Si détestés soient le WEF et son fondateur Klaus Schwab, Davos est un bon indicateur des dernières tendances psycho-sociologiques (voire psychiatriques) des « élites » autoproclamées de l'Occident. Or, à la lecture de l'article qui suit, on réalise qu'elles ne s'attendaient en aucune façon à la tournure qu'ont actuellement pris les événements en Ukraine, et plus largement dans le monde (avec la crise énergétique et agro-alimentaire), et pire, qu'elles n'ont pas de plan B. Après la défaite cinglante des supplétifs de l'OTAN en Afghanistan, une telle incapacité à se remettre en cause et à corriger ses carences semble incroyable, et pourtant
Ce que cela signifie, c'est que nous avançons en terrain inconnu, sous la direction de gens qui ne savent pas où ils vont, qui s'avèrent incapables de reconnaître leurs lacunes et d'y remédier, de prévoir et de s'adapter à des nouvelles donnes, et dont les principales préoccupations semblent être d'abord de tirer individuellement leur épingle du jeu à court terme, et ensuite leur communication - au point de les rendre esclaves de leur propre propagande.
Pauvres de nous.
Par Alastair Crooke
Paru sur Strategic Culture Foundation sous le titre Disquiet at Davos and the Unsaid Fear of Failure - The First Shoots of a U.S. Ukraine Shift
La crainte informulée qui inquiète les participants de Davos est celle d'une nouvelle débâcle, après celle de l'Afghanistan.
Klaus Schwab, un enthousiaste de l'Ukraine, a essentiellement configuré le dernier Forum économique mondial (WEF) pour mettre en valeur Zelensky et imposer l'argument selon lequel la Russie devrait être mise à la porte du monde civilisé.
La cible de Schwab était la crème de la crème des chefs d'entreprise du monde entier réunis ici. Zelensky a posé des buts ambitieux : « Nous voulons plus de sanctions et plus d'armes » ; « Tout commerce avec l'agresseur doit être arrêté » ; « Toutes les entreprises étrangères doivent quitter la Russie afin que vos marques ne soient pas associées à des crimes de guerre », a-t-il déclaré. Les sanctions doivent être tous azimuts; les valeurs doivent compter.
L'inquiétude a parcouru le parterre de Davos : Le WEF, c'est le turbo-mondialisme, non ? Pourtant, cette phrase de Schwab suggère un découplage « sur échasses ». Elle inverse précisément l'interconnexion. De plus, les généraux occidentaux s'accordent à dire que ce conflit pourrait durer non pas des années, mais des décennies. Les investisseurs se demandent ce que cela signifiera pour leurs marchés dans les régions du monde qui refusent d'agir contre la Russie.
Il est peu probable que produire ce frisson de désorientation ait été dans l'intention de Schwab. Peut-être ce dernier était-il plus en phase avec l'intervention ultérieure de Soros, selon qui une victoire rapide sur la Russie est nécessaire pour sauver la « société ouverte » et la civilisation elle-même - et c'était là le message du Forum économique mondial 2022.
La « plus grande inquiétude » de Davos a toutefois émergé d'un endroit inattendu. Juste avant le début du WEF, le New York Times avait publié un article de l'équipe éditoriale exhortant Zelensky à négocier avec la Russie. Il affirmait qu'un tel engagement impliquait des sacrifices territoriaux douloureux. L'article a suscité des réactions indignées et furieuses en Europe et en Occident, peut-être parce que - bien que formulé comme un conseil à Kiev - sa cible était de toute évidence Washington et Londres (les pires belligérants).
Eric Cantor, ancien whip de la Chambre des représentants des États-Unis (un législateur bien au fait des sanctions contre l'Iran), également présent à Davos, s'est demandé si l'Occident serait capable de maintenir un front uni dans la poursuite d'objectifs aussi maximalistes que ceux exigés par Zelensky et son chef du renseignement militaire. « Nous pourrions ne pas remporter les prochaines élections », a estimé Cantor (dans le sillage du vote par le Congrès de 40 milliards de dollars censément destinés à l'Ukraine).
Selon Cantor, exclure entièrement la Russie nécessiterait des sanctions secondaires contre d'autres pays. Cela placerait l'Occident en conflit frontal avec la Chine, l'Inde et les quelque 60 États qui ont refusé de soutenir la résolution de l'ONU dénonçant l'invasion de la Russie. Il a averti que les États-Unis risquaient d'aller trop loin.
Puis le redoutable Henry Kissinger a pris la parole, également à Davos. Il a averti l'Occident de cesser d'essayer d'infliger une défaite écrasante aux forces russes en Ukraine, affirmant que cela aurait des conséquences désastreuses pour la stabilité à long terme de l'Europe. Il a ajouté qu'il serait fatal pour l'Occident de se laisser emporter par l'humeur du moment et d'oublier la place de la Russie dans l'équilibre des forces en Europe.
Kissinger a déclaré qu'il ne fallait pas laisser la guerre s'éterniser et a failli appeler l'Occident à demander à l'Ukraine d'accepter des conditions très éloignées de ses objectifs de guerre actuels : « Les négociations doivent commencer dans les deux prochains mois, avant de créer des bouleversements et des tensions qui ne seront pas faciles à surmonter ».
Qu'est-ce qui se passe ici ? En un mot, nous voyons les premiers signes de fractures apparaître dans les positions américaines sur l'Ukraine. Les fissures en Europe sont déjà très claires, tant sur les sanctions que sur les objectifs de la mission. Mais le commentaire de Cantor selon lequel « nous ne remporterons peut-être pas les prochaines élections » doit être approfondi.
Dans un article précédent, j'ai fait valoir que la victoire du sénateur JD Vance aux primaires de l'Ohio pour un siège au Sénat pourrait être révélatrice. Sa candidature a été soutenue par Trump, qui a ensuite lancé un appel à « mettre fin à la guerre ». Aujourd'hui, le principal indicateur est le sénateur républicain Josh Hawley - ambitieux et connu pour ses aspirations à gouverner.
Au début de la guerre en Ukraine, le sénateur Hawley avait appelé Zelensky, l'avait félicité et encouragé. Mais il a ensuite changé d'avis. Hawley a récemment critiqué les 40 milliards de dollars d'aide proposés à l'Ukraine, après avoir voté « non » lors du vote de procédure visant à faire avancer le programme d'aide, « car ce n'est pas dans l'intérêt de l'Amérique ».
Au début, comme certains s'en souviennent peut-être, il y a eu 6 votes de la Chambre contre le projet de loi - puis 60. Et au Sénat, il y a d'abord eu zéro puis 11 votes. Le projet de loi a été adopté à la hâte car les responsables du vote craignaient que le vote ne s'effrite davantage.
Que se passe-t-il ? Eh bien, le courant républicain « populiste », qui n'a jamais été enthousiasmé par les aides allouées à l'étranger, a été choqué par les 40 milliards de dollars destinés à l'Ukraine, alors que les États-Unis manquent de lait maternel (et doivent eux-mêmes compter sur une aide étrangère pour le lait maternel). Ce courant politique devient plus important et a plus d'impact en raison d'un changement structurel. Les candidats politiques, et maintenant même certains think tanks américains, se tournent vers le « crowdfunding » comme principale source de financement - s'éloignant des donateurs « établis ». Ainsi, le sentiment général « anti-implication à l'étranger » prend de l'ampleur.
Bien sûr, les 40 milliards de dollars ne vont pas tous à l'Ukraine. Pas du tout. Selon les détails du projet de loi, la majeure partie ira au Pentagone (pour des équipements déjà fournis par les États-Unis et leurs alliés). Et une grande partie ira au Département d'État, pour financer toutes sortes d'acteurs non étatiques et d'ONG « utiles » - en d'autres termes, il s'agit d'un budget de l'État profond emballé et étiqueté « pour l'Ukraine ». Les six milliards alloués directement pour de nouvelles armes à l'Ukraine comprennent en fait à la fois un entraînement et les armes, de sorte qu'une grande partie de cette somme finira dans les poches d'États tels que le Royaume-Uni et l'Allemagne, qui délivreront un entraînement « hors théâtre » aux Ukrainiens sur leur propre territoire ou sur celui des pays voisins.
Eric Cantor et d'autres Américains présents au WEF peuvent présenter leur inquiétude quant aux objectifs occidentaux comme une simple expression de leurs incertitudes quant à la stratégie américaine - les États-Unis essaient-ils de punir la Russie pour son agression ? L'objectif est-il une utilisation subtile de la politique qui donnerait au Kremlin une « porte de sortie des sanctions », s'il changeait de cap ? Mais derrière ce discours poli se cache une peur plus sombre : la peur informulée de la défaite.
Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie que les buts de guerre ultimes de l'Occident en Ukraine ont pu jusqu'à présent rester opaques et indéfinis, les détails étant variables au gré de l'humeur du moment.
Paradoxalement, cette opacité a été préservée en dépit de l'échec public de la première déclaration d'objectifs de l'Occident, selon laquelle la saisie des réserves étrangères offshore de la Russie, l'expulsion des banques russes de SWIFT, la sanction de la Banque centrale russe et la vague de sanctions allaient, à elles seules, réduire le rouble en miettes, provoquer une ruée sur le système bancaire national, détruire l'économie russe et provoquer une crise politique à laquelle Poutine n'allait peut-être pas survivre.
En bref, la « victoire » serait rapide, voire immédiate. Nous le savons car des responsables américains et le ministre français des finances, Bruno Le Maire, s'en sont publiquement vantés.
Ces responsables occidentaux étaient tellement confiants dans un succès financier rapide qu'il ne semblait guère nécessaire d'investir dans une réflexion stratégique approfondie sur les objectifs ou l'élan militaire ukrainien. Après tout, une Russie déjà économiquement abattue, avec sa monnaie ruinée et son moral brisé, n'aurait probablement pas ou peu combattu contre l'armée ukrainienne, qui aurait volé de victoire en victoire dans le Donbass et en Crimée.
Mais les sanctions ont échoué et les recettes monétaires et pétrolières de la Russie sont abondantes.
Et maintenant, les politiciens occidentaux sont avertis par les médias, et par leurs propres militaires, que la Russie est « proche d'une victoire majeure » dans le Donbass.
C'est la crainte inexprimée qui inquiète les participants de Davos - la crainte d'une nouvelle débâcle, après celle de l'Afghanistan. Une débâcle d'autant plus grave que la « guerre » contre la Russie, par effet boomerang, se mue en effondrement économique en Europe, et que l'investissement de huit ans de l'OTAN dans la mise en place d'une armée de supplétifs efficace, aux normes de l'OTAN, tombe en poussière.
Voici ce que les commentaires de Kissinger - décodés - préconisent : « N'attendez pas » ; obtenez un accord rapide (même défavorable), mais un accord qui puisse être maquillé et présenté comme une « victoire ». Mais n'attendez pas et ne laissez pas les événements entraîner les États-Unis dans une nouvelle débâcle incontestable et indéniable.
Pour l'instant, il s'agit encore d'un sujet de conversation « murmuré » aux États-Unis, car le pouvoir d'un discours investi de tant d'émotions et soutenu par une pression sociale et médiatique sans précédent, a censuré l'expression publique de ces pensées. Néanmoins, des fractures commencent à être visibles. Quelque chose s'agite - et l'Europe suivra inévitablement la voie tracée par les USA. Mais pour l'instant, les faucons restent fermement assis sur leur chaise (aux États-Unis, à Londres, en Pologne, à la Commission européenne et à Kiev).
La grande question, de plus, serait de savoir pourquoi Moscou accepterait une telle « porte de sortie » (même si elle lui était proposée). Un accord de compromis serait considéré comme une simple chance donnée à Kiev de se regrouper pour ensuite mieux revenir à l'attaque.
Traduction et note de présentation Corinne Autey-Roussel
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