas celle de territoires colonisés mais de territoires abandonnés. Dans des pans entiers du territoire national, les habitants ont été réduits à un tel degré d'impuissance politique que la domination de l'État peut s'y exercer sans s'astreindre à aucune des contreparties qui la rendent acceptable dans le droit commun (instruction, santé, sécurité, justice...). Certains disent que les banlieues coûtent cher, qu'on y a déversé des milliards en politique de la ville. Les routes que la France a construites en Algérie n'ont-elles pas coûté cher, elle aussi ? Or elles n'ont profité ni aux indigènes algériens ni aux citoyens français dans leur écrasante majorité. Ce sont les milliards de l'abandon, un artifice comptable qui permet de faire assumer par les contribuables un système de prédation qui profite à un tout petit nombre. Si les banlieues où les outre-mer sont bien la poursuite de la colonisation par d'autres moyens, c'est donc au sens inverse de celui où l'entendent les identitaires. Il faut y lire la tendance structurelle qui conduit le Capital à concentrer ses espaces de commandement dans quelques quartiers centraux des grandes métropoles mondiales, et à étendre à l'inverse les territoires sur lesquels il déploie sa logique radicalement prédatrice de terre brûlée et d'extermination des écosystèmes.

Une fois levée l'hypothèque identitaire, une autre réalité apparaît sous les récits antagoniques de notre décomposition collective, et celle-là peut servir de point d'appui pour nous hisser vers le «nous révolutionnaire» : c'est l'affectio societatis des populations que les drames de l'histoire ont cumulativement placées sous la juridiction de l'État français. L'affectio societatis c'est notre identité vivante : le fait que nous nous sentions affectés par ce qui arrive à d'autres dans un périmètre donné. Cette affectio societatis existe à l'échelle de l'ensemble français et nous devons la regarder comme un trésor commun. Le terme est latin mais il n'a rien d'abstrait. Si, demain, ce qu'à Dieu ne plaise, venait à survenir un très grave accident de la route qui entraînait la mort de plusieurs dizaines de personne à Tulle, Bastia, Cayenne ou Fort-de-France, la nouvelle déclencherait immédiatement des éditions spéciales sur toutes les chaînes nationales d'information en continu. Si le même accident se produisait à Brazzaville ou à Shanghai, il y a fort à parier qu'il serait relégué à la rubrique des faits divers dans les quotidiens du lendemain. Ce constat a quelque chose de troublant, surtout pour la gauche, car il nous met en porte-à-faux avec l'universel et nous renvoie au caractère très relatif des perceptions humaines. C'est pourquoi il ne faut pas le regarder comme un absolu mais comme le moment d'une dialectique. Il est vrai que les drames de l'Histoire ont tendance à refermer nos horizons, à dissimuler les rapports de force sociaux dans des sentiments d'appartenance qui sont autant de fausses consciences. Mais ils ont aussi la vertu inverse puisque les mêmes forces de repli qui font de chaque nation une «brisure d'humanité» lui permettent de se vivre comme «échantillon d'universel», comme un début d'élargissement à partir duquel quelque chose d'autre est possible. À regarder la somme de violences nécessaires pour en arriver à ce stade, et la somme de violences encore plus grande qu'exigerait l'imposition d'un universel abstrait, il paraît plus raisonnable de s'émerveiller devant chacune des solidarités qui trament nos vies quotidiennes et s'y confondent au point d'acquérir le statut d'évidence. Vingt ans de propagande néolibérale effrénée ont considérablement érodé cet acquis, surtout en ce qui concerne les relations de la métropole et de l'outre-mer, mais il continue de traîner dans quelques recoins obscurs de notre imaginaire collectif l'idée que la richesse d'un pays se confond avec son «être ensemble» et que la collectivisation partielle de cette richesse, à laquelle nous n'avons pas tout à fait cessé de consentir quand il s'agit de construire une route ou un hôpital, ne relève pas d'une comptabilité sacrificielle entre ceux qui ont plus et ceux qui ont moins mais qu'elle est ce par quoi nous sommes heureux d'«être au monde». Paris ne vit pas chaque jour dans l'idée que la Creuse lui vole ses impôts.

On comprend par-là comment il est possible d'échapper à la réciprocité des ressentiments identitaires et de ne pas considérer la situation calédonienne comme un boulet, comme une somme de souffrances à solder, mais comme une partie d'un tout, comme l'un des lieux à partir desquels un autre futur peut être imaginé. En fonction de la manière dont nous traitons cette question, la France peut s'actualiser ou, au contraire, se calcifier progressivement sous les apparences d'une identité fossile.

Sans la Calédonie, la France ne serait plus qu'une petite province européenne repliée sur son quant à soi ethnique et tenue par l'étranger. La Calédonie nous coûte cher, c'est entendu, mais réclame-t-on pour autant l'indépendance de la Creuse ? C'est donc bien l'avenir de toute une nation, et pas seulement le leur, que les Calédoniens tiennent entre leurs mains. Il faut espérer qu'ils ne se déterminent pas en fonction des injustices et des crimes passés mais sur la foi d'un avenir toujours possible.

Les rivalités horizontales apparaissent dès que nous ne sommes plus capables de penser les rapports de force verticaux autrement que sur le mode du ressentiment. Il nous faut donc créer les conditions politiques d'un nouveau récit dans lequel le peuple kanak et le peuple français auraient le désir de conjuguer leurs identités au futur plutôt que de les promener dans de valises remplies de généalogies victimaires concurrentes. Plus Français que les Français, les Kanaks sont pourvus d'une responsabilité historique : celle de faire de leur indépendantisme notre cause commune et de renouer, face à l'alliance éternelle de la bourgeoisie et de l'«étranger», avec la geste de Louise Michel :

«Pendant l'insurrection canaque, par une nuit de tempête, j'entends frapper à la porte de mon compartiment de la case. Qui est là ? demandai-je. - Taïau, répondit-on. Je reconnus la voix de nos Canaques apporteurs des vivres (taïau signifie ami). C'étaient eux, en effet ; ils venaient me dire adieu avant de s'en aller à la nage par la tempête rejoindre les leurs, pour battre méchants blancs disaient-ils. Alors cette écharpe rouge de la Commune que j'avais conservée à travers mille difficultés, je la partageai en deux et la leur donnais en souvenir. L'insurrection canaque fut noyée dans le sang, les tribus rebelles décimées ; elles sont en train de s'éteindre, sans que la colonie en soit plus prospère». 22

Ma proposition se situe donc sur un tout autre plan que les solutions simplificatrices par lesquelles certains s'imaginent pouvoir échapper au dilemme identitaire et à ses renversements paradoxaux.

Dans les périphéries les plus conscientisées et les plus conséquentes de l'extrême-droite on prône l'ethno-différentialisme pour tout le monde. Zemmour à Marseille, oui, mais Zemmour aussi à Nouméa. Cette solution voudrait faire croire à la possibilité d'un divorce par consentement mutuel, comprenant un accord à l'amiable sur la garde des enfants. Faudrait-il, pour cela, que le mariage ait jamais eu lieu ! Beaucoup d'Algériens y croyaient encore à Sétif en 1945. Les Polynésiens l'espéraient aussi quand ils réclamaient la départementalisation de leur territoire et l'institution de la Sécurité Sociale. C'était avant que De Gaulle ne fasse de leurs lagons une solution de repli pour les essais nucléaires après les accords d'Évian et que Pouvanaa a Oopa, qui fut l'un des premiers engagés de la «France Libre», ne soit déporté en métropole pour s'y être opposé. La Calédonie ne pourrait-elle pas être l'occasion ultime pour l'«universalisme français», après tant de souffrances et de trahisons, de consommer enfin ses noces avec le réel ?

Dans les franges plus «sociales» du souverainisme métropolitain, où l'on s'arc-boute sur le «suffrage universel», on pense qu'il suffirait de déverser encore plus de milliards pour que les «indigènes» accèdent à une «égalité réelle» et «se sentent Français». Indépendamment de ses accents paternalistes, cette proposition repose sur une contradiction logique. Certes, il n'est pas totalement absurde d'imaginer que la «question calédonienne» aurait pu ne pas se poser si la politique de l'État avait obéi à des critères d'équité. Mais ce serait ne pas voir que la «question calédonienne» se pose précisément parce que cette politique n'a pas été possible. Cette impossibilité découle d'une structuration coloniale de l'économie calédonienne qui n'appelle pas une politique de charité mais la décapitation de la petite mafia qui tient le territoire et s'y confond avec l'État. Sa présente fuite en avant témoigne d'une inconscience suicidaire qui, pour ne laisser entrevoir aucun signe d'ouverture, l'expose à revivre le moment où il faudra choisir entre la valise ou le cercueil.

Pour moi qui persiste à croire que l'émancipation individuelle émerge de récits collectifs, le peuple qui est en France ne doit pas perdre la dernière occasion de montrer qu'il peut porter une voix différente dans le concert des Nations, distincte de celle de l'Occident avec laquelle son élite a accepté de le laisser se confondre. Si cela devait se produire, ce ne serait une bonne nouvelle ni pour les gilets jaunes hexagonaux, condamnés au face à face avec une élite blanche qui les hait presqu'autant que les indigènes, ni pour les Kanaks, qui seraient voués à se vendre au plus offrant.

Entre l'indépendance et le maintien du satu quo, il y a une troisième voie : que les peuples qui sont en France opèrent leur décolonisation de concert, dans un ensemble politique dont les contours juridiques restent à définir.

Aux oreilles de beaucoup, mes considérations résonneront comme de pieuses incantations. Il vaudrait mieux y voir l'état des lieux qui annonce une alternative radicale : le salut ou la mort. Quatre-vingts ans après la défaite de 1940, nous sommes dos au mur, sans solution de repli.

En 1962, entre les tenants de l'apartheid (OAS) et ceux de la décolonisation (FLN) s'était immiscé un tiers séparateur, un médiateur externe capable d'imposer une différence entre les jumeaux de la violence. De Gaulle partageait avec l'OAS la même vision étroite d'une France ethnique, mais il avait compris que cette singularité n'était viable qu'au prix d'une séparation, d'une distinction, en un mot : d'une reconnaissance politique. Malgré ce que les vociférations d'un Sartre pouvaient laisser supposer, ce n'était pas le terrorisme qui avait gagné. C'était au contraire la capacité de mettre fin réciproquement à un récit dans lequel l'adversaire ne pouvait être représenté que comme terroriste et n'avait pas d'autre issue que de se conformer à cette représentation. La solution d'Évian était imparfaite, la séparation fictive (la suite le montra), mais elle avait au moins le mérite d'exister. Pour la dernière fois, peut-être, quoi qu'au prix de désastres dont ne s'est jamais remis de part et d'autre de la Méditerranée, les mécanismes d'autolimitation de la violence avaient fonctionné.

En 2024, il n'y a plus de médiateur externe, plus d'ailleurs qu'on puisse distinguer d'un ici et entre lesquels une frontière puisse être tracée. L'Occident en phase de sénilité avancée se présente comme une chose flasque et molle qui s'excrète sans le vouloir, un «OAS global» à qui aucune force intérieure ne permet plus de «s'empêcher». À l'instant où il se vit comme un «cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part», son affirmation coïncide avec sa négation, sa limite avec sa disparition. L'Occident se vit comme totalité et exige d'être reconnu comme tel mais, pour cette raison, il ne peut envisager d'extériorité que comme soustraction de soi. Dans ces conditions, ou bien les peuples qui sont en France se soustraient à ce tourbillon de nihilisme boursouflé, ou bien ils s'engouffrent avec lui dans les abîmes de l'histoire.

*

Les événements auxquels nous assistons en ce moment en Nouvelle-Calédonie montrent que le cœur de notre «cher et vieux pays» palpite encore et que le sang de l'Histoire continue de l'irriguer. À nous de décider si nous voulons y puiser la sève d'un renouveau ou la nostalgie d'un requiem.

À cet égard, le résultat des dernières élections présidentielles en Outre-Mer ont mis en évidence quelques lézardes par où se devine une issue. En dirigeant leurs suffrages sur l'héritière de Jean-Marie Le Pen dans les mêmes proportions au second tour qu'ils avaient plébiscité Jean-Luc Mélenchon au premier tour, les Outre-Mer ont introduit un grain de sable dans le rouage institutionnel et ils ont fait ressortir en creux la manière dont les deux candidats de l'opposition, à force de confondre leur devoir avec la gamelle et de mettre du sel sur les plaies pour sauver les fonds de commerce de leurs clientèles captives, ont sciemment livré le peuple de France au plus cruel des fascismes. Par un défi tragique lancé à la face de nos certitudes, foulant au pied la verroterie commémorative dont le bon maître blanc consent à leur faire l'aumône en échange de leur vie, les Français des antipodes se sont extraits du cachot au fond duquel, pour le plus grand bonheur des négriers contemporains, nous avions accepté jusque-là de nous claquemurer les uns les autres. Alors qu'il aurait pu refleurir sous la moiteur des tropiques, le cirque du racisme et de l'anti-racisme y a été balayé au vent des îles.

À en croire le chœur de vierges effarouchées qui poursuit l'indigène de ses hurlements outragés, cette révélation n'a rien d'indolore. Aux avant-postes de notre indépendance, les Outre-Mer ont déchiré le rideau du Temple et nous ont rappelé ce que nous sommes. La France, notre France, avait la peau noire en Guadeloupe tandis que la Savoie ne lui appartenait pas encore. Et bien des années avant que les cloches de Nice ne cessent de sonner à l'heure du Piémont, Tsingoni, déjà française, répondait à l'appel son muezzin. Qui aurait pu imaginer que notre francité découvre dans le cœur saignant des mémoires créoles l'ultime refuge de sa désarmante insolence ?

En première ligne face au régime, les Kanaks ont ouvert une fenêtre sur demain. Dans un contexte géopolitique aussi chahuté qu'incertain, tandis que le sang a coulé des deux côtés, l'État français a démontré à la face du monde qu'il était à la fois l'expression d'une violence et la démonstration d'une faiblesse : violence de l'État-colon à l'égard des indigènes, soumis désormais à un régime d'exception ; faiblesse de l'État-dominion à l'égard de l'Empire, sans l'autorisation duquel il ne peut plus rien faire.

C'est pourquoi, plutôt que de nous substituer au tribunal de l'Histoire et de manier les uns contre les autres le fer rouge de l'infamie, nous devrions nous montrer économes de nos colères et les réserver, intactes, à de plus justes causes. Aux linceuls de haines que d'autres ont tissé pour nous, préférons le grand large des sécessions généreuses.

À ce point de bascule, une alternative se dessine : ou bien les classes populaires font unité et prennent leur destin en main ; ou bien elles s'offrent en masse de manœuvre pour liquider les derniers vestiges du passé et, selon la «sage maxime» de Talleyrand - «l'agiter avant de s'en servir» - elles tiennent lieu de marche-pieds au futur régime d'oppression.

source :  Vu du Droit

 reseauinternational.net

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