Les députés ont débattu, vendredi 20 novembre, des dispositions les plus polémiques de la proposition de loi relative à la sécurité globale. Gouvernement et majorité ont tenté de faire croire que la loi ne portait pas atteinte aux libertés fondamentales. Mais échoué à convaincre une opposition combative et les observateurs. Récit du débat à l'Assemblée nationale.
Un ministre de l'Intérieur omniprésent ; des rapporteurs peu bavards ; des députés attentifs et combatifs dans l'opposition, beaucoup moins diserts dans la majorité. Voici l'ambiance qui a régné dans l'Assemblée nationale vendredi 20 novembre, pour les discussions concernant la proposition de loi relative à la sécurité globale, et en particulier autour de son article le plus contesté, le numéro 24.
Présenté par les députés LREM Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue, ce texte est un projet que le gouvernement a préféré faire présenter par des députés de sa majorité. L'avantage de cette procédure pour le gouvernement est qu'ainsi, le texte peut se passer de l'avis du Conseil d'État. Le déroulement des débats a confirmé que le gouvernement voulait ce texte, plus que les députés, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin défendant mieux que les rapporteurs chacune des dispositions de l'article 24. C'est aussi lui qui a mené les débats : il a proposé d'examiner en priorité l'article 24 dès 15 heures, afin d'éviter que cela « se fasse nocturnement » et de « prendre le temps d'écouter tous les amendements ». C'est aussi un amendement du gouvernement, expliqué en longueur par le ministre, qui a voulu répondre aux critiques à l'encontre de l'article 24. Il a été sans surprise le seul adopté, à l'exclusion de tous les autres présentés. Le débat autour de cet article aura duré tout l'après-midi, quatre heures et trente minutes en tout. Notons que pendant ce temps là, l'Assemblée nationale était barricadée de cars de CRS : craignait-on de fortes protestations ?
Cet article 24 interdit la diffusion d'images de représentants des forces de l'ordre dans l'intention de porter atteinte à leur « intégrité physique ou psychique ». Face à la levée de boucliers, tant des syndicats de journalistes, d'associations de défense des droits de l'Homme que de la défenseure des droits et de l'ONU, le gouvernement a voulu jouer l'apaisement, et a proposé un amendement censé lever les craintes concernant la liberté d'expression. L'amendement du gouvernement a modifié la rédaction de l'article en ajoutant que cela ne devait pas « porter préjudice au droit d'informer » et que l'intention de nuire devait être « manifeste ». Il en a aussi profité pour étendre l'application de l'article aux policiers municipaux, en plus de la police nationale et de la gendarmerie.
Les Républicains et le Rassemblement national ont soutenu le gouvernement
Si le temps nécessaire a été donné à la discussion, la forme a été contestée par Guillaume Larrivé, des Républicains, qui a souligné que la commission des lois n'a pas pu examiner l'amendement du gouvernement, que ce dernier n'a pas saisi pour avis le Conseil d'État et que le garde des Sceaux aurait dû assister aux débats.
Sur le fond, les modifications de l'article introduite par le gouvernement n'ont pas changé l'esprit du texte, et pas convaincu ses opposants. Les députés de gauche - France insoumise, communistes, socialistes - ont déposé force amendements de suppression et de modification de l'article. Le Modem, divisé, avait également des partisans du retrait dans ses rangs. Des députés ex-LREM - Frédérique Dumas, Émilie Cariou (qui a participé au groupe Écologie, Démocratie, Solidarité) - ont aussi mené la bataille contre l'article. La droite et l'extrême-droite l'ont elles défendu, ou proposé de le durcir. Jean-Christophe Lagarde, du groupe UDI, a notamment proposé un floutage de toutes les images. Marine Le Pen a regretté que « cette protection ne soit pas étendue aux militaires. »
Deux visions de cet article se sont opposées. Gérald Darmanin a défendu le « nécessaire équilibre » entre « l'inaliénable liberté de la presse consubstantielle à notre démocratie, notre libéralisme politique, notre société » et « notre grand devoir de protéger ceux qui nous protègent. » Il a décrit « les conditions particulièrement ignobles » dans lesquelles « policiers et gendarmes sont attaqués ». Mais il a aussi voulu couper court aux critiques concernant l'article : « Est-ce que les journalistes, carte de presse ou pas, pourront filmer des policiers ou des gendarmes sans flouter : oui. (..) Diffuser ces images ? Oui. » Selon le ministre, ce n'est qu'une disposition de plus, précise, définie, mesurée, visant à empêcher que sur internet des appels à la haine contre des agents identifiés des forces de l'ordre soient diffusés.
Le rapporteur Jean-Michel Fauvergue a lui défendu l'article en jouant sur les sentiments : « J'ai connu des policiers et des gendarmes morts pour la République (...) pour défendre nos valeurs. Vous dites que vous aimez les policiers et les gendarmes. Je citerai le poète Pierre Reverdy : il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour. » « Des journalistes aussi sont morts pour notre liberté d'expression », lui a rappelé plus tard dans le débat le député Modem Nicolas Turquoi.
« Plutôt renforcer les moyens de la police et de la justice pour appliquer le droit existant »
Mais pour les opposants à cet article, il est une boîte de Pandore, la porte ouverte à de nouveaux abus des forces de l'ordre. Plusieurs députés ont souligné, d'abord, le contexte dans lequel il apparaît. Alors que le mouvement des Gilets jaunes a porté le débat sur les violences policière sur le devant de la scène, « la réalité c'est que vous n'arrivez pas à contenir ce problème, rendu visible par les images », a souligné le député socialiste Hervé Saulignac. « Vous ne vous attaquez pas à l'origine du problème. » « Parmi les Gilets jaunes, il y a eu vingt-cinq éborgnés, cinq mains arrachées, cela existe, images ou pas », a insisté Alexis Corbière, de la France Insoumise.
La rédaction de l'article a interrogé plusieurs élus. Pourquoi avoir choisi d'inclure cette disposition dans la loi sur la liberté de la presse de 1881, s'il n'est question que de protéger des agents des forces de l'ordre ? Même le groupe Les Républicains a fait remarquer que ce choix « stigmatisait la presse ». « La liberté d'expression est très importante mais pas sans limite », a répondu M. Darmanin.
Plusieurs élus se sont également interrogés sur la nécessité de créer une nouvelle incrimination. « Il y a déjà eu des peines de prison fermes prononcées à l'encontre de personnes qui avaient diffusé des images de policiers », a relevé la socialiste Marietta Karamanli. « Un arrêt de la cour de cassation du 10 avril 2019 a condamné quelqu'un qui avait publié une vidéo contenant des menaces de mort explicites », a précisé Erwann Balanant du Modem. « J'ai listé dans le code pénal neuf incriminations qui pourraient déjà correspondre », a ajouté Laurence Vichnievsy, du même parti, et également magistrate. « Il convient plutôt de renforcer les moyens de la police et de la justice pour appliquer le droit existant », en a conclu Émilie Cariou.
« Les prémices d'un État autoritaire »
Mais c'est aussi un débat entre la théorie du droit et la réalité du terrain qui s'est tenu. « Aucun policier ou gendarme de France ne peut empêcher quelqu'un de filmer », a affirmé le ministre, ajoutant que « s'il le fait ce sera contre la loi », et qu'il « sera évidemment sanctionné ».
« Nous avons du mal à vous croire », a répondue l'insoumise Mathilde Panot, lui rappelant la manifestation du mardi 17 novembre - justement d'opposition à la proposition de loi relative à la sécurité globale - où « des journalistes ont eu de la garde à vue et des rappels à la loi ». Un journaliste de France 3 et une autre, indépendante, Hannah Nelson (dont Reporterre fait le portrait aujourd'hui)), ont été placés en garde à vue. Notre photoreporter, NnoMan Cadoret, a lui été victime de coups de matraques sur sa main, qui visaient apparemment à lui faire lâcher son appareil photo et l'empêcher - justement - de prendre des photos.
La crainte est donc que les forces de l'ordre se servent de cet article pour empêcher citoyens et journalistes de prendre des images en manifestation, qu'ils puissent s'en prévaloir pour interpeller toute personne les filmant. « C'est déjà le modus operandi utilisé par certains policiers en manifestation », a ainsi insisté Ugo Bernalicis. « Les syndicats de police considèrent qu'avec cette loi, il n'y aura plus de possibilité de les filmer, donc apparemment ils n'ont pas bien compris vos intentions », a poursuivi son collègue, M. Corbière. « Vous faites cela pour faire plaisir à des syndicats factieux de la police qui nous insultent à longueur de journée. Vous avez raison contre le monde entier, voilà les prémices d'un État autoritaire », a encore énoncé Mathilde Panot.
Un avertissement qu'a aussi lancé le communiste Stéphane Peu, après plusieurs heures de débat : « J'ai du mal à accepter la dérive autoritaire de ces dernières années. Vous avez une matrice idéologique qui est le libéralisme économique et tout le reste est pour vous accessoire. »
La fin des débats sur cet article s'est conclue par une longue litanie de votes aboutissant au rejet des amendements. Seul celui du gouvernement est passé.
Reconnaissance faciale : vrai risque ou fantasme ?
Cet article 24 n'était pas le seul contesté comme portant atteinte aux libertés. Les articles 21 et 22, ont également fait débat. Le 21 élargit les possibilités d'accès aux images de caméras piéton (caméras portés sur eux par les agents des forces de l'ordre). L'article 22 concerne les drones, ou « caméras aéroportées », comme dit le texte. Dans les deux cas, des dispositions prévoient que les images filmées par les forces dites de l'ordre puissent être transmises en direct au poste de commandement, faisant craindre à certains députés un usage de la reconnaissance faciale pour reconnaître, voire arrêter préventivement, certains manifestants. Pour les deux articles, des amendements demandant au moins l'écriture explicite dans la loi que la reconnaissance faciale ne sera pas utilisée ont été déposés. Et rejetés. « Ce n'est absolument pas l'objectif que nous poursuivons, il y a pas mal de fantasmes », a justifié la rapporteure Alice Thourot.
La possibilité que ces images soient utilisées par les pouvoirs publics à des fins « d'information » a également fait frémir certains élus. « Ce n'est pas le rôle des forces de l'ordre », a contesté le Modem M. Balanant. « Je ne comprend pas du tout quelle est votre vision de la société pour ne pas vouloir défendre un droit fondamental en démocratie qu'est la protection de la vie privée », s'interrogeait Mme Cariou lors de l'examen de l'article 22. « Je trouve quand même dommage que vous n'acceptiez pas des dispositions juridiques qui sécurisent votre projet de loi », la députée prédisant que certaines dispositions de la loi ne passeront pas le cap du Conseil constitutionnel.
Alors que rapporteurs comme gouvernement n'ont pas cédé d'un pouce lors du débat devant l'Assemblée nationale, les défenseurs des libertés espèrent que les sénateurs et le Conseil constitutionnel seront plus protecteurs que la majorité des libertés fondamentales.
Source : Marie Astier pour Reporterre
Photos :
captures écran de la retransmission des discussions sur le site internet de l'Assemblée nationale.