Le conflit armé a repris au nord-est de la Colombie, à la frontière avec le Venezuela. Des groupes armés se disputent un axe clé du narcotrafic. Plus de 50 000 personnes ont été déplacées. Revue de presse de médias indépendants colombiens.
Combattants de l'ELN en Colombie© Brasil de Fato via Flickr
« Une des pires crises humanitaires de Colombie », titre le média indépendant latino-américain Mongabay Latam. Depuis le 16 janvier, la guerre a repris dans la région du Catatumbo, dans le nord-est de la Colombie, à la frontière avec le Venezuela, entre le groupe armé Armée de libération nationale (ELN, Ejército de Liberación Nacional) et le Front 33 (Frente 33). Le Front 33 est composé de dissidents des Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie) qui avaient refusé de rendre les armes après l'accord de paix signé avec le gouvernement colombien en 2016. Le bilan au 8 février annonçait au moins 56 victimes et plus de 50 000 personnes déplacées depuis la reprise du conflit. « Il s'agit du plus important mouvement de personnes déplacées enregistré depuis 27 ans en Colombie », selon Iris Marín, défenseure du peuple (chargée de veiller au respect des droits humains).
Province du Catatumbo et plantations de coca
Carte de la province du Catatumbo, au nord-est de la Colombie et ses plantations de coca en 2015
L'enjeu du conflit est le contrôle d'un axe important du narcotrafic dans une région « riche en ressources naturelles et stratégique pour la production de cultures illicites de coca. Le Catatumbo concentre 43 000 hectares de plantations de coca, soit 39 % du total des zones de cultures de coca du pays », écrit Mongabay Latam. « ELN a toujours été le groupe dominant de la région, il a même aidé à la création du Front 33 », explique le journaliste Antonio Paz, dans un podcast. Les deux groupes ELN et dissidents des Farc cohabitaient plus ou moins paisiblement jusqu'en 2022, « quand le Frente 33 s'est rapproché du commandement central des dissidents des Farc et qu'un nouveau commandant, alias "Richard", est arrivé à leur tête avec des velléités expansionnistes dans la région, ce que l'ELN a considéré comme une menace ».
Représailles
En ce mois de janvier, la violence s'est déchaînée après l'assassinat d'une famille, dont un bébé, dans la ville de Tibú, dans le nord-est. Aucune des deux guérillas ne reconnaît la tuerie, se rejetant la faute mutuellement. « La faute est partagée entre les deux groupes armés qui imposent une guerre à la population », dit Junior Maldonado, de l'Association paysanne du Catatumbo au média colombien Mutante. Richard Claro, maire de la ville de Tibú, épicentre du conflit, interrogé par le site colombien Vorágine, raconte que des « familles lui ont dit qu'elles ont été déplacées parce qu'elles avaient accueilli il y a quelques semaines ou mois, l'autre groupe armé. "Comment les virer de la ferme s'ils venaient armés. Ils nous disaient qu'ils allaient rester deux jours, qu'on les laisse prendre de l'eau. Comment leur dire non ?". C'est un des témoignages que le maire de Tibú a pu recueillir. Les gens disent qu'ils ne peuvent plus sortir dans la rue, car s'ils parlent avec l'armée, ils deviennent la cible de la guérilla. Et s'ils parlent avec la guérilla, ils deviennent la cible de l'autre guérilla et de l'armée. » Plus de 30 000 habitants du Catatumbo sont coincés au beau milieu des combats entre les deux groupes armés. María a pu fuir depuis Convención vers Ocaña, deuxième plus grande ville de la région, le 16 janvier à 4 heures du matin, à moto avec son fils de 8 ans et son beau-frère, sous les balles. Elle raconte à Vorágine comment, après l'assassinat du 15 janvier à Tibú, « un voisin est venu les prévenir qu'il avait croisé des hommes en uniforme de l'ELN qui lui ont dit : "Demain à midi, on ne veut voir personne par ici, le sang va couler." » Les conditions pour quitter Convención étaient aussi fixées par la guérilla : porter un drapeau blanc, sortir en groupe, rouler lentement. Leur respect n'a pas empêché qu'un cousin de María soit tué d'une balle pendant la fuite, et son corps laissé sur la route, car impossible de s'arrêter.
Négociations de paix suspendues
Les sanglants affrontements n'ont pas cessé depuis. Le 17 janvier, le président colombien Gustavo Petro a suspendu les négociations de paix avec l'ELN, entamées à son arrivée au pouvoir en 2022. Le 18 janvier, il a déclaré « l'état de commotion intérieure », un état d'urgence, dans la région pour 90 jours. Et le 31 janvier, il lançait une opération militaire conjointe avec le Venezuela. Ces mesures inquiètent les organisations de la société civile. Elles craignent la « criminalisation de leurs structures, et davantage de militarisation dans une région qui a souffert auparavant de violations des droits humains par l'armée », rappelle Mutante. Pour Junior Maldonado, « la sortie de crise doit être sociale et politique », notamment à travers le plan d'investissement social promis par Petro en 2022, mais qui se fait attendre. Il prévoit en particulier la construction de l'Université publique du Catatumbo pour répondre au manque d'opportunités de la jeunesse, condamnée pour la plupart à travailler dans les plantations de coca de la région. Mongabay Latam souligne également le paradoxe de l'opération armée avec le Venezuela alors que l'ELN y « opère comme une force paramilitaire qui protège le régime » de Nicolás Maduro. Pourquoi la situation a-t-elle dégénéré ? Les premiers signaux d'alerte remontent à 2022. À mesure que les dissidents des Farc se renforçaient, les affrontements avec l'ELN se multipliaient, notamment autour de désaccords à propos des zones où les deux guérillas imposaient des taxes sur la marchandise. « Une bière peut vous coûter 11 000 pesos (2,60 euros), car vous devez payer 3000 à la dissidence, et 3000 à l'ELN », explique un élu départemental à Vorágine. La crise du marché de la coca en 2022 a aussi généré des tensions entre les deux groupes. « Les prix du Frente 33 n'étaient pas les mêmes que ceux de l'ELN », témoigne anonymement un leader social auprès de Mutante.
Caravane pour la paix
Le défenseur des droits humains Wilfredo Cañizares, interrogé par Mutante, l'assure : « Nous savions tous que ça allait se finir par une guerre. En fait, on pensait même que ça allait exploser en décembre, mais le commandement central de l'ELN a décrété une trêve de Noël. » Pour lui, la guerre aurait pu être évitée si l'État colombien avait pris ses responsabilités. En novembre 2024, une dernière alerte du Défenseur du peuple annonçait que « l'existence d'une dissidence des Farc, renforcée et étendue, et une éventuelle confrontation entre elle et l'ELN, conduirait la région vers une crise disproportionnée et avec des coûts humanitaires élevées », rapporte le média colombien. « Le gouvernement dit que la situation l'a pris par surprise. Mais non, les mesures n'ont simplement pas été prises », s'indigne le député du Catatumbo Diógenes Quintero dans Mongabay Latam. Malgré les combats en cours dans la région, la population et les organisations de la société civile ont organisé une caravane pour la paix entre Ocaña et El Tarra, les 3 et 4 février dernier. Elles demandent le cessez-le-feu, la reprise des négociations de paix, et la signature du plan territorial pour la transformation du Catatumbo. Dans une vidéo du média Baudó Agencia Pública, le leader paysan Alberto Castillo appelle le gouvernement colombien à « faire rêver la communauté du Catatumbo à la construction de la paix ». Mais pour le moment, ce rêve semble loin de se réaliser.