10/09/2025 ssofidelis.substack.com  7min #290004

Gaza, le génocide et son déni

Le journaliste palestinien Anas al-Sharif interviewe une victime de la famine à Gaza, en 2025. Photo © Anas al-Sharif

La vérité devient de plus en plus difficile à nier

Par  Gilbert Achcar, le 8 septembre 2025

Dès les premiers instants de la riposte israélienne à l'opération "Al-Aqsa Flood" du 7 octobre 2023, on a compris que l'État sioniste avait lancé une guerre plus meurtrière et plus destructrice que toutes les précédentes. Ce résultat est le fruit de l'interaction entre le gouvernement le plus extrémiste de l'histoire de cet État et l'attaque la plus marquante lancée par une organisation armée palestinienne dans l'histoire de la résistance palestinienne. Malheureusement, toutes les prédictions de mon  premier article sur les événements, publié trois jours seulement après l'opération menée par le Hamas, se sont réalisées à la lettre :

"L'opération 'Al-Aqsa Flood' a resserré les liens d'une société israélienne en proie à de profondes divisions et à une grave crise politique. Elle a permis à Benjamin Netanyahu et à ses comparses de l'extrême droite sioniste d'entraîner les sionistes du camp politique opposé à préparer une guerre présentant désormais des caractéristiques de plus en plus alarmantes de génocide. Cela commence par l'imposition d'un blocus total, qui prive la population de Gaza, soit près de deux millions et demi d'habitants, d'électricité, d'eau et de nourriture. Cette mesure constitue une violation flagrante et extrêmement grave des lois de la guerre, confirmant ainsi que les sionistes se préparent à commettre un crime contre l'humanité de la plus haute gravité.

"Depuis la création de l'État d'Israël, la droite sioniste rêve de parachever la Nakba de 1948 avec une nouvelle expulsion massive des Palestiniens des terres de Palestine situées entre le fleuve et la mer, y compris la bande de Gaza. Il ne fait aucun doute qu'ils considèrent désormais l'événement de samedi dernier comme une opportunité de convaincre le reste de la société sioniste de réaliser leur rêve, d'abord à Gaza, puis en Cisjordanie.

"La gravité de l'attaque subie par Israël samedi dernier risque d'atténuer l'effet dissuasif de la prise d'otages par le Hamas, contrairement aux précédentes confrontations entre le mouvement et l'État sioniste. Il est très probable qu'il exige cette fois-ci la destruction totale de la bande de Gaza, à un degré inédit afin de la réoccuper au moindre coût humain possible pour Israël, et de provoquer le déplacement de la majeure partie de sa population vers l'Égypte, sous prétexte d'éradiquer complètement le Hamas de la région".

Il ne fallait pas être devin pour l'anticiper. C'était clairement visible pour quiconque n'est pas aveuglé par l'idéologie, les préjugés ou les illusions. Trois jours plus tard, le 13 octobre 2023, soit moins d'une semaine après le début de la tragédie, Raz Segal, professeur d'études sur l'Holocauste et le génocide à l'université Stockton aux États-Unis (et citoyen israélien), a publié un  article explosif dans le magazine américain progressiste Jewish Currents. Intitulé "Le génocide, un cas d'école", l'article traite des événements en cours à Gaza. Il y souligne la dure réalité des déclarations récurrentes des responsables israéliens indiquant une intention explicite de génocide, associée au massacre aveugle de civils à Gaza, ainsi qu'aux appels et aux mesures visant à les déplacer.

Depuis les premiers jours de la guerre d'Israël contre Gaza, la " guerre des récits" fait rage, parallèlement à "l'horrible offensive militaire". Il a fallu des semaines, voire des mois, avant que le débat ne passe de la pertinence de la comparaison entre l'opération "Al-Aqsa Flood" et les pogroms contre les Juifs dans l'histoire européenne, voire l'Holocauste nazi, à la pertinence du concept de "génocide" pour qualifier les actions de l'État d'Israël dans la bande de Gaza.

Un an après le début de l'invasion, le terme "génocide" a commencé à émerger pour décrire la situation à Gaza, que ce soit de la part d'organisations juridiques, d'organisations de défense des droits humains ou de groupes universitaires. Ces accusations ont notamment été portées par la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice, ainsi que dans les rapports d'Amnesty International, de Human Rights Watch, du Rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, et plus récemment par deux organisations israéliennes : le Centre d'information israélien pour les droits de l'homme dans les territoires occupés (B'Tselem) et Physicians for Human Rights.

Le 31 août, l'Association internationale des chercheurs sur le génocide a publié une résolution soutenue par 86 % de ses 500 membres, une prise de position particulièrement retentissante. Reconnaître que ce qui se passe à Gaza est un génocide est désormais si largement admis que le débat a évolué, passant de l'accusation selon laquelle le terme "génocide" serait tendancieux à l'accusation selon laquelle le refus d'utiliser ce terme relèverait lui-même du déni de génocide (incluant également le déni de l'Holocauste). Daniel Blatman, historien israélien spécialiste de l'Holocauste et professeur à l'université hébraïque de Jérusalem, a formulé cette accusation de manière très claire dans un  article publié le 31 juillet dans le journal Ha'aretz et intitulé "Le statut de victime qu'Israël a construit au fil des générations nourrit aujourd'hui son déni du génocide à Gaza".

L'un des exemples de déni les plus déplorables émane d'un article publié dans le Jerusalem Post par Nitsana Darshan-Leitner, avocate israélienne et présidente de l'Israel Law Center (Shurat HaDin), qui défend l'État sioniste devant la Cour pénale internationale. Cet article,  publié le 28 juillet, a peut-être incité Blatman à écrire le sien. L'avocate y répond avec véhémence à Omer Bartov, professeur d'études sur l'Holocauste et le génocide à l'université Brown, et auteur d'un  article intitulé "Je suis spécialiste du génocide et je sais en reconnaître un quand je le vois".

Le message lamentable de l'article de Darshan-Leitner atteint son paroxysme dans sa critique de la description par Bartov des actions d'Israël comme étant génocidaires, affirmant que cela "banalise" le terme et "minimise l'horreur spécifique" des génocides internationalement reconnus, citant notamment le cas de la Bosnie. Or, le génocide bosniaque, survenu durant la guerre de Bosnie dans la première moitié des années 1990, a tué environ 30 000 personnes et déplacé près d'un million de non-Serbes sur un total de 2,7 millions (soit 37 % de la population).

Que dire alors de la situation à Gaza, où le nombre de morts directes s'élève à ce jour à environ 64 000 (sans compter les morts encore ensevelis sous les décombres et les morts indirectes, bien plus nombreuses), et où près de deux millions de personnes, soit plus de 90 % de la population, ont été déplacées ? Comment peut-on prétendre que ce bilan horrible "banalise" le concept de génocide et "minimise son horreur spécifique" au regard de ce qui s'est passé en Bosnie ?

La vérité, de plus en plus difficile à nier, est que le génocide en cours à Gaza, tant en termes de proportion de population totale que de degré de barbarie dont font preuve ses auteurs, est déjà entré dans l'histoire comme l'un des plus abominables exemples de génocide depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce génocide est perpétré par un État technologiquement avancé, soutenu par la puissance la plus influente de la planète, et la barbarie de l'État occupant est désormais incontestable.

Traduit par  Spirit of Free Speech

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