John Pilger, qui a succombé à une fibrose pulmonaire à l'âge de 84 ans, était un journaliste qui n'hésitait jamais à dire l'inavouable. Pendant un demi-siècle, dans les journaux et dans ses films documentaires - souvent pour ITV, mais plus tard aussi au cinéma - il est devenu une voix de plus en plus forte pour ceux qui n'ont pas de voix, et une épine dans le pied de ceux qui détiennent l'autorité.
Source : The Guardian, Anthony Hayward
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
John Pilger à côté du mausolée de Ho Chi Minh au Vietnam à la fin des années 1970. Il s'y rendait pour réaliser un film sur le pays après la fin de la guerre en 1975. Photographie : Hulton Deutsch/Corbis/Getty Images
Il était un fervent critique de la politique étrangère des États-Unis et du Royaume-Uni. En 2006, lors d'une table ronde organisée à l'université de Columbia, à New York, pour discuter de Breaking the Silence : War, Lies and Empire (Briser le silence : la guerre, les mensonges et l'Empire, NdT), Pilger a affirmé que « les journalistes du soi-disant courant dominant portent une grande part de responsabilité » dans la dévastation et les vies perdues en Irak, en ne remettant pas en question et en n'exposant pas « les mensonges de Bush et de Blair. »
L'impact du journalisme de Pilger a été énorme. En 1979, il est entré au Cambodge après que les Vietnamiens eurent chassé Pol Pot et les Khmers rouges meurtriers. Dans un reportage qui a occupé une grande partie de la première moitié du Daily Mirror, il a révélé que plus de deux millions de personnes, sur une population de sept millions, étaient probablement mortes à la suite d'un génocide ou de la famine, tandis que deux autres millions risquaient de mourir de pénuries alimentaires ou de maladies.
John Pilger au travail au Daily Mirror en 1976. Photographie : Fairfax Media/Getty Images
Les images obsédantes d'enfants émaciés et de médecins luttant pour sauver des vies ont ensuite été diffusées dans le documentaire de John Pilger, Year Zero : The Silent Death of Cambodia (Année zéro : la mort silencieuse du Cambodge, NdT), qui a été regardé dans 50 pays par 150 millions de téléspectateurs et a remporté plus de 30 prix internationaux.
Faisant preuve de son talent pour replacer une tragédie humaine dans un contexte politique, il a rejeté une partie de la responsabilité sur les États-Unis, qui avaient secrètement et illégalement bombardé le Cambodge, créant ainsi les troubles qui ont permis à Pol Pot de s'emparer du pouvoir. De plus, selon Pilger, les gouvernements occidentaux n'étaient pas disposés à accorder une aide substantielle aux dirigeants du Cambodge, de peur de déplaire aux États-Unis, qui avaient été vaincus dans la guerre du Viêtnam quatre ans plus tôt.
Les reportages de Pilger ont permis de récolter 45 millions de dollars d'aide et lui ont valu un deuxième titre de « journaliste de l'année » aux British Press Awards (le précédent ayant été décerné pour ses dépêches du Viêtnam) et le prix de la paix des Nations unies pour les médias. Au cours de la décennie suivante, il a continué à retourner au Cambodge et à faire des reportages sur la politique du pouvoir. Il a lui-même survécu à une embuscade après avoir été inscrit sur la liste des personnes à abattre par les Khmers rouges.
Dès son premier documentaire pour la chaîne ITV, en 1970, Pilger a fait des vagues. Dans The Quiet Mutiny (La mutinerie silencieuse, NdT), pour la série d'actualités World in Action de Granada Television, il a révélé la désintégration du moral des troupes américaines dans la guerre du Viêtnam et a rapporté que certains officiers étaient tués par leurs propres soldats.
À la suite d'une plainte déposée par l'ambassadeur des États-Unis à Londres, l'ITA - l'autorité de régulation de la télévision commerciale de l'époque - a infligé à Granada un rappel à l'ordre, donnant ainsi le ton des futures batailles avec Pilger sur les questions d'équilibre et d'impartialité.
Sa série ITV Pilger (1974-77), réalisée par ATV, s'est penchée sur de nombreux sujets controversés en Grande-Bretagne, le pays d'adoption de Pilger après qu'il a quitté son Australie natale en 1962. Il a fait des reportages sur 98 victimes de la thalidomide non indemnisées, sur les coupes budgétaires du NHS, sur le racisme, sur la pauvreté et sur le traitement des enfants souffrant de troubles de l'apprentissage. À l'étranger, il s'est infiltré pour interviewer des dissidents tchèques.
Nelson Mandela et John Pilger en 1995. Photographie : ITV/Shutterstock
Pendant toute cette période, le successeur de l'ITA, l'IBA, a insisté pour que ses films soient présentés à l'écran comme un « point de vue personnel » plutôt que comme un reportage objectif. Pilger a décrit David Glencross, le responsable des programmes de l'autorité de régulation, comme « le censeur en chef de la télévision commerciale » et a considéré les appels de l'IBA à l'objectivité, à l'équilibre et à l'impartialité comme « un code pour la vision du monde de l'establishment, à l'aune de laquelle la plupart des perspectives sont mesurées. »
Pilger a déclaré qu'il abordait la politique à partir de la base, et il a bénéficié du soutien de Richard Creasey, qui est devenu le responsable des documentaires d'ATV et a négocié avec Glencross le droit de diffuser des films sans l'étiquette « opinion personnelle. » Néanmoins, lorsque ATV est devenue Central Independent Television et que Pilger s'est attaqué au langage utilisé pour promouvoir les armes nucléaires dans son documentaire de 1983 The Truth Game (Le jeu de la vérité), l'IBA a insisté pour qu'un programme « équilibrant » soit réalisé par quelqu'un d'autre (il s'est avéré que c'était Max Hastings) avant qu'il puisse être diffusé.
Pilger a été l'un des premiers journalistes à retourner au Viêtnam après la guerre. Parmi ses autres films de l'époque, citons Do You Remember Vietnam (1978) et Heroes (1981), pour lequel il a ramené cinq vétérans américains handicapés dans d'anciennes zones de combat afin qu'ils réfléchissent à ce qu'il décrit comme une guerre menée « pour la cause de rien. »
Cependant, ses affirmations dans Cambodia : The Betrayal (Cambodge, la traîtrise, 1990) sur l'entraînement par le SAS (unité des forces spéciales) des guérilleros khmers rouges dans les années 1980 ont conduit Pilger et Central à perdre un procès en diffamation.
Nombre de ses documentaires ont révélé des violations des droits humains. Au péril de leur vie, Pilger et son réalisateur habituel, David Munro, se sont rendus dans des pays dirigés par des dictatures militaires. Dans Death of a Nation :The Timor Conspiracy (Mort d'une nation, la conspiration du Timor, 1994), il a interviewé des témoins oculaires du génocide perpétré par le régime d'occupation indonésien au Timor oriental et a révélé un massacre non signalé. Dans Inside Burma : Land of Fear (Au coeur de la Birmanie, terre de peur, 1998), il a révélé les tortures pratiquées par les généraux.
Pour Apartheid Did Not Die (L'apartheid n'a pas disparu, 1998), Pilger a interviewé Nelson Mandela et a mis mal à l'aise les Sud-Africains blancs et noirs en décrivant un nouvel « apartheid économique » qui maintenait de nombreux Noirs dans la pauvreté.
Dans Paying the Price : Killing the Children of Iraq (Payer le prix : Tuer les enfants de l'Irak, 2000), il s'est penché sur les sanctions imposées par les Nations unies à l'Irak au cours de la décennie qui a précédé l'invasion menée par les États-Unis, la mondialisation dans The New Rulers of the World (Les nouveaux législateurs du monde, 2001) et le Moyen-Orient dans Palestine Is Still the Issue (La Palestine reste d'actualité, 2002).
Lorsque Pilger a réalisé Breaking the Silence :Truth and Lies in the War on Terror (Briser le silence : vérité et mensonges dans la guerre contre le terrorisme, 2003), il a décortiqué le contexte du 11 Septembre et de l'invasion de l'Afghanistan, en soulignant « l'hypocrisie » des gouvernements américain et britannique. Il a commencé par ces mots : « Ce film traite de la montée en puissance d'un pouvoir impérial rapace et d'un terrorisme qui ne dit jamais son nom, car c'est notre terrorisme. »
John Pilger s'adressant aux médias après avoir rendu visite à son ami Julian Assange à l'ambassade d'Équateur à Londres en 2012. Photographie : Oli Scarff/Getty Images
Des thèmes similaires sont apparus dans The War on Democracy (La guerre contre la démocratie, 2007), qui traite de l'ingérence des États-Unis dans les pays d'Amérique latine, et dans The War You Don't See (La guerre que vous ne voyez pas, 2010), une chronique des reportages effectués sur la ligne de front, réalisée avec le réalisateur Alan Lowery, un autre collaborateur régulier. « Pourquoi de nombreux journalistes battent-ils le tambour de la guerre malgré les mensonges des gouvernements ? » s'interroge Pilger.
Par la suite, il s'est intéressé à un pays considéré par les États-Unis comme une menace pour leur puissance mondiale dans The Coming War on China (La guerre à venir avec la Chine, 2016), ainsi qu'aux ressources insuffisantes et à la privatisation rampante dans The Dirty War on the National Health Service (La guerre sale au sein du Service national de santé, 2019).
Parmi plus de 60 documentaires, Pilger a également réalisé Stealing a Nation (Voler une nation, 2004), sur le gouvernement britannique qui a expulsé la population des îles Chagos, dans l'océan Indien, dans les années 60 afin que les États-Unis puissent y installer une base militaire.
Mais le sujet constant des films de Pilger depuis près de 40 ans, à partir de 1976, est son pays d'origine et le traitement des indigènes australiens. Il a notamment réalisé The Secret Country : The First Australians Fight Back (Le pays secret : les premiers Australiens contre-attaquent, 1985), la trilogie du bicentenaire The Last Dream (Le dernier rêve, 1988) et Utopia (Utopie, 2013), qui raconte l'arrivée de ses arrière-grands-parents en Australie en tant que bagnards, la pauvreté et les décès d'Aborigènes en garde à vue, ainsi que les générations volées d'enfants d'origines mixtes enlevés à leurs familles.
John Pilger à Sydney, sa ville natale. Photographie : GTV/Shutterstock
John Pilger est né à Sydney d'Elsie (née Marheine), enseignante, et de Claude Pilger, charpentier. Il a fréquenté le Sydney Boys' High School et a remporté des médailles en tant que nageur. En 1958, il rejoint l'Australian Consolidated Press, où il travaille pour le Sydney Sun, puis le Daily and Sunday Telegraph.
Il travaille en free-lance en Italie avant de s'installer en Grande-Bretagne en 1962 et de devenir sous-rédacteur à l'agence de presse Reuters. Un an plus tard, il rejoint le Daily Mirror en tant que sous-rédacteur, puis reporter reconnu pour son journalisme d'investigation, son écriture descriptive et ses campagnes infatigables.
Parcourant le monde, il a été interdit de séjour en Afrique du Sud par le régime d'apartheid en 1967 et se trouvait à quelques mètres de là lorsque Robert F. Kennedy a été assassiné à Los Angeles l'année suivante. Il a quitté le Mirror en 1985 et a écrit pour d'autres journaux, dont le Guardian. Il a soutenu le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange.
La férocité des critiques de la droite à l'égard de ses opinions témoigne de l'efficacité de son journalisme.
Parmi des dizaines de distinctions, Pilger a reçu un Emmy pour Cambodia :The Betrayal et, en 1991, le prix Richard Dimbleby des Bafta.
Son mariage en 1971 avec la journaliste Scarth Flett s'est soldé par un divorce. Il laisse dans le deuil sa compagne depuis plus de 30 ans, Jane Hill, journaliste de magazine, un fils, Sam, né de son mariage, et une fille, Zoe, née d'une relation avec la journaliste Yvonne Roberts.
John Richard Pilger, journaliste et documentariste, né le 9 octobre 1939 et mort le 30 décembre 2023.
Source : The Guardian, Anthony Hayward, 01-01-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises