06/07/2025 reseauinternational.net  18min #283327

Grâce pour les 1 650 Français détenus à l'étranger

par Ali Farid BELKADI

Pourquoi s'intéresse-t-on tant à Boualem Sansal alors que le nombre de Français détenus à travers le monde s'élève à un nombre phénoménal ?

Question écrite n°00854 - 17e législature, de Mme RICHARD Olivia (Français établis hors de France - UC) publiée le 03/10/2024.

Question : Mme Olivia Richard appelle l'attention de M. le ministre de l'Europe et des affaires étrangères le nombre de Français incarcérés à l'étranger en 2024.

Selon les chiffres communiqués par le Quai d'Orsay en 2017, on estimait à 2 056 le nombre de Français incarcérés à l'étranger, contre environ 1 270 en 2022. Elle lui demande le nombre exact de Français détenus à l'étranger au 1er septembre 2024 et leur répartition géographique. Publiée dans le JO Sénat du 03/10/2024 - page 3456.

Réponse du Ministère de l'Europe et des affaires étrangères publiée le 05/12/2024. Comme indiqué dans le rapport du gouvernement sur la situation des Français établis hors de France pour l'année 2022, les services du ministère de l'Europe et des affaires étrangères ont eu connaissance de 2 065 cas de Français détenus à l'étranger au cours de l'année civile 2022.

En 2023, ce nombre s'élevait à 2 297. Sur les huit premiers mois de l'année 2024, 2 071 cas de Français détenus à l'étranger ont été portés à la connaissance des services du ministère de l'Europe et des affaires étrangères.

A la date du 1er septembre 2024, ils avaient connaissance de 1 658 Français effectivement incarcérés. En effet, le nombre des Français détenus dans le monde varie quotidiennement en fonction des nouvelles incarcérations et des fins de détention. La majorité est localisée dans l'Union européenne et en Europe occidentale (59% du total), en particulier dans les pays frontaliers de la France (38 % du total). On trouve ensuite l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient (18%), les Amériques (9%), l'Afrique (7%), l'Asie et l'Océanie (6%) et enfin l'Europe continentale (1%).

La focalisation médiatique et politique sur le cas de Boualem Sansal contraste fortement avec le silence quasi total qui entoure les plus de 1 600 Français actuellement incarcérés à l'étranger — dont une grande majorité dans des pays européens, et une part non négligeable dans des zones à risque ou sous tension géopolitique. Cette disproportion d'attention soulève plusieurs questions fondamentales :

Une figure valorisée par le pouvoir culturel français

Boualem Sansal n'est pas n'importe quel détenu : il est écrivain francophone, médiatiquement reconnu, et idéologiquement positionné dans un discours qui correspond aux attentes de l'élite éditoriale française.

Son nom est associé à une critique constante de l'Algérie postcoloniale, de l'islam et plus largement d'un monde arabe vu comme «défaillant». Cela en fait une figure commode pour un récit politique français valorisant la «liberté d'expression» contre les autoritarismes supposés ou réels des pays du Sud.

En d'autres termes, Sansal incarne le «bon détenu» : cultivé, francophone, critique de son pays d'origine. Cela suffit à justifier une mobilisation symbolique autour de son nom, alors que des centaines d'autres détenus français, pour des raisons tout aussi contestables ou parfois arbitraires, ne reçoivent ni article de presse, ni tribune, ni question parlementaire dédiée.

L'effacement de la majorité silencieuse

Au 1er septembre 2024, 1 658 Français étaient détenus dans des prisons étrangères, selon les chiffres officiels. Ils sont invisibles. Ils n'ont ni nom, ni visage, ni récit littéraire à offrir à la presse. Beaucoup sont de jeunes binationaux, ou des voyageurs, parfois condamnés dans des pays à la justice sommaire. Certains sont accusés à tort, d'autres sont des détenus politiques ignorés. Mais aucun d'eux ne correspond au profil prototypique que les médias aiment ériger en symbole.

Cette sélectivité dans la compassion soulève une forme d'indifférence structurelle envers les Français ordinaires détenus à l'étranger, à moins qu'ils ne puissent être instrumentalisés à des fins de politique culturelle ou diplomatique.

Le deux poids deux mesures du Quai d'Orsay

Le ministère des Affaires étrangères connaît la situation des détenus, mais il communique très peu, ne s'active réellement que lorsqu'un dossier prend une dimension médiatique. Or, dans le cas de Sansal, comme dans d'autres affaires impliquant des figures médiatiques, l'État peut instrumentaliser la diplomatie humanitaire pour renforcer son image morale à peu de frais.

Cela interroge : pourquoi ne pas mobiliser la même énergie diplomatique pour les autres cas ?

Pourquoi ne pas publier un rapport annuel public et détaillé des actions entreprises pour les détenus français, comme le fait l'Allemagne ou le Canada ?

Le mythe de l'exception littéraire

Enfin, il faut souligner que le cas Sansal est souvent présenté comme un symbole de la liberté d'écrire et de penser. Or, cette liberté est aussi celle des Français anonymes, parfois persécutés à cause de leurs idées, de leur religion, ou de leur engagement, dans des pays où ils vivent, travaillent ou militent. L'absence de visibilité de ces personnes, traduit une hiérarchie implicite des causes, fondée non sur l'innocence ou l'injustice, mais sur la notoriété et l'utilité symbolique.

Pourquoi tant parler de Sansal et si peu des autres ? Parce que dans le système médiatico-politique français, certains corps valent plus que d'autres, certaines voix ont plus d'écho que d'autres, et certaines causes sont plus confortables à défendre.

Ce constat devrait inciter à une repolitisation de la diplomatie consulaire, à une refonte du traitement médiatique des prisonniers français à l'étranger, et surtout à une solidarité égalitaire, débarrassée des hiérarchies d'image ou de culture.

C'est là un élément fondamental qui relativise encore davantage le traitement exceptionnel réservé à Boualem Sansal. En effet, Sansal n'a acquis la nationalité française que très récemment, c'est un français de la dernière averse, ce qui rend d'autant plus frappante l'attention dont il bénéficie, comparée au sort de milliers de Français détenus à l'étranger — dont beaucoup le sont depuis des années sans susciter la moindre mobilisation, alors même qu'ils sont citoyens français de naissance.

Cette situation met en lumière une forme d'incohérence ou d'hypocrisie politique et médiatique, qu'on pourrait résumer ainsi : Une citoyenneté symbolique, pas juridique

Le cas Sansal montre que, dans les faits, ce n'est pas la nationalité française en elle-même qui motive la mobilisation, mais l'utilité politique ou idéologique de la personne concernée. Sansal, en tant qu'écrivain critique du régime algérien, vient incarner un récit que certains cercles politiques et éditoriaux en France souhaitent promouvoir : celui du dissident éclairé, opposé à l'autoritarisme, francophone malgré tout, et persécuté par les siens.

Cela fait de lui un «bon client médiatique», bien plus qu'un simple citoyen à défendre. Sa naturalisation, récente, semble donc surtout offrir un prétexte juridique à une mobilisation qui existait déjà symboliquement avant même qu'il ne devienne officiellement Français.

L'oubli des Français de naissance incarcérés à l'étranger

En comparaison, des Français de naissance — parfois issus de l'immigration, parfois sans capital symbolique — croupissent dans des prisons étrangères sans avocat, sans soutien politique, sans écho médiatique.

Le rapport parlementaire publié en exergue de ce texte, indique que plus de 1 600 Français étaient incarcérés à l'étranger au 1er septembre 2024, et près de 2 300 cas recensés sur l'année 2023. La majorité n'a jamais vu leur nom dans la presse.

Leur francité ne les protège pas, justement parce qu'ils n'incarnent rien d'utile dans le jeu des représentations.

Une nationalité opportunément amplifiée

La récente naturalisation de Sansal est paradoxale : alors que la nationalité française est souvent dénigrée ou relativisée quand il s'agit de binationaux issus de l'immigration, elle est ici survalorisée au nom de la défense des droits humains. Cela révèle un traitement à géométrie variable  : certains Français sont présentés comme des symboles universels dès qu'ils entrent dans le champ de la lutte idéologique valorisée par l'État ou les médias. D'autres, pourtant citoyens à part entière, sont considérés comme secondaires, voire invisibles.

Une instrumentalisation politique de l'asile symbolique

L'octroi de la nationalité française à Sansal, quelques mois seulement avant que son cas ne soit mis en avant, peut aussi être lu comme un geste diplomatique visant à irriter Alger, ou à démontrer la « grandeur » des valeurs françaises face à un régime algérien autoritaire. Ce geste, en apparence humaniste, s'inscrit en réalité dans un conflit symbolique postcolonial, où la défense d'un homme devient le théâtre d'une rivalité d'États, au détriment de toute égalité citoyenne réelle.

Boualem Sansal est devenu Français très récemment, mais a immédiatement bénéficié de toute l'attention et des mécanismes de soutien réservés aux figures médiatiques et politiques. Cette situation met en lumière la sélectivité et les biais du système consulaire et médiatique français, où la nationalité ne garantit rien... sauf si elle s'accompagne d'une utilité idéologique ou d'un capital symbolique compatible avec les récits dominants.

Il ne s'agit donc pas ici de défendre un citoyen parce qu'il est Français, mais de fabriquer un Français défendable parce qu'il sert un discours.

Le silence sur 1 658 détenus français : plaidoyer pour une nationalité sans tri

Au 1er septembre 2024, selon les données officielles du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, 1 658 citoyens français étaient détenus dans des prisons à l'étranger. Ils étaient 2 297 cas enregistrés sur l'ensemble de l'année 2023. Ces chiffres, loin d'être marginaux, révèlent une réalité méconnue : la France compte aujourd'hui plus de mille cinq cents de ses ressortissants incarcérés hors de ses frontières, dans des contextes juridiques, politiques et humains parfois préoccupants.

Et pourtant, le silence est presque total. Aucun débat parlementaire d'envergure. Aucune une de journal. Aucun mouvement de solidarité structuré. Seuls quelques noms émergent sporadiquement, à condition de cocher certaines cases : être écrivain, être médiatisable, incarner un récit commode pour la diplomatie française.

Cette disparité n'est pas seulement médiatique. Elle est politique et diplomatique. Le Quai d'Orsay est informé de la plupart des cas de détention, mais n'intervient activement que lorsque la pression publique existe. En d'autres termes, sans relais médiatique ou parlementaire, la citoyenneté française ne protège que très peu à l'étranger. Elle devient une nationalité de papier, suspendue à la capacité de mobilisation de chacun.

Une nationalité sans tri : vers une diplomatie juste

La France aime se penser comme patrie des droits de l'homme. Mais elle n'en défend que certains, et pas tous les hommes. Les statistiques sont claires :

59% des Français détenus à l'étranger le sont dans l'Union européenne ou en Europe occidentale, 18% en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, 9% dans les Amériques, 7% en Afrique subsaharienne, 6% en Asie et Océanie. Une majorité de ces cas ne relève pas du grand banditisme, mais souvent de dossiers fragiles, de procès inéquitables, ou d'une détention préventive prolongée.

Or, aucun de ces Français ne devrait valoir moins qu'un autre. Le principe de l'égalité républicaine, inscrit dans le droit, doit être rappelé dans l'espace consulaire. La nationalité ne peut être à géométrie variable, accordée ou défendue en fonction du statut médiatique ou idéologique de son titulaire.

Redonner un visage à l'invisible

Ce texte n'a pas pour objet de contester la mobilisation en faveur d'un écrivain, fût-elle sincère. Il s'agit de poser une exigence plus vaste : que tous les Français détenus à l'étranger soient regardés comme des citoyens à part entière, qu'ils soient soutenus, défendus, et rendus visibles.

Car une République qui choisit les citoyens qu'elle défend n'est plus une République. Elle devient une narration intéressée, un récit à facettes, une politique du tri.

1 658 raisons d'avoir honte

Répétons-le, au 1er septembre 2024, 1 658 citoyens français étaient détenus dans des prisons à l'étranger. Ce chiffre n'émeut personne. Il ne s'affiche sur aucune façade publique, ne traverse aucun débat national, n'éveille ni slogan, ni campagne, ni solidarité de principe. Et pourtant, derrière ces quatre chiffres se cachent des visages, des histoires, des familles. Des citoyens français, souvent binationaux, souvent jeunes, parfois innocents, parfois condamnés dans des systèmes judiciaires arbitraires. Tous partagent un point commun : ils ne représentent rien d'utile aux yeux de la République.

À l'heure où l'on accorde une attention disproportionnée à certains profils — écrivains, dissidents « compatibles », figures médiatiques fraîchement naturalisées — la majorité silencieuse des détenus français à l'étranger reste dans l'ombre. Invisibles pour l'opinion, absents des plateaux, oubliés par les institutions.

Cette inégalité de traitement ne relève pas d'un simple oubli : elle dit quelque chose de profond sur la manière dont la France distribue sa protection, et donc sa citoyenneté. Ce texte est un plaidoyer. Pour la justice. Pour l'égalité consulaire. Pour une nationalité qui ne trie pas ses enfants selon leur utilité médiatique.

Une nationalité à géométrie variable

Le contraste est frappant lorsqu'on observe la mobilisation entourant certains cas spécifiques, comme celui de Boualem Sansal, récemment naturalisé français, français de la toute dernière averse. Devenu en quelques mois le symbole d'une certaine idée de la dissidence éclairée, il a bénéficié d'un traitement politique et médiatique exceptionnel, malgré une citoyenneté toute neuve. Son profil — écrivain, critique de l'Algérie, francophone — en fait une figure valorisable, un placement qui rapporte mieux que le CAC40. Il incarne un récit commode pour les cercles de pouvoir en France : celui du dissident que l'on accueille, que l'on protège, que l'on célèbre.

Mais pendant ce temps, 1 658 autres Français, de naissance, blanc, de souche ou de longue date, demeurent sans visage ni voix. Eux n'écrivent pas. Ils n'incarnent aucun récit valorisé. Ils ne portent pas de cause dans laquelle la République souhaite se reconnaître. Leur francité est nue, sans ornement. Elle ne suffit pas.

Une diplomatie sélective

Les chiffres sont pourtant connus. Le Quai d'Orsay lui-même, dans sa réponse officielle à la question parlementaire, reconnaît avoir traité 2 297 cas de Français détenus à l'étranger en 2023, dont 1 658 encore incarcérés au 1er septembre 2024. Et ce chiffre varie chaque jour, au gré des nouvelles arrestations ou libérations.

Mais la diplomatie française n'active pleinement ses leviers que lorsqu'un dossier est médiatisé, lorsqu'une figure publique est en jeu, ou lorsqu'un enjeu symbolique peut être exploité. Le reste est silence. La protection consulaire, censée être un droit, devient une faveur. La citoyenneté se transforme en titre à activation variable, selon que l'on est connu, utile, ou visible.

Plaidoyer pour une égalité réelle

Il ne s'agit pas ici de contester qu'un écrivain, un journaliste ou un intellectuel soit défendu. Il s'agit de dire que tous les citoyens français ont droit à la même protection, à la même attention, au même respect. L'égalité républicaine ne devrait pas s'arrêter aux portes d'une prison étrangère.

Les 1 658 détenus français sont le symptôme d'un problème plus vaste : celui d'une nationalité française stratifiée, où certains sont pleinement représentés, et d'autres à peine reconnus. Ce déséquilibre qui ne concerne pas seulement les services consulaires. Il interroge la conception même de la communauté française.

En ouvrant sa question écrite, Mme Olivia Richard a levé un voile que la République préfère souvent maintenir baissé. Ces 1 658 détenus sont les oubliés d'une République qui trie ses enfants. Une République qui accorde la parole aux uns et détourne le regard des autres. Il est temps de remettre de la justice là où il n'y a que du déséquilibre, du soin là où il n'y a que de l'indifférence, et de la cohérence là où il n'y a aujourd'hui que stratégie.

Car une nationalité qui choisit qui elle défend n'est plus une nationalité : c'est une préférence.

Voici une morale finale, dans l'esprit des fables de Babrios et de La Fontaine

Le personnage de Djeha (ou Juha) et celui de Garagouz (Karagöz en turc), comme Marius à Marseille, incarnent une forme populaire de sagesse rieuse et de subversion sociale par le rire dans les quartiers populaires d'Alger. Chacun, dans son aire culturelle, incarne le «petit» qui trompe les puissants, déjoue les normes ou fait surgir une vérité inattendue derrière une plaisanterie. Djeha (Juha / Djha) Figure bien connue du Maghreb, du Machrek, mais aussi d'Asie centrale, Djeha est à la fois idiot et sage, rusé et naïf, toujours prêt à retourner une situation absurde contre elle-même. Il fait rire, mais il critique aussi les injustices. En Algérie, les histoires de Djeha sont racontées à tous les âges et ont traversé les siècles sous forme orale, parfois même en arabe dialectal ou en berbère.

Résumé

Depuis ce 5 juillet 1962 où l'Algérie, ce pays de soleil fait par le sang, reprit en main son destin, une étrange croisade ne dit pas son nom. Elle n'a ni chevaliers ni oriflammes, mais des éditoriaux, des micros tendus, des romans acerbes, et des intellectuels en rupture de ban devenus inquisiteurs. Pas une croisade de libération, non. Une croisade de mauvaise digestion.

La neuvième croisade n'est pas partie d'un port de Gênes ou de Marseille ; elle est partie du cœur sec de ceux qui n'ont jamais admis la perte d'un empire - ou d'un fantasme. Elle s'en prend non aux remparts d'Alger, mais à ce qu'il en reste dans les esprits. Elle ne vise ni Jérusalem ni Damas, mais cette chose plus insaisissable : la mémoire libre d'un peuple impétueux et fougueux autrefois colonisé.

Un de ses hérauts — faiseur de livres sur le tard, aigri cacochyme, vieillard persifleur, lettré, rangé, décoré — se nomme Boualem Sansal. Il n'a pas porté l'armure, mais le veston tricolore de la République, celle qu'il chérit tant qu'il lui a offert en offrande son propre pays, par paragraphes désabusés. Il n'a pas brandi l'épée, mais la plume trempée dans un vieux flacon d'amertume et de fiel. Pour lui, l'Algérie est une erreur, une terre qui a mal tourné. Le 5 juillet ne fut pas une libération mais un loupé. C'est là toute sa croisade : convertir l'Algérie à la honte d'elle-même.

Or cette neuvième croisade ne cherche ni or ni épices. Elle veut, à la place, que l'Algérien se confesse en boucle. Qu'il abjure son indépendance. Qu'il regrette d'avoir été un indigène mal élevé au point de chasser le pauvre colon. Elle veut des repentirs asymétriques, des drapeaux blancs dans les cerveaux, et des exilés littéraires en guise de relais. On ne demande pas justice, mais docilité. Pas mémoire, mais amnésie utile.

Et pendant que les croisés d'aujourd'hui prêchent la rédemption par la francophilie zélée, les crânes des résistants algériens, eux, dorment encore dans des armoires parisiennes du MNHN de Paris où je les ai inventoriés, comptés et recomptés. Mais ceux-là, Sansal n'en parle pas, n'en a jamais parlé. Les martyrs de la vraie croisade, celle menée par les soldats de Bugeaud, les têtes décapitées par la République civilisatrice, ne figurent pas dans ses pages. Trop organiques, trop nationaux, trop dérangeants. Toujours belliqueux.

La croisade moderne se mène à coups de vains colloques sur la démocratie, de tribunes signées contre l'«islamisme», un mot à la mode qui jadis désignait l'islam, jamais contre l'impérialisme. Elle encense la lucidité amère, celle qui condamne l'Algérie à tourner en rond dans sa propre caricature. Elle élève en prophète celui qui, pour être admis au banquet des anciens croisés, s'est fait leur scribe ingrat, nourri, logé, blanchi, éduqué par les barbares algériens qui ont fui à jamais la civilisation française.

Ainsi donc, chaque 5 juillet, l'Algérie célèbre une victoire, et la neuvième croisade un deuil qu'elle ne digère pas. L'ironie, c'est que cette croisade post-coloniale se veut éclairée, rationnelle, et laïque — mais elle n'a rien de moins passionnel que les huit précédentes. Elle veut, au fond, que l'Algérie abdique à nouveau. Sans sabre. Sans combat. Par fatigue. Par honte.

Ils rêvent.

La neuvième croisade - mémoire inversée et déni persistant

Ainsi donc, chaque 5 juillet, l'Algérie célèbre une victoire, tandis qu'ailleurs, dans les replis d'une mémoire coloniale inconsolée, se commémore en silence une perte jamais digérée. Ce jour marque pour les Algériens l'instant où, après cent trente-deux ans de domination, une terre recouvra sa souveraineté. Mais dans certaines sphères françaises, politiques, éditoriales, académiques parfois, il continue de résonner comme une fracture, un échec, un exil intérieur. Il est la blessure que l'on ne nomme pas, mais que l'on ressasse à travers d'autres registres : débats sur l'identité, injonctions à l'assimilation, procès intentés à la mémoire algérienne et à ses héritiers.

Car la véritable ironie, c'est que cette neuvième croisade - nommée ici pour désigner cette volonté postcoloniale de reconquête morale - ne se revendique plus ni du sabre ni de la croix. Elle avance sous les atours de la raison, de l'universalisme, parfois même de la laïcité. On n'y brandit plus l'étendard du roi, mais celui des Lumières. L'entreprise se veut éclairée, légitime, civilisatrice encore, bien que déguisée en neutralité républicaine. Mais elle n'est en rien moins passionnelle, moins acharnée que les huit précédentes. Elle vise, au fond, à obtenir d'une Algérie libre ce que l'Algérie soumise n'a jamais voulu offrir : l'abdication de soi. Non plus par la guerre, mais par l'usure. Non plus par le canon, mais par l'humiliation continue. Non plus par le sang, mais par le soupçon, l'inversion, le regard blessant. On veut que l'Algérie cède à nouveau. Non par force, mais par fatigue. Par honte. Par solitude.

Laissons-les rêver

Ce rêve d'un renoncement silencieux hante encore certains discours. Il s'entend lorsque l'on exige des Algériens qu'ils renient leur passé de lutte pour être jugés fréquentables. Il se lit dans la manière dont l'Histoire est enseignée, écrite, mutilée, tronquée. Il s'impose dans le silence autour des crânes des résistants, encore conservés dans les musées d'autrui. Il s'insinue dans les procès faits à la mémoire algérienne, présentée comme vindicative, incapable de tourner la page, comme si l'on reprochait à la victime de se souvenir trop bien.

Mais ceux qui rêvent d'une Algérie lasse, soumise à nouveau, se trompent d'époque. L'Algérie d'aujourd'hui, avec ses défauts et ses fractures, n'a pas oublié. Elle ne cherche pas à effacer, mais à comprendre, à dire, à transmettre. Et cette parole retrouvée dérange. Car elle ne vient ni s'excuser, ni remercier, ni se taire.

Chaque 5 juillet est ainsi une pierre posée sur le tombeau d'un empire mort, et un flambeau allumé dans la nuit d'une mémoire que l'on aurait voulu éteindre. Et tant que ce flambeau brûlera, la neuvième croisade n'aura pas lieu.

Laissons-les rêver.

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