21/05/2019 mondialisation.ca  6 min #156643

Haïti: l'insoutenable présidence

Si la séparation de la mer Rouge est l'un des épisodes les plus dramatiques de l'Ancien Testament, le Moïse d'Haïti ne sera pas sauvé par un miracle; au contraire, il est sur le point de noyer la nation avec le soutien du gouvernement américain.

« Le président Jovenel Moïse a promis de mettre « de l'argent dans les poches et de la nourriture dans les assiettes ». Plus de deux ans après, l'urgence alimentaire s'est aggravée, la famine est à nos portes », souligne l'éditorial du 17 mai 2019 du journal Le Nouvelliste, le plus ancien quotidien d'Haïti, Le tableau est dramatique : le taux de change a atteint un niveau sans précédent de 90 gourdes pour un dollar, l'inflation est de 17%, alors que certains estiment que le taux réel avoisine les 20%. Le 14 février 2019, à la suite de violentes manifestations contre le président Jovenel Moise, le département d'État américain a publié un avis de sécurité de niveau 4 pour Haïti (1), son plus haut niveau d'alerte. Depuis lors, des mises à pied massives ont eu lieu dans le secteur du tourisme et dans certaines entreprises d'import-export. La décision des États-Unis a exacerbé l'asphyxie de secteurs entiers d'une économie déjà handicapée par la corruption. Pour aggraver les choses, les attaques contre la vie et la propriété se multiplient dans les villes et les campagnes. « Nous sommes aux antipodes des lendemains promis par le président Moïse », conclut Le Nouvelliste.

Jovenel Moise et Marco Rubio, Sénateur républicain de Floride le 20 mars 2019. Twitter du président Jovenel Moise.

Au cours de l'année écoulée, les pratiques de gestion désastreuses et le détournement présumé de près de 2 milliards de dollars du fonds Petrocaribe sous la présidence de Michel Martelly - approuvé par Hillary Clinton en 2012 - ont été au cœur de manifestations violentes en Haïti. Alors que Michel Martelly a accédé à la présidence avec seulement 16,7% de l'électorat, la presse américaine a qualifié sa victoire d'« écrasante », rappelle Al Jazeera. Pour cette chaîne de télévision, Martelly, « l'ami des putschistes, des fascistes et des groupes armés de droite dans son pays et à l'étranger » a été « la deuxième plus grande catastrophe » pour Haïti depuis le séisme de 2010.(2) Pourtant, les États-Unis l'ont soutenu et soutiennent toujours son successeur, Jovenel Moise.

Deux ans après la prise de pouvoir par ce dernier, les manifestations de l'effondrement de l'État sont flagrantes. Le Moïse haïtien n'a ni l'expérience, ni la volonté politique, ni l'autorité morale de changer les choses. La crise s'aggrave de jour en jour et en avril dernier, dans une rare volte-face, l'influent et discret homme d'affaires Frantz Bernard Craan a résumé le point de non-retour atteint en Haïti : « Le système est terminé. Nous devons le briser. Nous pouvons préparer, ordonner la rupture ou subir la rupture. Cela voudrait dire que beaucoup d'entre nous vont perdre la tête. Nous serons décapités. Ce que nous avons sera brûlé », a-t-il déclaré. Lorsque ce chef d'entreprise parle, il le fait au nom du secteur privé haïtien. En effet, Craan est le coordinateur du Forum économique du secteur privé en Haïti - une association regroupant toutes les associations corporatives du secteur privé haïtien.

Malgré la  pire crise économique depuis 1986, un mois après sa nomination, le nouveau Premier ministre d'Haïti, Jean-Michel Lapin, n'a toujours pas été ratifié par le Parlement. Si tel est le cas, les gens doutent qu'il sera capable d'aider Moise à faire face à des problèmes urgents tels que le coût de la vie élevé et l'insécurité qui sévit dans le pays.

La mairesse Ludmila Petit-Frère le 18 mai à l'Arcahaie. Twitter du Ministère de la Communication d'Haïti

Le 18 mai écoulé, jour de la fête du drapeau national, la mairesse d'Arcahaie* - une petite ville où le drapeau a été adopté en 1820.- a donné une douche froide aux plus hautes autorités du pays. « Le peuple a besoin d'espoir et non de promesses. Il souhaite vivre en sécurité. Tel est son cri. Tant que ce peuple se plaint, craignant pour son avenir qui lui paraît de plus en plus ravageur, le drapeau reste souillé et profané et vous n'avez rien compris du bicolore »(3), a critiqué la mairesse Rosemila Petit-Frère devant le président et sous les applaudissements d'un public enthousiaste et approbateur. Elle a rappelé aux parlementaires que, tant qu'ils continuent d'imposer des ministres, de renverser des gouvernements et de refuser de contrôler l'exécutif, ils se rendent coupables de profanation du drapeau. « Vous aussi, vous n'avez pas compris notre bicolore. Le peuple vous suit, il a compris et a noté pour vous messieurs», a-t-elle dit. « Le vent de la division a tout dévoilé. la presse, le secteur privé, le secteur public, l'opposition politique sont tous concernés. Ce vent de division a contribué à la dévaluation de la gourde, il a accru la misère, l'insécurité et l'instabilité », a déclaré la mairesse qui a remis au président les clés de la ville en l'invitant à utiliser sa ville historique comme site pour engager un dialogue national, à l'instar des héros de l'indépendance, 216 ans plus tôt.

Dans son discours, le président Moïse a réitéré son intention de tenir ce dialogue tout en admettant qu'il était « un accident du système »(4). Le problème, c'est que le peuple haïtien ne croit plus aux promesses creuses de Moïse et qu'il est improbable qu'il soit derrière lui quand, dans son accident, les eaux déchaînées du mécontentement et du mépris le noient.

Nancy Roc, le 20 mai 2019

Notes

1 Roberson Alphonse, Jovenel Moïse entre les fausses promesses et le tic-tac de bombe sociale, Le Nouvelliste, 17 mai 2019.

2 Greg Grandin, Martelly: Haiti's second great disaster, Al Jazeera, le 4 mai 2011.

3 Pierre Luck Revange, « 216e du Bicolore haïtien: Rosemila Petit-Frère, a donné une douche froide aux plus hautes autorités du pays à l'Arcahaie », Juno7, 18 mai 2018.

4 Haïti Libre, «Moi votre serviteur je suis un accident de ce système» dixit Jovenel Moise, le 18 mai 2019.

Nancy Roc est une journaliste canadienne indépendante avec plus de 30 ans d'expérience. Récipiendaire de nombreux prix en journalisme, elle est originaire d'Haïti et est spécialisée en analyse politique. Ses travaux ont été publiés dans de nombreux journaux canadiens, tels que La Presse de Montréal, Le Devoir, Jobboom, Le Soleil ou L'Actualité; ainsi que sur des sites Web tels que l'Observatoire des Amériques, Gaiapresse.org et Alterpresse.org. Elle a également collaboré à plusieurs reprises en tant qu'analyste politique à Radio Canada et CBC News Canada. Ses autres domaines de recherche sont l'environnement, les changements climatiques, la violence à l'égard des femmes et l'autonomie des femmes.

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