31/05/2023 dedefensa.org  7 min #229230

Alexandre Douguine: les échecs et la guerre

Douguine joue aux échecs

• Comme Brzezinski, Alexandre Douguine est conduit à prendre les échecs comme métaphore du conflit central, - 'Ukrisis' dans ce cas. • Il nous offre une intéressante description des forces en action, les noirs et les blancs.

Dans un très récent texte, et du plus grand intérêt, Alexandre Douguine se réfère à Brzezinski en passant, sans chaleur particulière : « puisque Brzezinski a choisi cela, pourquoi pas ? » :

« Nous pouvons ici nous référer à la métaphore de » l'échiquier géopolitique « introduite par Zbigniew Brzezinski. Il est évident que le territoire de l'Ukraine, et dans une certaine mesure de la Russie, est un » échiquier « sur lequel se déroule la confrontation géopolitique mondiale. »

Ce que Douguine entend faire, c'est une description des différentes courants de forces politiques en présence, dans l'establishment politique aux USA et en Russie, par rapport au conflit, en travaillant sur les nuances, les tendances, les interprétations. C'est dire s'il s'agit d'un texte qui est loin d'être ennuyeux comme l'être parfois un philosophe lorsqu'il est trop théorique, qui n'est aucunement entravé par les habituelles références d'étiquettes (droite, gauche, démocrates, républicains, nationalistes, progressistes) qui nous enferment dans des schémas théoriques sans grande pertinence dans une telle époque où tout bouge si vite et dans tous les sens ; donc un texte qui n'est absolument pas dogmatique mais très pragmatique et donc utile, et particulièrement factuel. Avec lui, on peut mieux suivre l'évolution des grandes orientations des deux grands acteurs du conflit en affectant leurs tendances aux seules véritables et puisantes dynamiques qui comptent (au-delà des étiquettes), quoi que ces tendances prétendent être : la modernité déstructurante et la tradition antiSystème...

Avec lui enfin, avec ce texte, les choses sont clairement dites : on sait parfaitement ce que valent l'Ukraine, Zelenski, la campagne colossale de presse et de communication, les rodomontades sur l'indépendance, sur la souveraineté, etc.... Le philosophe ne prend pas de gants, il fait de la « géopolitique au marteau », comme Nietzsche faisait de la « philosophie au marteau »...

« L'Ukraine n'est qu'un territoire, un échiquier, - avec ses propres caractéristiques, sa topographie et sa topologie, mais c'est un pur arrière-plan. Elle n'est ni un personnage ni un sujet. Tout se décide en dehors d'elle et indépendamment d'elle. »

Douguine a donc classé les tendances internes aux USA et en Russie en trois courants chacune. Comme aux échecs, il y a les Noirs et les Blancs. Peut-être certains soupçonneux verront-ils l'effet de son esprit pervers et ultra-panslavistes d'avoir affecté les Noirs aux tendances US et les Blancs aux tendances russes. Laissons faire et dire...

Pour notre compte, et selon ce que nous pouvons en juger notamment pour les affaires intérieures américanistes, nous apprécions la clarté de jugement de Douguine, notamment dans ce domaine qui n'est pas son champ d'appréciation privilégiée, - sa finesse réelle, sa perception particulièrement riche d'une connaissance intuitive des Américains. (Bien entendu, sa connaissance des tendances russes va de soi et elle est également très instructive, mais là sans surprise dirait-on.) Douguine mesure les attitudes des diverses tendances, US et russes, par rapport à l'objectif de la guerre en Ukraine, victoire ou défaite de la Russie. Le point intéressant dans son analyse est double, et singulièrement intéressant pour les antiSystème/anti-globalistes, qu'on trouve aussi bien aux USA qu'en Russie, et dont il fait objectivement des « alliés » :

• D'une part, les deux plus faibles tendances aux USA et en Russie (les « Noirs indifférent à la Russie » et les « Blancs favorables à la victoire russe en Ukraine ») sont celles qui se renforcent et vont certainement se renforcer considérablement à la fois à mesure que l'on se rapproche des présidentielles US de 2024 et que la guerre devient plus intense en Ukraine ;

• D'autre part, ces deux tendances sont les plus aptes à s'accorder puisque ces « Noirs »-là ne sont pas intéressés à interférer dans le conflit russo-ukrainien et que ces « Blancs »-là n'ont plus aucune animosité contre l'Amérique si on laisse la Russie régler la question ukrainienne d'une façon qui garantisse sa sécurité.

Cette façon très didactique de présenter les choses, qui est un mérite étonnant pour un philosophe à la pensée complexe comme Douguine, a la vertu de clarifier les enjeux et la perception des acteurs et par conséquent de simplifier avec justesse le travail de jugement en le fixant à l'essentiel. Il s'agit d'un outil de la pensée très maniable, instituant un apport très intéressant dans une période marquée par une extrême complexification, le plus souvent artificielle, le plus souvent avec des références contradictoires et/ou dépassées, le plus souvent embourbée et encalminée dans des simulacres sans fin.

Avec un tel outil, on comprend mieux et vite quel est « l'ennemi principal » à tel ou tel moment, dans telle ou telle circonstance, pour mieux constituer une alliance, - temporaire ou non qu'importe, - contre lui ; et cet « ennemi principal » renvoyant toujours, bien entendu et selon notre propre approche, au Système né du «  déchaînement de la Matière ».

Il est particulièrement heureux de voir un philosophe qu'on pourrait juger avec quelque raison comme attaché à des conceptions rigoureuses et très peu flexibles sinon dogmatiques, faire montre au contraire d'une réelle souplesse d'esprit et de jugement par l'intermédiaire d'une démarche de simple rangement. Cette attitude, d'ailleurs involontaire sinon inconsciente, signale selon nous une évolution colossale et très rapide de la dernière étape de la  GrandeCrise (depuis le 24 février 2022) vers les enjeux et les affrontements de rupture qui doivent marquer l'entrée dans une catharsis permettant de se purger de tous les maux et fardeaux que la modernité a accumulés sur notre voie.

Nous retrouvons cette voie que nous signalons depuis une décennie selon laquelle il existe des convergences transnationales d'une puissance à l'autre, malgré les antagonismes que font persister les politiques partisanes et les tromperies des simulacres. Elle se définissait déjà par des références à la tradition, comme signalée dans un texte de  décembre 2013 que nous citons souvent. Dans cette voie, l'explosion du wokenisme/LGTBQ a semblé écarter un temps les réactions possibles, mais on les retrouve aujourd'hui, dans des occurrences très différentes, et sans que cela suggère la moindre entente politique commune ni la moindre finesse d'appréciation de l'une ou l'autre partie, - sinon de se trouver face à l'« ennemi principal », ni plus ni moins ; - par exemple :

• au moment où DeSantis, le gouverneur de la Floride, annonce qu'il veut «  détruire le gauchisme » (qui s'exprime essentiellement par l'attaque sociétale de type LGTB) ;

• au même moment le Parlement russe se voit  proposer une loi interdisant les interventions médicales pour le changement de genre.

Rien dans cette simple circonstance de rencontre ne mérite de commentaire particulier, ni de jugement moral ou étique. Le fait est qu'il (l'« ennemi principal ») a voulu faire de cette bataille ontologique du wokenisme un champ d'affrontement décisif, et que deux acteurs, que rien d'autre ne rapproche et même oserait-on dire, que « tout sépare » sans qu'on s'emporte pour l'un ou pour l'autre, se trouvent placés par les circonstances au côte-à-côte.

C'est avec cet démarche simplicissime que Douguine a développé son rangement ; d'où son utilité incontestable. (Dans 'geopolitika.ru' pour  l'original, dans 'Euro-synergies.hautefort.com' pour cette  version française.)

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