Corine Moriou
« Borderline » est devenu un mot fourre-tout à la mode. Mais qu'est-ce véritablement qu'une personne borderline ? Comment se sortir de cet « état limite » ? Manon Beaudoin et Pierre Nantas, co-auteurs de « Faire face au Trouble de la Personnalité Borderline », aux éditions Ellipse, nous aident à y voir plus clair sur cette pathologie, souvent mal diagnostiquée et mal soignée en France.
Susana, 30 ans, digital marketer, n'a pas voulu se faire vacciner. Elle est hors d'elle, et ce lundi matin, elle a hurlé sa démission à la figure de son employeur qui, pourtant, ne lui imposait rien. Elle a soulevé son bureau et renversé son ordinateur, claqué violemment la porte et démarré en trombe sa voiture, roulant bien au-delà des 30 km/h désormais imposés dans Paris. Elle a heurté un arbre et est sortie, heureusement indemne, des flammes de sa voiture. Sous le choc de l'accident, elle a sifflé deux bouteilles de vin, pris du cannabis, puis a dramatisé son histoire sur Facebook.
Lorsque l'on rencontre une personne extrême, caractérielle, impulsive, on a tôt fait de la cataloguer de personne « borderline ». Ce terme fourre-tout est devenu à la mode et il est souvent utilisé à la légère. La réalité est tout autre. Bien plus grave. C'est un véritable fléau, responsable d'environ 2 500 suicides par an en France, qui touche 5 % de la population de plus de 15 ans, c'est-à-dire 2,7 millions de personnes, en particulier chez les adolescents et les jeunes adultes. Deux tiers des « borderlines » seraient des femmes.
« Avec la crise sanitaire et les confinements répétés, les personnes « borderline » se sont senties abandonnées, sans contact avec l'extérieur. Elles ont consommé plus d'alcool, de drogues dures et se sont nourries de manière anarchique. Le sentiment de vide, de perte d'identité ont conduit à une recrudescence des tentatives de suicides. Les trois séances de thérapie offertes par l'État aux étudiants sont utiles mais très insuffisantes, car il faut un suivi long entre 18 mois et deux ans pour que le patient stabilise ses troubles », met en avant Pierre Nantas, psychothérapeute, président fondateur de l'AFORPEL, l'Association pour la formation et la promotion de l'état limite.
Dans un environnement qui tend vers une société borderline « à la frontière du droit », « avec les bons et les mauvais citoyens », « aux limites de l'acceptable », on peut se demander si cette maladie n'a pas de beaux jours devant elle, selon une approche systémique.
Qui sont les personnes « borderline » ?
C'est en 1959, que le Docteur Jean Bergeret a introduit en France le terme « état limite ». Le borderline n'a ni une psychose, ni une névrose, mais est « à la frontière » de ces maladies mentales. Souvent, le diagnostic est mal posé et le « borderline » a des difficultés à s'en sortir. Sur 100 patients jugés bipolaires, 70 ne le sont pas et un pourcentage d'entre eux a, en fait, un profil « borderline ».
À la différence du bipolaire, qui a des troubles de l'humeur et peut bénéficier d'un traitement médical, le « borderline » a des troubles de la personnalité qui se soignent avant tout par la psychothérapie. « Il ne doit surtout pas faire de psychanalyse, car celle-ci réactiverait les traumatismes du passé. Le « borderline » est dissocié de son espace corporel. Plutôt qu'intellectualiser, il doit se réapproprier son corps », prévient Pierre Nantas.
Voir aussi : Lettre ouverte d'un groupe de psychologues indépendants au Président
Les pays anglo-saxons, la Belgique et la Suisse sont plus à la pointe de la connaissance scientifique de cette maladie que la France qui tâtonne. Le DSM-V (dans le jargon psy, cela correspond à la classification américaine des troubles mentaux), a répertorié neuf symptômes dont cinq au moins suffisent à diagnostiquer la psychopathologie de « l'état limite ».
Pierre Nantas et Manon Beaudoin, co-auteurs du livre « Troubles de la personnalité borderline », paru aux éditions Ellipses en 2021, nous aident à lister et à décrire ces symptômes :
- La personne a peur de l'abandon. Elle fait des efforts effrénés pour ne pas se sentir seule, rejetée ou abandonnée, qu'il s'agisse d'un scénario réel ou imaginé.
- Elle se lance dans les addictions pour se sentir vivante : alcoolisation excessive, drogues dont surtout le cannabis, sexe débridé, cyber dépendance, anorexie ou boulimie, scarifications ou automutilations, prises de risque excessives (activités sportives, vols, bagarres).
- Elle a une crise d'identité, un sentiment de vide intérieur, l'impression douloureuse de ne plus rien ressentir.
- Elle a des idées suicidaires et peut passer à l'acte.
- Elle pique des colères intenses, inappropriées, souvent incontrôlables sur les personnes et les objets.
- Elle a une mauvaise image d'elle-même et elle utilise les réseaux sociaux pour se comparer aux autres et regagner un peu d'estime d'elle-même.
- Elle a une sensibilité extrême, avec des changements d'humeur subits et imprévisibles débouchant sur l'anxiété, la dépression. Selon une vision dichotomique : tout est blanc ou tout est noir, l'autre est formidable ou horrible.
- Elle a un sentiment de paranoïa, l'idée que l'on cherche à lui nuire.
- Elle a des problèmes relationnels, ce qui impacte sa vie sentimentale et professionnelle. L'amour et le travail sont vécus de manière intense et instable.
L'AFORPEL a mis en ligne sur son site un questionnaire intitulé « Êtes-vous borderline ? » permettant une auto-évaluation en 20 questions. Simple, pragmatique, efficace ! Mais il convient que ce test soit validé par un professionnel.
Un environnement familial toxique
Des facteurs génétiques et environnementaux (en clair, dans la structure familiale) sont à l'origine du TPB (Trouble de la Personnalité Borderline). Selon différentes études internationales, il y aurait une prédisposition dans les gènes, une corrélation entre des parents ayant un trouble psychiatrique et le développement de la personnalité borderline. Mais les traumatismes de l'enfance et de l'adolescence sont une source importante de cet « état limite ».
« Des parents qui dévalorisent, contrôlent et exercent une pression scolaire excessive sur un enfant induisent des troubles borderline, souligne Pierre Nantas. Les familles où l'émotion n'est pas autorisée (on ne rit pas, on ne pleure pas, on dit bonjour à la dame) sont nocives. Un enfant victime de violences psychologiques, verbales ou physiques, (notamment des châtiments et abus sexuels) peut développer cette maladie. »
La maltraitance parentale existe dans toutes les classes sociales et les expériences traumatiques vécues par l'enfant sont le facteur principal du TPB. Une société malade, instable, insécurisante est le terreau idéal pour le développement d'individus souffrant de troubles de la personnalité. « Notre société génère de plus en plus de divorces, de familles recomposées, de familles monoparentales, constate Pierre Nantas. Lorsque les relations entre parents et enfants se passent mal, les enfants peuvent être amenés à développer des troubles borderline. »
Le borderline n'est pas un patient comme les autres
Une psychothérapie de 18 à 24 mois permet au patient de mieux se connaître, de mieux gérer ses crises grâce à des outils mis en place. Mais le borderline a tendance à faire du « tourisme thérapeutique » allant d'un cabinet à l'autre, sans être capable d'établir une relation suivie. Le « borderline » peut être une personne très brillante et parfaitement réussir sa vie professionnelle. Mais bien souvent le « borderline » est un être désocialisé, sans emploi et a peu de revenus. Aussi cherche-t-il le moyen d'une prise en charge par la sécurité sociale et se tourne-t-il plus volontiers vers un psychiatre. Le psychiatre n'a pas toujours les bagages nécessaires pour aider un « borderline ». Il peut se lasser d'un patient qui ne vient pas aux consultations, ne respecte pas les horaires, annule à la dernière minute, n'a pas de moyen de paiement sur lui... Bref, le borderline n'est pas un « cadeau » pour le thérapeute qui le prend en main. C'est un véritable sacerdoce de s'occuper d'une personne « état limite » ! Mais les résultats positifs existent et encouragent des professionnels à offrir leur écoute, leur soutien et leur bienveillance à ces personnes malheureuses.
Manon Beaudoin, psychologue et vice-présidente de l'AFORPEL, établit une « alliance thérapeutique » avec un patient « borderline » qui vient la consulter à son cabinet. « C'est un engagement bilatéral fort qui nécessite beaucoup d'humilité de la part du thérapeute, explique-t-elle. Il convient de se positionner plus comme un aidant que comme un sachant. La première séance fixe le cadre avec une entente sur les objectifs, les moyens et la création d'un lien « affectif » entre le patient et le thérapeute. Un contrat est passé entre le patient et moi-même où celui-ci s'engage à me contacter en cas de crise plutôt que d'avoir recours à des comportements auto-destructeurs. Je lui laisse mon numéro de téléphone afin qu'il puisse me joindre. En dépit de la mise en place de ce contrat, les ruptures d'alliance peuvent intervenir à tout moment de la thérapie. »
Pierre Nantas ajoute : « Un thérapeute qui n'a pas fait un travail analytique sur lui-même ne peut tenir le coup face à un borderline ! Le borderline n'est pas un patient comme un autre. Celui-ci stimule chez le psychothérapeute un contre-transfert négatif qui nécessite une supervision régulière compte tenu de la complexité de l'intervention. »
Recourir au « bon » thérapeute spécialisé dans le TPB
Dans leur ouvrage, les deux auteurs passent en revue différentes techniques utilisées pour le TPB : la thérapie basée sur la mentalisation, la thérapie comportementale dialectique, la gestalt-thérapie, la thérapie des schémas. Libre à chaque thérapeute d'utiliser l'une ou l'autre technique. Le talent du psy, la personnalité du « borderline », le suivi de la relation participent au succès de la thérapie.
« La rencontre de l'entourage, les parents ou les conjoints, est très utile pour mieux comprendre le contexte dans lequel évolue le borderline », souligne Manon Beaudoin qui exerce également à l'hôpital Tarnier, où elle anime des groupes de thérapie comportementale et dialectique. Les conjoints d'un « borderline » sont malheureux et ont, eux aussi, besoin d'une prise en charge. Mais ils ne pourront se faire « soigner » par le même thérapeute.
La vie d'un « borderline » n'est jamais simple. « Le borderline a une mauvaise image de lui. Aussi choisit-il souvent un conjoint pervers narcissique ou, ce qui est nettement préférable, un partenaire sauveur et bienveillant. Dans l'entreprise, le « borderline » est la cible idéale du pervers narcissique qui exerce sur lui un harcèlement moral », constate Pierre Nantas.
Quid d'une ordonnance ? La prescription médicamenteuse n'est pas adaptée à un « borderline » qui a un trouble de la personnalité, car sa pathologie résiste aux traitements pharmacologiques. « Toutefois, en période de crise, il peut prendre des médicaments notamment de la sertaline et de la fluoxetine, des antidépresseurs inhibiteurs de la recapture de la sérotonine », conseille Pierre Nantas, spécialiste de l'addictologie.
À l'AFORPEL, des groupes de parole « borderline anonymes » ont été mis en place avec une participation une fois tous les quinze jours, à Paris, en présentiel et par visioconférence, une fois tous les quinze jours. C'est gratuit et bienveillant ! Les personnes « borderline » qui ressentent un sentiment de rejet et d'abandon, souvent doublé d'un sentiment de honte ou d'auto-dévalorisation, sortent ainsi de leur isolement social et affectif. Sans peur d'être trahies ou jugées, elles peuvent parler de leurs comportements auto-agressifs (scarifications, tentatives de suicide), de leurs colères et violences sur les personnes et les biens. Elles peuvent évoquer cette terrible sensation de vide intérieur qui est à l'origine de nombreuses addictions (alcool, stupéfiants,...) et de leurs éventuels troubles du comportement alimentaire.
Un annuaire de thérapeutes spécialisés dans les TPB est également disponible ainsi qu'une application sur téléphone pour les patients « borderline ». Dans une société qui prône l'obéissance sociale, la réussite professionnelle, l'indépendance financière, la stabilité affective, les personnes « borderline » ne remplissent pas toutes les cases et se sentent vite exclues. Sophie Tucker, chanteuse et actrice américaine (1887-1966) faisait remarquer: « De sa naissance à ses 18 ans, il faut que la personne ait de bons parents. De 18 à 35 ans, il faut qu'elle ait un physique agréable. De 35 à 55 ans, il lui faut une personnalité. À partir de 55 ans, il lui faut de l'argent. »
Ne sommes-nous pas tous un peu « borderline », à un moment de notre vie, faute d'un parcours sans accident ?
Pour aller plus loin :
pierre-nantas-psychotherapeute.paris
psy-trouble-borderline.fr