Par Marc Owen Jones
Si l'on en croit le baratin de relations publiques de la société israélienne de logiciels espions NSO Group, les activistes et les journalistes, c'est-à-dire ceux qui sont en première ligne pour demander des comptes aux régimes totalitaires et faire pression en faveur des droits de l'homme, sont les nouveaux terroristes et criminels.
Une enquête récente du Guardian a révélé que jusqu'à 50.000 personnes dans le monde ont été répertoriées comme des cibles potentielles de Pegasus, un logiciel espion qui infecte et cible le Smartphone d'un utilisateur, permettant au client - généralement une agence gouvernementale - de surveiller secrètement les courriels, les appels, la localisation, les messages texte et les caméras.
Certaines de ces informations étaient déjà connues (1). Pas plus tard qu'en décembre 2020 par exemple, le Citizen Lab basé à Toronto a révélé que 36 journalistes d' Al Jazeera avaient été piratés par les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite à l'aide du logiciel espion Pegasus.
Cependant, jusqu'à la récente fuite, on ne connaissait pas l'ampleur des opérations de Pegasus. La liste des cibles potentielles qui a été divulguée va du président français Emmanuel Macron au premier ministre irakien. En fait, les cibles possibles comprennent "dix premiers ministres, trois présidents et un roi".
En réalité, les logiciels espions de fabrication israélienne n'ont rien à voir avec l'application de la loi et sont en fait une forme de guerre conçue pour aider et soutenir la politique étrangère d'Israël au Moyen-Orient et au-delà. Le plus souvent, il s'agit de consolider le pouvoir des dirigeants autoritaires de la région en permettant l'utilisation de Pegasus pour cibler les défenseurs des droits de l'homme, les dissidents, les activistes et les journalistes.
NSO et l'État israélien
Le groupe NSO affirme qu'il s'efforce de garantir que son produit est utilisé " de manière sûre, efficace et éthique", mais les employés ont déclaré qu'en réalité, il y a peu de vérifications ou de contrôles sur la manière dont il est utilisé par les clients.
Certains qualifient la vente d'outils comme Pegasus de " diplomatie technologique d'espionnage", par laquelle Israël cherche à s'attirer les faveurs de ses voisins du Moyen-Orient en leur offrant des logiciels d'espionnage numérique sophistiqués. En réalité, cela s'apparente davantage à une forme de guerre technologique par procuration, motivée par les intérêts de l'État israélien.
En effet, Israël et son occupation illégale ont tout intérêt à vendre le "jouet que tout le monde veut" aux gouvernements qui soutiennent largement sa vision de la région, notamment lorsqu'il s'agit de lutter contre les Frères musulmans et l'Iran. Pour cette raison, il ne vend pas l'outil à l'Iran ou au Qatar.
Dans certains cas, les avantages pour Israël sont directement évidents. Dans des pays comme les Émirats arabes unis, où la critique de la politique du gouvernement, y compris sa récente normalisation avec Israël, est criminalisée, les Émirats peuvent justifier l'utilisation de logiciels espions contre ces critiques "criminelles". Bien entendu, Israël bénéficie de la répression des autres gouvernements à l'encontre de ses détracteurs.
Les gouvernements autoritaires sont de meilleurs clients
Si le gouvernement israélien, ou même le groupe NSO, étaient vraiment préoccupés par la "mauvaise utilisation" potentielle de leurs produits, ils ne médiatiseraient certainement pas activement la vente de Pegasus en Arabie saoudite ou aux Émirats arabes unis, où les violations des droits de l'homme sont bien documentées.
En effet, il est bon de rappeler qu'en 2019, lorsque le monde connaissait le rôle de l'État saoudien dans le meurtre du chroniqueur du Washington Post Jamal Khashoggi, (dont la femme était également visée par Pegasus), le Guardian a rapporté que le gouvernement israélien faisait pression sur NSO Group pour qu'il reprenne les ventes de Pegasus en Arabie saoudite.
Comment Israël peut-il prétendre que ses réglementations en matière d'exportation respectent les droits de l'homme, et comment le groupe NSO peut-il affirmer qu'il s'efforce de garantir que ses produits ne sont pas utilisés à mauvais escient, alors qu'il vend à un pays dont le chef d'État a été impliqué dans l'exécution extraterritoriale d'un éminent journaliste basé aux États-Unis ?
Pour les régimes autoritaires, nous sommes tous à un tweet d'être étiquetés comme terroristes
NSO Group tente de détourner les accusations en affirmant qu'il ne vend qu'à des organismes publics agréés et qu'il vérifie si le produit est utilisé contre des terroristes et des criminels légitimes. Pourtant, les régimes autoritaires se définissent par l'exercice arbitraire du pouvoir. Les critiques légitimes sont souvent arrêtés sur la base d'accusations fallacieuses et accusés d'être des ennemis de l'État ou des terroristes pour justifier leur détention.
Ce n'est donc pas une coïncidence si Jamal Khashoggi a été présenté comme un "terroriste" par les médias saoudiens et les républicains américains bellicistes soucieux de maintenir des liens étroits avec l'Arabie saoudite. Même Alaa Al Siddiq, une militante émiratie en exil tuée dans un tragique accident de voiture au Royaume-Uni, a été présentée par les médias pro-gouvernementaux comme une sympathisante terroriste des Frères musulmans après sa mort en juin.
Ceux qui se croient innocents devraient également s'inquiéter. L'adage éculé selon lequel "si vous n'avez rien fait de mal, il n'y a pas lieu de vous inquiéter de la surveillance" n'a finalement aucun sens. Les informations utilisées dans les opérations de piratage ne visent pas seulement à obtenir des informations sur la criminalité. Dans de nombreux cas, il s'agit d'accéder à des informations qui peuvent être utilisées comme levier ou comme moyen de chantage. Cela inclut des données audio et des médias personnels potentiellement compromettants.
En 2020, la journaliste d'Al Jazeera Ghada Oueiss a été piratée avec Pegasus, et ses photos privées ont été diffusées de manière malveillante sur Twitter dans le but de salir sa réputation dans le monde arabe.
Les tentatives du gouvernement israélien de se distancier des activités du secteur privé sont risibles. Récemment, Candiru, un autre logiciel espion de fabrication israélienne, a été utilisé pour infecter des appareils appartenant à au moins 100 activistes, journalistes et dissidents.
Le processus d'exportation d'Israël est clairement une façade. Et dans un État militaire tel qu'Israël, où la plupart des citoyens ont une formation militaire ou de renseignement, le fait que des entreprises du secteur privé s'engagent dans des activités qui profitent à la sécurité de l'État sans l'impliquer directement donne simplement au gouvernement une couverture politique utile.
Des responsables américains et européens se sont inquiétés du degré d'accès du gouvernement israélien à ces informations. Un ancien responsable de la sécurité nationale américaine a déclaré au Washington Post qu'"il est fou de penser que NSO ne partagerait pas des informations sensibles relatives à la sécurité nationale avec le gouvernement d'Israël".
Le nouvel autoritarisme
Si faire la lumière sur la surveillance semble être une bonne chose, cette nouvelle connaissance de l'ampleur potentielle de l'opération du groupe NSO va avoir des effets paralysants. La surveillance est la plus efficace lorsqu'elle est permanente dans ses effets, mais discontinue dans son action.
En d'autres termes, il suffit que les gens craignent la surveillance pour que celle-ci ait un impact sur leur volonté de communiquer et d'interagir avec les autres. Combien de personnes seront désormais encore plus paranoïaques à l'idée de continuer à travailler comme avant ?
Plus troublant encore, même les personnes qui ne sont pas directement visées par Pegasus sont compromises si elles ont communiqué avec une personne dont le Smartphone a été infecté. Qu'en est-il de leurs droits ?
Alors, où se situe le pouvoir dans ce nouveau panoptique numérique ?
Israël, un acteur dévoyé qui enfreint régulièrement le droit international, fournit à des régimes sans scrupules mais partageant les mêmes idées des outils de pointe pour potentiellement extorquer, corrompre et emprisonner les responsables d'une société civile critique vigoureuse.
À moins de se débarrasser de son Smartphone, il est extrêmement difficile pour l'individu moyen de se défendre contre les prouesses de ces logiciels espions perfectionnés. L'une des solutions consiste à mettre en place des politiques de protection de la vie privée au profit des citoyens de la région MENA, mais cela ne se fera pas sans changement de régime. La meilleure défense provisoire est un moratoire sur l'exportation des logiciels espions israéliens.
Sinon, toute notion de vie privée fera bientôt partie du passé.
(1) Lire « Le racket mondial de la cybercriminalité en Israël », d'Asa Winstanley, publié Israël le 04.08.2020.
Article original en anglais sur Middle East Monitor.
Source : The New Arab
Traduction : MR pour ISM