Vendredi 22 mars 2019, par Mireille Popelin
Le travail va-t-il disparaître ?
Le travail des êtres humains va-t-il être remplacé par des robots ?
L'auteur, avec ce livre très riche, assez difficile d'accès (avec cet anglais du « management ») tente de répondre à ces questions.
Pour nous aider à comprendre, l'auteur se sert de l'exemple d'un stagiaire qui intègre une start-up spécialiste de l'intelligence artificielle (IA). « Pourquoi l'entreprise n'emploie-t-elle pas un ingénieur en IA » ?
Eh bien voilà : ce travail de l'ingénieur en IA est en fait réalisé par « des travailleurs étrangers indépendants » à Madagascar.
Cette intelligence artificielle (IA) est une IAA (intelligence d'Antananarivo)
Nous voilà donc intrigués. Ainsi ce travail du doigt (digital labor) se cache derrière ces machines ?
Ce travail numérique est propulsé par les bénéfices de grands oligopoles numériques. A l'aide de ces plates-formes numériques.
La plateforme prolonge certaines notions de théologie politique du XVII e siècle (comme un programme) mais aussi la doctrine d'une église ou d'une congrégation.
Mais les plateformes actuelles déforment ces valeurs initiales.
La récupération capitaliste capte la valeur générée par leurs producteurs, fournisseurs, et consommateurs
Valeur de monétarisation (prélèvement de commissions, revente de données)
Valeur d'automation (utilisation de ces données des usagers pour entraîner l'IA)
Valeur de qualification (les usagers trient, notent)
Une plateforme numérique est un hybride marché / entreprise
Le premier usage politique du terme se trouve dans un texte fondateur du mouvement des Bêcheux : faction de chrétiens de la 1ere révolution anglaise, fondée en 1649 par Gérard Winstanley (les diggers), ils prônaient la mise en commun des biens.
Mais le terme aujourd'hui s'est affranchi de sa connotation religieuse. Il désigne désormais un pacte entre une pluralité d'acteurs politiques pour une négociation collective.
La plateforme numérique est un écosystème coordonné, elle arbore une neutralité et une absence de hiérarchie sur la prétendue horizontalité des membres :
Les clients et les fournisseurs
Les artistes et les spectateurs
Les modérateurs et les contributeurs
Des mécanismes captent la valeur générée par les utilisateurs en imposant 3 types de travail
Le travail à la demande
Le micro-travail
Le travail social en réseau.
Le travail à la demande
L'exemple de l'entreprise UBER est caractéristique ; la « pub » vantait les gains, 2 fois le SMIC ! Mais la réalité, c'est parfois 60 heures par mois. A tel point que les chauffeurs veulent redevenir salariés. Pour avoir l'assurance maladie, les congés payés, l'assurance accidents. Comment fonctionne cette plateforme ?- Sélection des chauffeurs ; la vitesse et la performance des véhicules, la localisation des chauffeurs, leur bonne présentation. Uber vérifie si le chauffeur ne travaille pas pour la concurrence.
Le chauffeur ; il renseigne lui-même son profil, ce travail du clic, c'est les 2 /3 de sa journée, il l'appelle « le temps mort »
Les usagers lui attribuent une note (0 à 5 étoiles). « C'est le marché qui fixe le prix » dit le fondateur d'Uber.
Parfois, le prix monte et descend : pour un concert, le taxi est très demandé, le prix est très élevé au début quand il y a une forte demande, puis il baisse quand le flot se calme ; c'est le « surge pricing », la houle, il monte et descend. (1)
Mais les usagers aussi sont notés par les chauffeurs ! Ainsi cette journaliste qui s'entend reprocher par son chauffeur « Vous n'avez que 4,2 étoiles, vous ne donnez pas toujours une bonne impression de vous-même »
L'entreprise Uber prend une commission de 25 % !
Uber dit qu'elle participe à l'innovation en vue de la voiture autonome.
Mais avec cette voiture autonome, c'est l'abonné qui doit démarrer, contrôler sur l'écran ou stopper. L'humain est toujours là !
En somme l'usager améliore les cartes, l'automation fabrique des données retransmises par la plateforme aux sous-traitants qui emploient les micro-travailleurs.
Mais ce sont des robots humains qui font la signalétique, la météo, les panneaux routiers etc...
(1) Facebook héberge « les reines du shopping ». Les jeunes femmes sont des « influenceuses » c'est-à-dire des modèles qui travaillent pour des marques de vêtements. Elles portent ces vêtements et comptent le nombre de clics « j'aime », le nombre de leurs « followers » c'est-à- dire le nombre de celles qui les suivent. Elles ont souvent un faible niveau de vocabulaire en français et parlent un « globish » de mode qui ressemble vaguement à l'anglais ! Elles sont bien payées, se vantent-elles si elles sont... bien notées par les clientes avec leur clic !
L'anglais est la langue du « management » c'est-à-dire la langue des entreprises, la seule hélas ! Un anglais fabriqué, souvent déformé, mal prononcé. Chirac avait protesté contre cette domination de l'anglais, en son temps, mais en vain !
Le micro-travail
Amazon est la plateforme représentative de ce micro-travail : c'est une délégation de tâches pour des activités standardisées. Exemples ; annotations de vidéos, tri de tweets (messages) réponses à des questionnaires en ligne. L'investisseur cherche à reléguer ces tâches en dehors du « vrai travail ». Ce sera un complément de revenu.
Les micro-travailleurs sont utilisés par toutes les plateformes pour réduire les coûts et le temps de travail.
Ces tâcherons peuvent être payés pratiquement à la pièce : ce sont des galériens du clic ! De 1 centime à quelques euros.
Les plateformes utilisent beaucoup les jeux. Les utilisateurs évaluent eux-mêmes les jeux en les utilisant. Ils renseignent à la fois sur la qualité du jeu et l'intelligence artificielle. Le robot plus intelligent que le joueur ?
Le père de l'informatique moderne Babbage est cité pour servir de repoussoir : le baron Von Kempelen présenta à la cour impériale de Vienne en 1769 un automate joueur d'échecs, affublé d'un costume ottoman avec turban, qui pouvait battre un joueur chevronné. Las ! Le Turc était un humain caché dans la machine et jouait à la place de l'automate enturbanné !
Ce canular entouré de mystère est l'illustration parfaite du travail humain pour que les machines robots puissent fonctionner. Pas étonnant qu'Amazon ait baptisé sa plateforme
Mechanical Turk !
J'suis le poinçonneur de l'IA !
Amazon capte une forme de valeur en remplaçant des experts qu'il faudrait payer cher par des millions de tâcherons du clic. Faire évaluer des sites touristiques, par exemple, par les touristes eux- mêmes.
Le travail des tâcherons est souvent externalisé en Inde, au Pakistan etc.
Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) utilisent des sous-traitants par externalisation.
Le micro-travail peut voisiner avec d'autres activités (travail chez soi)
Les entreprises traditionnelles utilisent le Freelancing, c'est-à-dire une force de travail plus qualifiée, donc mieux payée (ex : le graphisme)
Les estimations du nombre de « tâcherons » et de « freelances » ne sont pas fiables.
Il y a des milliers de micro-usagers qui travaillent au noir et ne gagnent que quelques dollars ou euros par mois (80% environ). Un petit nombre gagne beaucoup plus.
Les recruteurs proviennent de pays riches. La délocalisation se fait par un clic ! Ils recrutent aux Philippines, au Pakistan etc.
La ludification : Amazon utilise des tests divertissants entre requérants (ceux qui achètent) et les « turkers ». Cette ludification constitue en une mise en concurrence (contrôle réciproque) qui permet à Amazon de rester neutre.
Le Travail gratuit :
Alphabet Google a su développer mieux que d'autres plateformes le micro-travail non-rétribué. Le logiciel installé, l'usager peut choisir des tâches à effectuer ; traduire des phrases, renseigner des images etc. Les concepteurs se rémunèrent sur le travail effectué !
Pour certains usagers captifs, il s'agit de participer, à hauteur d'homme, au grand œuvre de l'intelligence artificielle !
Le travail social en réseau
Ce travail social en réseau, ce sont les sites de rencontres, le partage des vidéos, des images, des textes, les « blogs ». Ces blogs permettent aux usagers de publier des textes, de gérer une liste de diffusion, une communauté de discussions, d'échanges.
Sur les plateformes, on vous exhorte à ne pas être des spectateurs passifs. Il faut enrichir, modifier. L'analyste Alvin Toffler estimait que les figures du consommateur et du producteur étaient artificiellement séparées.
L'exemple de Wikipédia : elle emploie plusieurs salariés qui s'occupent de l'aspect technique et administratif. Mais ce sont les usagers qui alimentent le site. D'autres plateformes se servent de Wikipédia, Google s'en sert pour son moteur de recherche. Ces usagers ne sont pas rétribués. Il y a eu une grève des usagers en 2002.
L'appropriation du numérique est différente selon le milieu social. Les enfants de familles aisées sont intéressés par l'expérimentation et la recherche. Les enfants de milieux populaires utilisent le numérique plus par nécessité, pour vérifier une information ou rechercher un emploi.
De multiples médias sociaux naissants paient leurs utilisateurs ou leur font des cadeaux (ils doivent regarder des vidéos publicitaires, ou vendre leur photo etc.)
J'ajoute : il faut se méfier des photos. On peut facilement transformer votre photo, la transporter sur une autre silhouette la faire parler ! C'est très dangereux (émission télé)
Il faut évidemment faire attention aux fausses rumeurs, calomnies, les « fake news ».
« Les fermes à clics »
(Expression amusante employée par l'auteur)
Les fermes à clics recrutent des travailleurs en réseau comme les autres plateformes.
Ce sont des » meuniers » de contenus. Il s'agit de cliquer sur des contenus, faire augmenter le visionnage d'une vidéo.
Ce ne sont pas des écrivains freelances mais des micro-travailleurs qui produisent quelques mots sur des sujets variés : ces mots vont servir d'exploration à des moteurs de recherche. Ils sont rémunérés de 0,1 à 3 centimes par mot.
Conclusion :
Quelle sera la destinée de l'intelligence artificielle ?
La machine a-t-elle la capacité de raisonner, de résoudre les problèmes, d'apprendre, de créer, de jouer ?
L'intelligence contemporaine est « faible ». L'IA, star d'IBM a beau comprendre des questions pour assister des médecins (par exemple) elle se limite à une recherche de mots-clés¸ ce qui déçoit les professionnels.
Pour essayer de faire la différence entre IA faible et IA forte, je joins le schéma du site fort bien fait de Popsciences.université-lyon.fr
On voit que nous en sommes à l'IA faible (test de Turing).
Mais il nous faut réfléchir au travail du net, (à la demande, au micro-travail, au travail en réseau, au travail gratuit).
La souris du clic se fera-t-elle attraper par la souricière des plateformes capitalistes ?
Comment organiser ces travailleurs du numérique, quelques-uns bien payés, mais une multitude d'exploités, ces tâcherons du clic ?
L'auteur suggère d'aller vers des règles internationales pour interdire le commerce des données, le travail au noir, bref, réintégrer les travailleurs du net sous le bouclier du droit du travail
Ma réflexion va plus loin. Ces plateformes veulent externaliser le travail, le parcelliser, le
« tâcheronniser » pour réduire le nombre de salariés et baisser le coût du travail. Ce sont des capitalistes !
Il faut donc aussi réfléchir avec les ingénieurs qui conçoivent ces robots : sont-ils d'accord avec toutes ces innovations ? Qui risquent de faire des emplois en moins, y compris les leurs ?
L'Intelligence artificielle doit être utile à l'homme. Et seulement à l'homme ! Elle ne doit pas être un moyen pour faire de l'argent !
Ces plateformes, il faut aussi, comme le demande le PCF, leur faire payer des impôts !
Puisqu'elles gagnent de l'argent, qu'elles contribuent, comme les autres entreprises, à l'effort commun, l'impôt !
« En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic »
Antoine A. Casilli
(Ed. Seuil) 22 €