Nous avons différé de vous parler d'Haïti parce que ce pays qui n'en finit pas de payer ses révoltes est la proie d'un véritable enfer dans lequel une aristocatie oligarchique corrompue au-delà du possible incapable de générer le moindre consensus populaire hésite entre la dictature nationale et le recours à l'intervention gérée par les USA. Cet article vous présente un panorama actuel mais pour comprendre Haïti, il faut chaque fois resituer l'histoire de ce pays où les esclaves de l'exploitation sucrière se sont soulevés sont allés jusqu'à battre les troupes de Napoléon, un pays bourrés de talents, et dont la misère et l'obscurantisme des peuples fut sciemment organisé et Haïti,tant d'autres pays aussi, fait partie de notre écoeurement à entendre certains Français à considérer leur pays et les USA comme ceux des droits de l'homme ~ Danielle Bleitrach
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par Lautaro Rivara.
Que se passe-t-il en Haïti ? Quels sont les faits connus ? Dans quel contexte le magnicide de Jovenel Moïse a-t-il été donné ? Quelles sont les hypothèses et les lignes d'action possibles ? Y a-t-il une possibilité de normalisation démocratique ? Et d'une intervention internationale ? Qui sont les gagnants de cette véritable politique de la rivière brouillée ?
Les faits, au-delà de la chronique rouge
24 heures après que l'assassinat du président de facto d'Haïti, Jovenel Moïse, ait été rendu public, ce que nous savons avec certitude, est effectivement limité. Un communiqué officiel laconique signé par Claude Joseph, et deux conférences de presse tout aussi laconiques tenues en catimini, voilà les informations provenant de sources officielles dont nous disposons. Sans disposer encore de preuves validant ou réfutant la version étatique, nous pouvons en tout cas la résumer comme suit :
• Moïse et son épouse, la première dame, ont été attaqués par un « groupe commando » à leur domicile particulier à Pelerin aux premières heures du 7 juillet.
• Les assaillants se sont moqués de la sécurité présidentielle en se présentant comme des agents de la DEA et sont entrés en parlant anglais et portugais.
• Le premier mandataire est mort immédiatement, alors que la situation de la première dame, soignée d'urgence dans un hôpital de Miami, est encore indéterminée.
• Après le fait, un affrontement est intervenu entre le groupe commando et la police, au cours duquel 4 des tueurs à gages auraient été abattus et 2 autres arrêtés, ceux-ci étant détenus par la police nationale. En outre, trois policiers ont été blessés et sont déjà hors de danger.
• Face au vide de pouvoir engendré, le premier ministre de facto Claude Joseph s'est autoproclamé président par intérim, a pris le contrôle des forces armées et policières et a convoqué d'urgence un Conseil de Ministres.
• Ce Conseil a décrété pour 15 jours l'état de siège sur l'ensemble du territoire national et, entre autres mesures, fermé l'aéroport international Toussaint L'Ouverture.
Moïse, dévoré par ses propres démons ?
Il est important de donner un bref contexte et une brève caractérisation de Moïse, face à la tentation post mortem de l'ériger comme un martyr de causes qui lui ont été, dans la vie, absolument étrangères. Moïse est arrivé à la présidence de la république en tant que représentant du parti PHTK, une formation politique d'extrême droite et ultranéoliberale, représentant les secteurs résiduels du duvalierisme encore présents au sein des classes dirigeantes haïtiennes. En effet, son mentor et fondateur, parrainé par les États-Unis et le Core Group, l'ancien président Michel Martelly, a commencé sa « carrière politique » en tant que paramilitaire à la place de la dictature à vie et héréditaire de François et Jean-Claude Duvalier. Différents membres de ce régime qui a ravagé le pays entre 1957 et 1986 ont occupé, sous les gouvernements de Martelly et de Moïse, des postes politiques, diplomatiques, législatifs et ministériels.
Moïse a été oint comme successeur de Martelly pour être une sorte d'outsider de la classe politique, dans une manœuvre récurrente utilisée par les droits les plus variés d'Amérique latine. Son « capital » a été amassé en tant qu'exposant d'une oligarchie prétendument modernisatrice, et son navire amiral pour faire de la politique était le projet de développement de zones franches agricoles orientées vers l'exportation avec siège dans le nord-ouest du pays, notamment par l'intermédiaire de sa société AGRITRANS S.A., érigée sur le dépouillement sycarial de milliers d'hectares de propriété communautaire et paysanne.
Les élections qui l'ont consacré président en 2015 ont été caractérisées par une pratique de fraude massive, impliquant, après près d'un an de conflits et de par intérim, la tenue de nouvelles élections qui seraient également contestées comme frauduleuses par différents acteurs nationaux et veedors internationaux, mais qui seraient néanmoins validées par les Nations unies et l'OEA., organisateurs et financiers quasi exclusifs de l'acte électoral lui-même. La participation des citoyens, à l'époque, n'était que de 18 pour cent des voix, reflétant la hachage et le creux de l'ensemble de la population.
Une fois son gouvernement mis en place, Moïse a commencé rapidement à faire face à l'opposition des classes populaires, et même de certaines divisions de la bourgeoisie locale. L'approfondissement des politiques néolibérales dégradait rapidement la situation économique du pays, la « recommandation » du FMI de supprimer les subventions aux carburants, qui a catapulté deux millions de personnes dans les rues du pays en juillet 2018, étant un point de non-retour. À cela s'ajoutait un détournement de fonds publics de plusieurs milliards de dollars équivalant à au moins un quart du PIB national, selon les enquêtes du Sénat et de la Haute Cour des Comptes. Moïse lui-même, ses entreprises et une douzaine de ses plus hauts fonctionnaires seraient impliqués dans le fait. Face à ce processus de remobilisation populaire qui commençait à exiger sa démission, Moïse avait commencé une vaste dérive autoritaire que nous avons analysée et documentée ces dernières années, qui comprenait : la fermeture du Parlement, l'intervention du pouvoir judiciaire et la nomination de magistrats toxicomanes, le gouvernement par décret, l'assassinat de journalistes et d'opposants, la réalisation de massacres dans les quartiers populaires de la capitale, la création d'une sorte de police politique connue sous le nom d' »Agence nationale de Renseignement », la non-tenue des élections prévues par la Magna Carta, la tentative de modification illégale de la constitution en vigueur et, depuis ce 7 février, le maintien au pouvoir une fois son mandat constitutionnel expiré.
Ces dernières années, les preuves de la collusion de Moïse et du PHTK avec le crime organisé et les bandes armées se sont multipliées, selon les enquêtes et les allégations d'organismes de défense des droits de l'homme tels que le Réseau national de défense des droits de l'homme d'Haïti (RNDDH) et la Fondation Je Klere. Des bandes qui, il convient de le souligner, ont connu une croissance exponentielle coïncident avec le cycle de la mondialisation populaire, dans ce que nous avons analysé comme une sorte de « solution paramilitaire » au problème posé à l'establishment dans une région aussi stratégique que le bassin des Caraïbes. En effet, l'une des premières hypothèses, qui a fait le tour du pays hier abondamment, était que l'un de ces groupes, formés, armés et financés contre le pouvoir politique lui-même, et qui ont gagné en autonomie et en capacité opérationnelle, aurait pu dévorer l'un de leurs parents.
Sur le plan international, et en particulier depuis 2019, Moïse resserrerait ses liens avec les États-Unis et l'administration Trump, devenant un lobbyiste des intérêts américains dans des organismes régionaux tels que l'OEA, reconnaissant l'autoproclamé Juan Guaidó comme président « chargé » du Venezuela, abandonnant la plate-forme énergétique Petrocaribe, torpillant des espaces d'intégration régionale tels que la CARICOM et exprimant son soutien et sa sympathie pour divers régimes néolibéralistes et paramilitaires du continent. Cela lui donnerait une sorte de lettre d'immunité, et lui garantirait son blindage international.
Des gendarmes de la paix ?
Il y a plusieurs mois, le cycle de la remobilisation a commencé à s'effiler, principalement en raison de l'efficacité du combo explosif des bandes armées, les massacres -13 au cours des trois dernières années-, la politique des enlèvements, le trafic d'armes vers les bidonvilles populaires - plus de 500 000 personnes circulant - les affrontements entre groupes armés rivaux et les personnes déplacées - plus de 17 000 au cours du dernier mois - ainsi que les assassinats ciblés - 19 personnes ont été tuées le 30 juin à Port-au-Prince, dont un journaliste et une militante féministe de l'opposition.
Nous analysons depuis longtemps le recours possible à deux autres moyens de régler la crise haïtienne « en haut », celle qui s'explique « par le bas » par l'incapacité de l'État et de la classe politique à générer le moindre consensus social autour de l'un des projets sociaux les plus inégaux et injustes de la planète. Il s'agit des deux stratégies utilisées par l'oligarchie haïtienne, la bourgeoisie importatrice et ses partenaires transnationaux depuis au moins le siècle dernier : le recours aux dictatures « nationales », qu'elles soient de type militaire comme celle du général Raoul Cédras, ou de type paramilitaire comme celle du clan Duvalier. Ou le recours aux occupations internationales, de l'Amérique du Nord de 1915-1934 aux 15 années des missions militaires multilatérales de « pacification et justice » des Nations unies, qui ont envahi le pays entre 2004 et 2009 par l'intermédiaire de la MINUSTAH et de la MINUJUSTH.
Depuis 2018 et 2019 déjà, divers voyages publics et clandestins d'autorités de l'État et de partisans politiques de l'opposition conservatrice ont été entrepris de manière assidue aux États-Unis pour négocier alternativement le soutien à l'une ou l'autre de ces « solutions ». Toutes impliquant invariablement le concours technique, politique, économique et d'armement américain. Les éléments catalyseurs de la crise se sont accélérés avec l'arrivée au pouvoir du Parti démocrate, étant donné que certaines de ses fractions internes ont commencé à faire pression pour une sorte de pseudo normalisation institutionnelle dans le pays de son fidèle mais maladroit allié. Ceci, étant donné la difficulté d'expliquer à ses secteurs les plus « progressistes » pourquoi le soutien d'un gouvernement qui n'organisait pas d'élections, qui gouvernait par décret, qui avait fermé le parlement, qui déplaçait et emprisonnait des juges, qui créait par décret une police politique, assassinait des opposants politiques et consentait à des massacres répétés, était soutenu.
D'où la proposition d'un calendrier électoral marathon, à l'approche de la date de sa concrétisation, à la preuve inapplicable que Moïse était incapable de garantir les conditions minimales de sécurité, de paix et de concorde pour réaliser une sorte de scrutin, ceux qui pourraient facilement ouvrir la boîte de Pandore, « désaméner » le cycle de mobilisation populaire, et repositionner des millions de personnes dans les rues. Pourtant, ce que personne ne pouvait prévoir, c'est que le scénario de choix d'une sorte de ces « solutions » - la dictature ou l'occupation - par les classes dirigeantes, serait ainsi précipité avec un magnicide et le vide de pouvoir qui en résulte.
Dans ce cadre, il ne faut donc pas s'étonner des déclarations les plus récentes de certains chefs d'État de l'hémisphère. Ni celle de M. Biden lui-même, qui s'est dit « prêt à aller apporter aide à Haïti » - une expression qui ne peut que susciter la consternation dans le pays - jusqu'à la déclaration beaucoup plus détempêtée du président colombien Ivan Duque qui a exhorté l'OEA à intervenir d'urgence avec une mission en Haïti pour « assurer la stabilité démocratique et institutionnelle » que le mandataire ne peut garantir dans son propre pays. Nous pouvons également expliquer la rencontre rapide de Claude Joseph avec le Core Group, un organisme ad hoc réunissant l'OEA, l'ONU, l'UE, et les ambassades des États-Unis, du Canada, du Brésil et de plusieurs nations européennes, c'est-à-dire tous les acteurs ayant des intérêts politiques, économiques et géostratégiques dans le pays. Ou il en va de même pour la conversation avec le secrétaire d'État américain Antony Blinken qui s'est tenue hier.
Il faut mentionner que ce sont les mêmes acteurs internationaux qui ont soutenu le gouvernement de facto de Moïse malgré la dégradation sociale et économique accélérée du pays, et malgré la rupture la plus complète de l'ordre démocratique. Les inducteurs mêmes du chaos organisé dans cette véritable politique de rivière brouillée sont ceux qui veulent maintenant régler la crise de manière prétorienne, se présentant comme garants de l'ordre et de la démocratie. Il ne serait pas rare que nous commencions à entendre, encore une fois, des concepts aussi émanant de l'arsenal conceptuel colonialiste que ceux de « l'interventionnisme humanitaire », de la « responsabilité de protéger », de la « non-indifférence », des « menaces inhabituelles et extraordinaires » ou du danger pour la « sécurité nationale des États-Unis ».
Une transition, mais où ?
Comme nous le suggérons, la crise politique en Haïti n'a pas commencé avec l'assassinat de Moïse, même si sa mort l'amène à un nouveau point, peut-être de non-retour. La rupture de l'ordre démocratique aboutit à ce qu'il n'y ait pas d'acteurs légalement constitués capables d'assumer une transition légitime, du moins que de grands accords sociaux et politiques soient construits, ce que l'oligarchie, la bourgeoisie importatrice et les États-Unis ne semblent pas disposés à faire. Le cas de Claude Joseph est éloquent, maintenant autoproclamé président par intérim évoquant l'article 149 de la Constitution. Il faut mentionner qu'il s'agit d'un premier ministre de facto, élu unilatéralement par Moïse, non ratifié - comme l'exige la magna carta - par un Parlement qui n'existe pas. Il s'agit même d'un ancien premier ministre de facto, puisque quelques jours avant sa mort Moïse avait nommé un successeur à Joseph, l'avocat Ariel Henry, aujourd'hui pratiquement éliminé de la scène publique. Celui qui pouvait assumer une succession légale était le président de la Cour de Cassation, René Sylvestre, mais celui-ci est décédé il y a quelques semaines du coronavirus.
Face à ce vide de pouvoir, et face au double tranchant des politiques de choc, il semblerait que seule la réapparition du facteur de mobilisation pourrait affecter une résolution qui ne soit pas encore plus régressive. Les forces nationales, populaires et démocratiques ont gagné en capacité d'union, ont généré des espaces unitaires tels que le Front patriotique populaire, ont développé des programmes et des plans d'action provisoires, mais elles sont encore faibles sur le plan organisationnel, et leur capacité d'impact est faible sans la présence de personnes dans les rues. Seule sa réapparition et la construction de quelque chose d'un cercle de visibilité et de solidarité avec Haïti, peuvent empêcher le pays d'être écrasé à nouveau par une longue dictature militaire ou une occupation internationale lucrative.
source : histoireetsociete.com