par Off Investigation
Alors qu'il se revendique comme porte-voix des Français juifs, le CRIF s'efforce régulièrement d'inciter notre pays à soutenir l'agenda gouvernemental israélien. Une confusion des genres qui exaspère plusieurs collectifs juifs en France.
Le 22 novembre 2024, au lendemain des mandats d'arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI) contre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et son ancien ministre de la Défense Yoav Gallant, pour «crimes de guerre et crimes contre l'humanité», le Conseil représentatif des institutions juives de France (le CRIF) vole au secours du gouvernement israélien en dénonçant une «instrumentalisation politique de la justice» ainsi qu'une «offense à toutes les démocraties», et va jusqu'à accuser la CPI (dont la France figure parmi les premiers États partie) d'«ostraciser» Israël.
Appeler la diplomatie française à reconnaître Jérusalem comme capitale de l'État hébreu ( décembre 2017), s'offusquer de l'annonce d'un embargo sur la fourniture d'armes à Israël (𝕏 octobre 2024) ; fustiger le vote de la France pour l'admission de la Palestine comme État membre de plein droit de l'ONU (𝕏 avril 2024), ou encore encourager notre pays à suspendre définitivement sa contribution à l'Office de secours des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (𝕏 janvier 2024) : le CRIF se fait ouvertement et régulièrement l'écho de l'agenda du gouvernement israélien, dépassant ainsi sa vocation officielle de représentation des institutions juives de France.
Capture d'écran de la page «faq» sur le site du CRIF, qui entend
«incarner le porte-voix des Français juifs».
Daniel Peretz, 37 ans, dont les racines juives sont iraniennes, milite aux Juives et Juifs Révolutionnaires (JJR), une organisation d'une soixantaine de personnes créée en 2015. Selon lui, il y a méprise dans le débat public : «Le CRIF a une vraie représentativité, mais il faut la prendre pour ce qu'elle est, c'est-à-dire celle des institutions de la vie communautaire juive».
Quand on questionne Avi et Andréa sur les positions du CRIF, elles commencent par rire. Ces deux jeunes trentenaires marseillaises, originaires de familles d'Afrique du Nord et d'Égypte, participent au collectif juif décolonial Tsedek ! [«Justice» en hébreu], fondé en juin 2023 et qui compte aujourd'hui plus de 200 membres. Elles expliquent : «On préfère ne pas se tenir informées des déclarations du CRIF ; en réalité, c'est un moyen de se préserver, car il nous est déjà pénible d'entendre parfois des propos réactionnaires chez des fidèles de la synagogue».
Avi de Tsedek ! participe à la course de relais du
«drapeau de la libération», une initiative du collectif
de soignants Blouses blanches pour Gaza,
Marseille, août 2024.
Des œillères
Alexandre Journo milite chez Golem, un collectif juif créé en novembre 2023 et dont les 200 membres sont en grande majorité sur la région parisienne. Ce trentenaire d'origine juive tunisienne œuvre également avec La Paix Maintenant, une organisation sioniste de gauche qui promeut la solution à deux États.
Se déclarant «aussi sioniste que le CRIF», il juge pourtant que ce-dernier se met des «œillères» : «C'est un réflexe défensif face à la critique d'Israël telle qu'elle s'exprime dans le débat français et dans le débat de la gauche mondiale où, à côté d'arguments incontestables, on peut aussi trouver beaucoup de positions fondées sur la haine. Alors en face, il y a cette réaction de défense, sans nuance, qui consiste à ignorer et à disqualifier toute critique».
Alexandre Journo, membre du collectif Golem
et de La Paix Maintenant
C'est ce même ressort qu'il identifie chez le grand rabbin de France Haïm Korsia quand celui-ci explique sur Dailymotion que «tout le monde serait bien content qu'Israël finisse le boulot et qu'on puisse construire enfin une paix au Moyen-Orient sans des gens qui en permanence ne veulent qu'une chose, la destruction d'Israël».
Quant à Daniel Peretz des JJR, il nous fait part de ses inquiétudes : «Ce soutien inconditionnel du CRIF et du grand rabbin à Israël constitue un double danger : d'une part, il diffuse un discours réactionnaire au sein de la communauté juive française, d'autre part, il donne des armes aux antisémites pour diffuser leur discours selon lequel un juif ne peut pas être français».
Une confusion des genres
Selon André Rosevègue, membre de l'Union juive française pour la paix (UJFP), «le problème de fond du CRIF est qu'il combine à la fois la représentation des Français juifs et la défense d'Israël, ce qui n'est pas le cas par exemple aux USA où il existe deux institutions distinctes : la Conférence des présidents (CdP) rassemblant les dirigeants des organisations juives du pays et l'American Israel Public Affairs Committee (Aipac) qui revendique clairement son rôle de lobby pro-israélien».
Face à 200 personnes, André Rosevègue (UJFP) donne une conférence-débat
«Palestine-Israël, microcosme du chaos mondial», à l'université d'Albi,
le 26 novembre 2024. |photographie Capucine Vignaux
Et si André Rosevègue a décidé de militer «en tant que juif», c'est précisément parce qu'il est excédé que le CRIF comme l'État d'Israël revendiquent parler en son nom. Voilà plus de 20 ans qu'il est membre actif à l'UJFP, une association antisioniste créée en 1994, qui compterait plus de 500 adhérents. «Bref, je suis devenu juif par la grâce du CRIF», aime à plaisanter cet athée farouche.
Le manque de distinction, de la part du CRIF, entre représentation des Français juifs et défense d'Israël, est abordée par le journaliste Sylvain Cypel dans «L'État d'Israël contre les juifs» (éditions La Découverte, 2020). «Le débat et même la polémique sont possibles au sein de la communauté américaine, contrairement à la France [où] existe une confusion des genres», y analyse l'auteur.
Immunité et impunité
Si les réactions du CRIF et du grand rabbin suscitent une certaine compréhension chez Alexandre Journo de Golem, celle de l'État français en revanche, demeure à ses yeux inexplicable.
Le collectif Golem emprunte le nom d'une créature mythologique protégeant
les juifs des pogroms dans l'Europe orientale.
Le 27 novembre, le gouvernement refusait de s'engager à arrêter Benjamin Netanyahou s'il se rendait sur le sol français, au motif qu'il bénéficierait d'une immunité ( France diplomatie). Perplexe, Alexandre Journo commente : «Comment la France peut-elle refuser d'exécuter les décisions de la CPI alors qu'elle est manifestement d'accord avec les chefs d'accusation, puisqu'elle a dénoncé le massacre des civils et la violation du droit humanitaire à Gaza ? C'est aberrant».
Nulle surprise pour Daniel Peretz des JJR, pas plus que chez Avi et Andréa de Tsedek !, selon qui le gouvernement français soutient clairement Israël.
Mais tous trois s'alarment : «Cette position est très dangereuse car dire qu'on reconnaît la justice internationale tout en refusant de s'y soumettre, c'est acter qu'il n'y a pas de droit international, c'est acter l'impunité au niveau mondial», estime Daniel Peretz. Et si Benjamin Netanyahou devait venir en France, ce militant breton des JJR compte sur «une énorme mobilisation de rue pour pousser le gouvernement à procéder à son arrestation», sans trop y croire toutefois : «Il est peu probable qu'il soit arrêté, au mieux on peut espérer qu'il annule sa venue, comme l'a fait Bezalel Smotrich, le ministre des finances israélien». C'était le 12 novembre, les JJR, Golem, l'UJFP et Tsedek ! avaient manifesté contre l'arrivée de ce ministre à Paris, venu participer au gala «Israël is Forever», organisé par des franco-israéliens d'extrême droite.
Le collectif Golem manifeste contre la venue en France du ministre israélien
Bezalel Smotrich, le 12 novembre 2024 |Photographie : Lisa Hazan
«Bon, reconnaît Daniel Peretz dans un sourire, on ignore si c'est notre mobilisation qui l'a fait reculer, mais ça reste positif et on espère qu'à l'avenir ces gens ne pourront plus venir en France».
💥BEZALEL SMOTRICH : UN MINISTRE 🇮🇱 SUPRÉMACISTE À L'AFFICHE D'UN GALA SIONISTE À PARIS LE 13 NOVEMBRE🧵Thread @libe est le seul média 🇫🇷 qui en a parlé [comme souvent, les chaînes d'info en continu se font discrètes.. Repost d'un article du 15/12/23 : t.co]- Off Investigation (@Offinvestigatio) 𝕏 October 23, 2024
«Rhétorique de guerre»
Si toutes les personnes que nous avons interviewées s'accordent sur les qualifications de «crimes de guerre» et «crimes contre l'humanité», leurs avis divergent quant au terme de «génocide», employé par la Cour internationale de justice (CIJ). Alexandre Journo de Golem, qui préfère évoquer une «épuration ethnique», considère qu'il existe «une rhétorique éradicatrice extrêmement dangereuse chez certains politiques israéliens». Toutefois, qualifiant la situation de «contexte de guerre», il précise que «malheureusement, le racisme de guerre, la déshumanisation de l'ennemi est un procédé courant».
Pour mémoire, ce sont bien 50 spécialistes de l'Holocauste et du génocide qui demandent en janvier 2024 à Yad Vashem (Institut international de Jérusalem pour la mémoire de la Shoah) de «condamner les discours publics appelant au génocide à Gaza» ( Haaretz, 10 janvier 2024). En vain. L'un d'eux, l'historien israélien Amos Goldberg, s'en désolait encore dans Le Monde en octobre dernier : «Si ce n'est pas quelque chose que nous avons appris de la Shoah, alors qu'avons-nous appris ?»
Une faute morale et juridique ?
Jugeant que «des crimes contre l'humanité et des actes qu'on pourrait qualifier de génocidaires sont commis», Daniel Peretz des JJR demeure prudent : «Qu'en est-il vraiment des objectifs israéliens ? ce n'est pas dans l'immédiateté qu'on peut répondre à une telle question». Selon lui, «il faut plutôt se demander quel effet cela produit de parler de génocide ? Si cela conduit à arrêter le massacre, alors très bien, parlons de génocide, mais si cela revient à minorer la mémoire du génocide juif et à dire que les génocidés sont devenus des génocideurs, alors ce n'est pas acceptable». Ce dernier argument est irrecevable pour André Rosevègue, membre de l'UJFP et de France Palestine Solidarité (AFPS). Ce militant antisioniste se remémore une déclaration du ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot. En novembre dernier, celui-ci avait affirmé à l'Assemblée nationale : «Retourner l'accusation de génocide contre le gouvernement d'un peuple qui l'a subi, c'est non seulement une faute morale, mais aussi une faute juridique», faisant ainsi écho à une déclaration de son prédécesseur, Stéphane Séjourné, en janvier 2024 ( Le Monde, 17 janvier 2024).
Fils de juifs communistes d'Europe de l'Est, André Rosevègue, qui fêtera bientôt ses 80 ans dans sa Gironde natale, s'indigne : «En soi le propos est inepte, première point ; second point : Israël ne constitue pas le peuple juif mondial, par conséquent le gouvernement israélien n'est pas le gouvernement du peuple juif ; troisième point qui découle du second : on a un ministre qui considère que les juifs de son pays ne sont pas Français mais Israéliens...»
Diversion ?
Dans «L'État d'Israël contre les juifs - Après Gaza», notre confrère Sylvain Cypel livre cette analyse : «Le débat - génocide ou pas génocide - est systématiquement utilisé pour éluder le constat des faits réels et se focaliser sur une polémique inepte portant sur l'usage ou le mésusage des mots. (...) L'usage du terme «génocide» profite, si l'on peut dire, aux Israéliens. Car il évoque implicitement le rapprochement avec la Shoah [permettant ainsi] à Netanyahou et aux siens de jouer les offusqués». Mais pour Avi, du collectif Tsedek !, la hasbara [qu'on peut traduire de l'hébreu par «explication» et qui correspond à la communication de l'État d'Israël], n'a nul besoin du terme de «génocide» pour mener à bien sa propagande : «la hasbara a toujours instrumentalisé la Shoah de manière à ce que plus personne en Occident n'ose rien dire».
Des membres de Tsedek ! participent à une manifestation réclamant le cessez-le-feu
à Gaza, devant l'hôtel de ville de Marseille, le 2 juin 2024.
En tout état de cause, ce point de vue fait écho à des propos tenus en mai 2024 par le président du CRIF, Yonathan Arfi : «Les juifs devenus bourreaux soulageraient-ils l'Europe de la culpabilité de la Shoah ?», avait-il interrogé, avant de condamner : «L'accusation de génocide ne vise pas à protéger les Palestiniens, mais résonne comme un cri de ralliement pour stigmatiser les juifs» (7 mai 2024, CRIF). Voilà qui fait réagir Andréa, de Tsedek ! : «N'entrons pas dans leur jeu, nommons les faits : il y a bien génocide».
Cette position, qu'on retrouve au sein de plusieurs organisations juives françaises de gauche, témoigne de l'existence de sensibilités différentes au sein d'une même communauté. Au grand dam du CRIF qui n'a de cesse d'associer la défense de la politique israélienne à sa «vocation d'incarner le porte-voix des Français juifs, de leurs idées, de leurs combats et de leurs aspirations». Reste que pour Alexandre Journo du collectif Golem, il revient aux «juifs de gauche de tout faire pour participer à cette arène des institutions juives plutôt que d'en rester à la marge».
source : Off Investigation