20/02/2025 2 articles ssofidelis.substack.com  7min #269410

Fascisme, définition

Par Frédéric Lordon, le 19 février 2025

Il devrait commencer à être assez clair, quand des milices défilent dans Paris au cri de "Paris est nazi", et poignardent des militants de gauche, que ce vers quoi nous nous dirigeons mérite d'être appelé "fascisme". C'est clair, et en même temps pas encore si clair. Il se trouve que dans l'épisode en question, la référence historique directement convoquée, il n'y a pas matière à interpréter sans fin. C'est d'ailleurs bien le drame qu'il faille des affichages aussi nettement reconnaissables pour que le commentaire concède "fascisme". Il faudra probablement les croix gammées au fronton des édifices publics pour que La Nuance accorde le danger d'une dérive fasciste - pour l'heure, on consent à dire "illibéral", et encore : les jours de grande ébriété politique. Il est vrai que certains en sont toujours, quatre-vingts ans plus tard, à dénier, contre la collaboration et les rafles, qu'il y eut quoi que ce soit comme un fascisme français.

Le refus d'obstacle n'est malheureusement pas circonscrit à la presse bourgeoise. Pour des raisons qui tiennent à des exigences supposées de rigueur historique et à des arrière-pensées politiques moins avouables, de nombreux secteurs de la gauche critique ne veulent simplement pas dire "fascisme" - c'est qu'une "panique fasciste" est mauvaise conseillère, fait les ruées électorales et les fronts républicains assemblés n'importe comment, bref l'errance des masses. Voilà pour les arrière-pensées politiques. Quant aux exigences de rigueur, on les abrite derrière Poulantzas, Marx ou Gramsci - alors on dit : "État autoritaire", "bonapartisme" ou "césarisme". Mais surtout pas "fascisme".

Or, nous sortons du "bonapartisme" ou du "césarisme" quand l'État autoritaire se branche sur l'élément raciste au-delà d'un certain seuil - car, "branché", il l'est quasi constitutivement, en tant qu'État du capital, par conséquent, État racial (1), depuis les prédations de l'accumulation primitive jusqu'au traitement contemporain des populations issues de la colonisation ou de l'esclavage. Il y a, pour autant, des franchissements de seuil qui font des différences qualitatives, ainsi quand le racisme systémique d'État commence à se formuler dans la modalité systématiquede la déportation. La formulation est désormais explicite dans les États-Unis de Trump, elle ne tardera pas à le devenir dans la France de Le Pen-Retailleau. Dans les deux cas, l'alliance du charter et de la tronçonneuse a de l'avenir - accessoirement on verra bien jusqu'à quand le PS fera semblant de ne rien remarquer.

Il n'est même pas certain que cette évolution pourtant aveuglante suffise à désarmer les réticences, et ceci tant que tout le saint-frusquin fasciste, uniformes, brassards et oriflammes, ne se voit pas à nouveau dans les rues (et quand bien même il commence à y être déjà...). Il est vrai que la fixation sur les signes extérieurs répertoriés par l'Histoire et bien identifiés demeure l'obstacle principal à faire reconnaître le même quand il se donne sous une forme autre. S'il n'avait pas prévu la variante "immobilière" du trumpisme, Orwell avait pourtant mis en garde contre les résurgences méconnaissables : le fascisme en "chapeau melon et parapluie roulé" - ou bien en casquette rouge "MAGA". C'était là l'essentiel, et comme il n'a pas été entendu, le fascisme est demeuré dans son statut d'hapax, impropre à penser la politique contemporaine. Il n'y a qu'un remède à la fixation dans les images - particulières - : le concept - qui, lui, est général. Par conséquent susceptible d'être décliné en configurations historiques, y compris d'accueillir celles que nous ne connaissons pas encore. Tant qu'un concept n'en aura pas été proposé, le fascisme restera une évocation historique intransposable. Il est bien certain qu'une définition n'indique ni les causes ni les issues de secours. Mais on a plutôt intérêt à nommer adéquatement pour identifier et les unes et les autres - et puis même une simple nomination a des effets.

C'est généralement le moment où l'on invoque Umberto Eco et ses "14 signaux à quoi reconnaitre le fascisme". C'est bien cette direction qu'il faut suivre. Mais pas avec 14 critères. 14 critères ne font pas un concept, ou une définition : ils font une description. Et même une décalcomanie - de la première occurrence historique. Dont précisément le tableau ne sera jamais reproduit à l'identique - par conséquent sans utilité pour penser des réactualisations originales.

Un concept : pas facile. Donc il faut commencer par essayer. Essai : par fascisme, il faut entendre la combinaison de 3 éléments.

1) Un État autoritaire. D'une part, engagé dans la normalisation institutionnelle de tous les secteurs de la production des idées : éducation, recherche, culture, médias - la purge "antiwoke" des institutions de service public états-uniennes est sans doute appelée à faire modèle du genre. Un État, d'autre part, resserré sur son appareil de force, police-justice acquise à son orientation idéologique, sans doute également armée, employable à des fins policières, appareil formel articulé à des prolongements informels, groupuscules satellites, milices de rue chauffées par des milices numériques, dans un mouvement d'explosion de toutes les normes de la violence politique - parmi les "signaux" (et non les éléments de définition), il entrera à coup sûr l'apparition des assassinats politiques. On peut malheureusement pronostiquer que c'est pour bientôt. En tout cas, la seule règle en matière de violence politique avec le fascisme est qu'il faut s'attendre à tout.

2) Une instrumentalisation systématique des Dans l'âme et la psyché du "petit Blanc" , en d'autres termes : conduire une majorité des dominés, objectivement maltraités par l'ordre socio-économique et symboliquement dégradés, à se refaire en se retournant, non contre les dominants mais contre plus dominés qu'eux, plus précisément contre quelque partie de la société posée comme infâme et symboliquement construite à cette fin d'émonctoire.

3) Une doctrine civilisationnelle-hiérarchique, prolongée en horizon apocalyptique, gros de menaces "existentielles". Veut-on des "signes" ou des "signaux" de résurgence fasciste ? la prolifération du mot "existentiel" en est un par excellence. Il est le concentré paranoïaque du fascisme. Et la clé de ses autorisations à la violence : car s'il y a "menace existentielle", alors il est posé une question "de vie ou de mort", et dans ces conditions de "péril vital", tout est permis. Tirer à la mitrailleuse sur les canots de migrants sera permis puisque le Grand remplacement est notre anéantissement. Génocider les Gazaouis et procéder au nettoyage ethnique des survivants est permis puisque la Palestine en elle-même est une "menace existentielle" pour Israël. Comme la Russie nous le sera s'il faut envisager une guerre extérieure pour faire oublier le pétrin intérieur.

Du concept à la réalité : où en sommes-nous ? Tout se met bien en place. La bourgeoisie de pouvoir, politique et tout autant médiatique, a désormais élu le racisme anti-Arabe comme sa nouvelle valeur directrice - de l'affaire Benlazar aux destins comparés de Bétharram et du lycée Averroès, l'actualité récente n'en finit pas de confirmer celle qui l'a précédée. Toutes les droites fusionnent dans un bloc idéologiquement homogène d'extrême droite, macronisme compris évidemment, qui aura si bien préparé le terrain pendant huit ans. Les médias dominants n'ont plus qu'un unique agenda : faire barrage. Mais à la gauche. En France, LFI est antisémite, le RN est républicain. Aux États-Unis, tout ce qui est à la gauche de Trump est "communiste". Le président-bis y fait un salut nazi, l'éditorialisme pense y voir une effusion un peu maladroite. Même quand l'image historique est là sous nos yeux, il demeure possible de ne pas voir. D'ailleurs, une radio de service public examine les potentialités d'une "Riviera à Gaza". Le processus suit sa trajectoire nominale.

(1) Selon la thèse de David Goldberg, reprise et développée par Houria Bouteldja, voir David Theo Golberg, The Racial State, Wiley-Blackwell, 2001 ; Houria Bouteldja, Beaufs et barbares. Le pari du nous, La Fabrique, 2023.

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newsnet 2025-02-20 #14573

Nous avons abordé ce sujet dans notre livre Logiciel Mental

newsnet 2025-02-21 #14578
il l'est quasi constitutivement, en tant qu'État du capital, par conséquent, État racial (1), depuis les prédations de l'accumulation primitive jusqu'au traitement contemporain des populations issues de la colonisation ou de l'esclavage
Il est vrai que la fixation sur les signes extérieurs répertoriés par l'Histoire et bien identifiés demeure l'obstacle principal à faire reconnaître le même quand il se donne sous une forme autre. S'il n'avait pas prévu la variante "immobilière" du trumpisme, Orwell avait pourtant mis en garde contre les résurgences méconnaissables : le fascisme en "chapeau melon et parapluie roulé" - ou bien en casquette rouge "MAGA".

voilà, là on est dans le sujet

Tant qu'un concept n'en aura pas été proposé, le fascisme restera une évocation historique intransposable. Il est bien certain qu'une définition n'indique ni les causes ni les issues de secours.
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21/02/2025 dav8119.substack.com  17min #269500

 Fascisme, définition

Sur la définition du fascisme

Dav

Analyse et de l'article de Frédéric Lordon "Fascisme, définition" (http://newsnet.fr/1) dont il ne parvient pas à donner une définition.

Pour cela nous ajoutons des considérations en provenance d'autres articles et enfin un extrait du livre Logiciel Mental sur le sujet.

A) Notes sur l'article de F. Lordon

Il commence par évoquer la difficulté d'évoquer ce thème d'autant quand il est orné de déni (c'est nous qui soulignons) :