13/11/2025 euro-synergies.hautetfort.com  11min #296156

Deux textes sur Julien Gracq

Gracq et le groupe des Hussards

Claude Bourrinet

Les Hussards ont l'air de revenir à la mode, actuellement. Je me suis demandé ce que Julien Gracq en avait pensé, et j'ai mené ma petite enquête.

Néanmoins, je dis tout de suite que Les Poney sauvages me sont tombés des mains: trop anglo-saxon, non seulement par le thème (je n'y suis pas opposé en principe, admirant maints auteurs britanniques, mais les membres des services secrets de sa Gracieuse majesté, non !), et, surtout, un style à l'américaine, efficace, qui roule des mécaniques, grande gueule et sentant le whisky, donnant l'impression qu'on va assister à un pugilat de saloon … très peu pour moi. A l'opposé (à propos du style), le style laborieux, qui s'entend écrire, qui veut faire du … style (puisque c'est la marque de la droite), présumé « aristocratique » (c'est-à-dire supposé égotiste, au-dessus du vulgum pecus de la littérature vernaculaire, bien qu'on vise quand même à vendre abondamment), ostensiblement « réactionnaire » (id est attaché aux « valeurs » si galvaudées actuellement, comme du parfum Dior de contrefaçon), en somme l'écriture (si on ose dire) d'un Tillinac, m'irrite à tel point, que ça me donne envie de lire du Marc Lévy.

Toujours est-il que le contraire du mensonge n'est pas toujours la vérité. Je veux dire par là qu'en se hérissant contre l'engagement politique inquisitorial, et désastreux pour la littérature, des ivrognes de gauche, on risque de verser dans la même ornière, en état d'ébriété, mais du côté droit du chemin des certitudes. Ils sont socialo-communistes ? qu'à cela ne tienne ! on sera de droite, de droite dure, et même traînant des souvenirs glauques, de quoi faire pâlir le vendeur de rue de l'Humanité !

C'est bien, ce que leur reprochait le discret et apolitique Gracq : outre qu'il a toujours méprisé les « écoles littéraires » (et les Hussards en sont une), il voyait en eux une bande de jeunes tapageurs (c'était le temps des blousons noirs, des yéyés, de la génération « jeune » en train de naître, et tout cela avait une senteur chewing-gumée d'Amérique, nation roulant à 100 à l'heure, au point d'exporter ses accidents tragiques de bagnole, cette μηχανή moderne à apothéoses pour journaux à sensations), et qui épataient le bourgeois conformiste, comme les sartriens existentialistes l'avaient fait à Saint-Germain-des-Prés. Et cette pétarade langagière se voyait dans la forme. Il disait : « Ils écrivent comme on conduit une décapotable : vite, pour le vent. Moi, j'écris comme on marche dans une forêt la nuit : lentement, pour entendre. » Ces hussards galopent beaucoup, mais on ne sait trop où.

Là, Gracq touche un point essentiel. Ecrire n'est pas jongler. On peut bien aimer le champagne, mais allez trouver du sens aux noces éclaboussantes de lumière ! Certes, ce qui est digne d'intérêt, dans ces orgies crâneuses, ce sont les petits matins blêmes, où l'on traîne sa mélancolie. Il est bon, parfois, de s'inspirer de Nerval. Il est vrai que les Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent, Michel Déon (qui s'acheva en devenant Immortel, en 1979) etc. se réclamaient de Stendhal, lequel s'imposait la gaieté, par devoir beyliste, mais qui passa son existence à se ronger les sangs.

Du reste, et je vais faire une digression: on confond, dans certains milieux, égotisme et égoïsme. Rien n'est plus erroné. L'égoïste prend, l'égotisme donne. L'égoïste se réjouit de son individualisme, l'égotiste est sociable, et même plein de compassion pour le faible, le prisonnier, la victime (il n'est qu'à lire, pour s'en rendre compte, Le Rouge et le Noir, Lucien Leuwen – où le héros éponyme, qui est pourtant officier, est pris de pitié pour les ouvriers, que l'armée s'apprête à charcuter, ou bien La Chartreuse de Parme). L'égoïste est rapace, cherche à accumuler, l'égotiste se dépouille des passions superfétatoires (presque toutes les passions, du reste), pour s'en tenir à l'essentiel : la beauté et l'amour, parfois la pensée. L'égotiste éprouve même un penchant à l'ascétisme, au jansénisme (on trouve cette tentation chez Stendhal, et surtout chez Baudelaire le "dandy", dont le perfectionnisme vestimentaire n'était pas une ostentation de cabotin, mais le SIGNE d'une moralité supérieure). L'égoïste se moque du malheur des autres, pourvu qu'il ait sa pâture, l'égotiste ne se sacrifiera pas a priori pour le bien de l'humanité (imitant ainsi le sage que nous présente La Fontaine dans la dernière fable de son recueil), mais, bien qu'il sache que les happy few ne sont, par définition, pas nombreux, il pensera que son bonheur est susceptible de s'accroître du bonheur d'autrui. L'égoïste ne croit, lui, en rien, il est cynique, et se réjouit d'être supérieur, ce que ne fera jamais l'égotiste, qui fuit le mauvais goût.

L'égotisme se manifeste par ce que Stendhal appelle la chasse au bonheur. Pour Stendhal, c'était l'amour, pour Gracq, c'est l'osmose avec la terre, avec le monde, le "Grand oui". Evidemment, dans les deux cas, il ne saurait être question que de singularité, de recherche individuelle, et de retrait, voire de discrétion. L'égotisme, comme le radical le suppose, concerne le moi. Mais un moi qui n'est pas égoïste, même s'il n'a de compte à régler avec personne. Son apparente hauteur n'est qu'une humilité qui se connaît, et le degré suprême de la modestie.

Pour en revenir à Gracq, sa clarification : « Moi, j'écris comme on marche dans une forêt la nuit : lentement, pour entendre » laisse entendre bien plus que ce qui ne concerne que la forme et le style. Pour lui, l'écriture est une recherche à tâtons dans l'opacité d'un monde parcouru d'énigmes, un méthodique décryptage, comme lorsqu'on lit une carte, des arcanes de la nature, de la vie, de l'existant ; d'où une phrase complexe, emmêlée, distordue, qui procède de surprises en trouvailles, de sensations fines en intuitions subtiles. Tout le contraire des Hussards, dont il appréciait tout de même Blondin et Nimier, tout en leur reprochant, à l'un, d'être trop « alcoolique », et à l'autre, de trop faire claquer la phrase.

* * *

Gracq, Les Eaux étroites et le Sortilège

«Pourquoi le sentiment s'est-il ancré en moi de bonne heure que, si le voyage seul – le voyage sans idée de retour – ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s'apparente au maniement de la baguette du sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l'excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d'attache, à la clôture de la maison familière?».

Ces quelques lignes, qu'il faudrait lire et relire, apprendre par cœur comme le verset de la Bible de l'existence, initient ce merveilleux petit récit que Gracq publia en 1976: Les eaux étroites.

Il s'agit avant tout de porter une attention sérieuse à l'épithète « étroite ». Nous ne sommes plus ici à la Pointe du Raz où Gracq, en compagnie de Henri Queffélec (surpris par le regard lointain de son ami), reçut comme un coup de fouet au cœur le sentiment saisissant de la gravité massive du Continent eurasiatique, et l'aspiration « sans idée de retour » du grand large, qui le propulsait vers un infini d'aventure et de joie, ouvrant ainsi « les portes » de l'amor fati (et de la littérature). Il ne s'agit pas non plus que cette osmose qui procède de l'immobilité consécutive à un abandon sur la Terre enchanté, extase mystique (ce sont ses mots) qu'il éprouva dans les Flandres, durant la guerre, en 1940, ou en 1925, quand il était collégien au lycée Clemenceau, à Nantes, et qu'il se « récréait », avec ses camarades, comme chaque semaine, dans la prairie de Mauves : «... une après-midi, allongé dans l'herbe haute et regardant couler la Loire au ras des prés, j'eus tout à coup l'esprit ensoleillé par une bizarre illumination quiétiste: le sentiment, au moins approximatif, qu'il était parfaitement indifférent, et en même temps parfaitement suffisant et délectable, de me tenir ici ou d'être ailleurs, qu'une circulation instantanée s'établissait entre tous les lieux et tous les moments, et que l'étendue et le temps n'étaient, l'un et l'autre, qu'un mode universel de confluence. Si je compare à un ensoleillement cette sensation de passivité à la fois enivrée et comblée, c'est qu'elle se montra relativement durable, et ne disparut, en s'affaiblissant peu à peu, qu'au bout de deux ou trois heures. »

Assurément, si la première expérience s'apparente à une tension nietzschéenne, dont Gracq, comme le vates de Sils-Maria (1881, révélation de l'Eternel Retour), pressentait l'épuisement (« Les temps sont proches où l'homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer ! - Ainsi parlait Zarathoustra), celle de la « promenade » sur un « bachot centenaire – bancal, délabré, vermoulu, cloqué de goudron, et parfois dépourvu de gouvernail – sur l'Èvre (photo), « petit affluent inconnu de la Loire » « enclôt dans le paysage de mes années lointaines », qui n'avait « ni source ni embouchure qu'on pût visiter », jure avec l'errance sans limite qu'offre le vaste Océan, dont Baudelaire disait qu'il était une analogie de Dieu (d'un Dieu que Gracq évacue de sa Weltanschauung). Car cette « balade » tranquille est loin de prendre cette teinte tragique qu'induit la pensée de Nietsche. On penserait plutôt à Heidegger commentant Hölderlin, pour qui le voyage du poète à Bordeaux n'avait de sens que dans le retour, « plein d'usage et raison », au pays natal (Heimat), qui n'a certes pas un sens patriotique, mais qui relève de la quête de l'être (terme trop abstrait, au demeurant, dont se méfiait Gracq), de cette « clairière » qui, pour l'auteur des Carnets de grand chemin, s'attache à l'imaginaire, aux souvenirs, aux glissements littéraires de la poésie occidentale, aux sensations, aux rêveries... qui sont autant de retour à soi. Jamais Gracq, alors, ne fut plus près du Nerval de Sylvie, dont Proust a dit qu'il inaugurait une autre manière de voir le monde.

Gracq était géographe de formation et de profession, et, tout comme l'oeil de Jünger avait été formé par la pratique quasi constante de l'entomologie (même en pleins combats, il avait un regard aux aguets pour les insectes, comme pour les shrapnels), il gardait cette précision acribique qui caractérise l'homme de science. Jünger parlait d'approche kaléidoscopique, et Gracq use aussi de cette conciliation entre l'observation froide et la chaleur de l'abandon au courant sensoriel et psychique.

On ne manquera pas de remarquer que, comme pour les mystiques qui empruntent la « voie étroite » (et le titre de ce récit: Les Eaux étroites, nous fait signe) chemin de l'humilité (terme qu'il faut prendre au sens littéral d'intimité simple avec la terre - Gracq emploie par ailleurs le titre d'un ouvrage du géographe allemand Suess ; « La Face de la terre », Das Antlitz der Erde) – humus – proche d'humiliation – mais chez Gracq, cette idée est à rejeter -, en tout cas de dépouillement, de « pauvreté », de joyeux « délaissement » - comme ces oiseaux du ciel qui ne se soucient pas du repas du lendemain et se satisfont de ce que le bon Dieu leur abandonne dans l'instant -, l'auteur insiste sur la modestie d'une aventure sans aventure, d'une découverte sans « imprévu », comme si l'on retrouvait – expérience onirique bien connue où l'on croit redécouvrir une expérience vécue jadis – un lieu intimement familier (peut-être le cœur du monde) qu'il appelle « notre point d'attache, à la clôture de la maison familière ». Anamnèse platonicienne, mais non de « Là-bas », mais bien d'Ici, dans le monde charnel de la Présence. Pour Gracq, la Parousie est à portée de main. "Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos (eingefriedet) dans ce qui nous est parent (in das Frye), c'est-à-dire dans ce qui nous est libre (in das Freie) et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l'habitation est ce ménagement. Il pénètre l'habitation dans toute son étendue. Cette étendue nous apparaît, dès lors que nous pensons à ceci, que la condition humaine réside dans l'habitation, au sens du séjour sur terre des mortels." 'Heidegger)

Aussi faut-il, derrière ces derniers mots, voir une acception beaucoup plus large que le simple endroit où l'enfance s'est déployée (l'Èvre se jette dans la Loire, à 1500 mètres de Saint-Florent-Le-Vieil), dont il porte souvenir, mais sans nostalgie ni regret (Gracq est tout d'acceptation jubilatoire du présent, il est l'homme du « Grand oui » au monde). S'il emploie aussi le vocable de « sortilège », en ajoutant que s'attache à lui l'idée de la « baguette du sourcier », c'est qu'il songe à une source souterraine qu'il s'agit de repérer et peut-être de capter (ce qui ne signifie pas capturer, mais se laisser porter par elle). Nous sommes ici en plein conte de fée. Cette source pressentie, à laquelle on aurait accès grâce à un sortilège, c'est peut-être cette « clé », obsession qui revient maintes fois dans ses écrits, et qui était aussi la hantise de Nerval cherchant, à la manière des kabbalistes, la lettre qui manquait pour lire le secret du monde. Et l'on aura garde de ne pas oublier que s'il est un « motif » récurrent de la vie de Gracq, c'est bien celui de la Queste du Graal.

Et l'idée sans doute la plus la plus déroutante pour un Occidental (quoiqu'on la retrouve parmi tous les mysticismes, qu'ils soient d'Orient ou d'Occident) – et Gracq n'aura jamais été aussi proche du bouddhisme zen - c'est le sens de la gratuité, de la grâce, donc, de ce qui est donné comme ça, sans gain ni profit, sans idée derrière la tête, sans utilité convoitée, comme pur et absolu abandon à ce qui est, à ce qui est offert par l'instant, sans aucune volonté de maîtriser par la pensée le flux des sensations, quiétisme extatique si proche, au fond, de la démarche surréaliste, dont le projet, à la suite de Rimbaud, était de « changer la vie »  : « Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or, c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point. » (André Breton)

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