06/10/2025 reseauinternational.net  13min #292640

Jérusalem, capitale du monde - Tikkoun Olam sa constitution

par Azzedine Kaamil Aït-Ameur

Il y a des mots qui naissent d'une prière et meurent en programme.
Le monde n'a jamais demandé à être réparé - seulement à être aimé.

I. La fausse évidence du Tikkoun Olam «officiel»

«Réparer le monde» : telle serait, selon certains penseurs juifs contemporains - Jacques Attali (1) en tête - la mission du peuple d'Israël. Non plus seulement vivre la Loi, mais corriger la création, améliorer le réel, civiliser le reste de l'humanité.

Derrière la douceur apparente du mot tikkoun se cache une ambition métaphysique : celle d'un peuple se pensant co-auteur de la Création, chargé d'en perfectionner l'œuvre. C'est là que la spiritualité devient projet, et que le mystique se mue en ingénieur du monde.

Racines talmudiques et rabbiniques : le «mipnei tikkun olam»

Le premier usage attesté du terme tikkun olam apparaît dans la Mishna (et le Talmud) dans l'expression mipnei tikkun olam («pour raison de réparation / pour l'ordre du monde»), dans des discussions juridiques. (2)Par exemple, dans Gittin 4:2-9, certaines décisions halakhiques sont justifiées «pour le bien de l'ordre du monde» (3) - ce qui signifie souvent de limiter des effets dommageables autrement (par exemple, maintien des contrats, des procédures de divorce, etc.).

Ce «réparer le monde» n'est donc pas - à cette époque - une grande métaphysique du cosmos, mais un outil juridique/rabbinique pour préserver l'équilibre social ou éviter le chaos dans la vie communautaire. (4)

L'objet de ce tikkoun-là est souvent circonscrit - c'est le «monde juif», les structures sociales ou juridiques internes à la communauté, et non le cosmos universel ou les nations païennes. (5)

Mystique kabbalistique : Luria, brisure des vases, réparation cosmique

C'est dans la Kabbale lourianique (XVIe siècle, Safed, Isaac Luria, «Arizal») que le tikkoun prend son extension métaphysique la plus forte. (6)Selon la doctrine lourianique, au commencement de la Création se produisit un tsimtsoum (retrait de la lumière divine) et la brisure des vases (chevirat ha-kelim) (7). Les étincelles de lumière divine furent dispersées dans la création. Le rôle humain est de les recueillir, de les «libérer» et de les ramener à leur source : c'est l'œuvre du tikkoun.

Dans ce cadre, chaque mitzvah (commandement), prière, acte moral est susceptible d'être un acte de tikkoun. (8)Le monde matériel n'est plus une simple scène d'action, mais un palier dans un processus de restauration universelle.
Le Zohar (ouvrage fondamental de la Kabbale, antérieur mais repris par les kabbalistes lourianiques) parle également de «réparations» (tikkunim), notamment dans le Tikunei haZohar (9), qui entend «réparer» la Shekhinah - la présence divine.

Nuances et dérives : du mystique au politique

Ce qui, dans la Kabbale, relevait d'une théurgie - réparer la lumière divine brisée - a été progressivement interprété au premier degré, comme une entreprise terrestre de «réparation du monde» par la loi, la technique, ou la puissance.

Le tikkoun est alors sorti des mondes supérieurs pour descendre sur terre : il s'est fait programme, géopolitique, mission civilisatrice.

C'est là le passage du mystique au politique - du Zohar à Herzl, en somme.
La brisure des vases devient «l'imperfection du monde», et la réparation divine se traduit par «refaire le monde à notre image».

À voir l'état du monde aujourd'hui, on pourrait dire «- mission accomplie, hélas».

De la Kabbale à la Knesset, le tikkoun a glissé de la lumière divine à la domination terrestre. «Réparer le monde» signifie désormais : refaire le monde à notre image, imposer un ordre sous couvert d'universalité morale.

C'est cette prétention qui, dans sa version talmudo-sioniste, s'arroge le droit de juger le monde entier au nom d'une vocation «éthique». On y reconnaît une constante : la réparation comme instrument de soumission.

Ainsi, l'Organisation des Nations unies - que le sionisme accepta dans sa phase fondatrice lorsqu'elle reconnut Israël - fut aussitôt contestée dès qu'elle osa rappeler le droit des Palestiniens à l'autodétermination. (10)

Ce rappel fut encore réaffirmé, récemment, lorsque des représentants israéliens, dans un geste d'arrogance absolue, déchirèrent la Charte des Nations unies en pleine assemblée. (11)

Ce geste aurait dû, en toute logique, valoir l'exclusion du régime de Netanyahou - ou du moins le silence de ses émissaires à cette tribune.
Mais la scène passa. Comme si la Loi elle-même avait baissé les yeux.
La réparation du monde ne supporte pas d'autre main que la sienne.

Derrière le lexique de la réparation, c'est une technocratie morale qui s'est installée : un pouvoir se croyant mandaté pour corriger le réel, au nom du Bien.

On parle de sauver la planète, de corriger les inégalités, de réguler la morale mondiale - mais tout cela procède d'une même logique : réparer sans se transformer. Le «monde» à réparer, c'est toujours l'autre.

Le tikkoun olam sécularisé est devenu l'étendard des élites autoproclamées «responsables du futur». L'ancienne élection spirituelle s'est recyclée en compétence gestionnaire. On ne prie plus, on supervise. On ne se purifie plus, on optimise.

Ce n'est plus le monde qu'on sert, c'est le monde qu'on administre - comme un logiciel qu'il faudrait sans cesse mettre à jour pour se protéger de sa propre humanité.

Pourtant, le monde n'a jamais demandé à être réparé - il a seulement cessé d'être aimé.

On le traite comme un objet défectueux, alors qu'il n'est qu'un lien trahi. Ce qu'on appelle «désordre», «crise», «chaos» n'est souvent que la résistance du réel à l'abstraction - la défense instinctive du vivant contre ceux qui prétendent l'améliorer.

Le monde n'est pas cassé : il se souvient. Il garde la mémoire des mains qui l'ont façonné, puis abandonné. Sa blessure n'est pas mécanique mais morale : celle d'une relation rompue, d'une fidélité bafouée.

C'est ici que commence la vraie question : non pas comment réparer le monde, mais comment cesser de le blesser.

II. Le monde n'est pas cassé, il est trahi

Le monde n'est pas une machine déréglée, mais une alliance rompue.
Nous parlons de «crise écologique», de «dérèglement climatique», comme si la nature avait besoin d'un technicien. En réalité, c'est le lien qui s'est effondré - celui qui reliait l'homme à la terre, le cœur à la parole, l'acte à la conscience.

La modernité a remplacé la fidélité par la performance. Elle a troqué la gratitude contre la gestion, le sacré contre le rentable. Et maintenant elle s'étonne que le monde ne réponde plus.

Ce que les idéologues appellent «désordre», c'est peut-être le sursaut du réel - la manière qu'a le monde de se défendre contre l'abstraction, de rappeler qu'il n'est pas une équation.

La Terre n'est pas «cassée», elle se protège. Elle se replie comme une bête blessée, après des siècles d'exploitation et de mensonges pieux.

Ce que nous nommons «réparer», c'est souvent vouloir effacer notre culpabilité sans changer notre regard. Nous voulons la paix sans justice, la vie sans écoute, le salut sans conversion.

Il ne s'agit pas de corriger le monde, mais de retrouver la justesse du lien - avec ce qui vit, ce qui souffre, ce qui parle encore malgré nous.

Le monde ne réclame pas nos programmes : il attend notre présence.

III. Réparer la conscience avant le monde

Il faut d'abord cesser de croire que la réparation commence par l'extérieur.

Le vrai tikkoun n'est pas un plan d'action mais un retournement du regard. Tant que l'homme reste tordu, aucune réforme du monde ne tiendra droit.

Réparer la conscience, c'est retrouver l'axe. Non pas celui du pouvoir, mais celui de la vérité. C'est faire silence jusqu'à entendre à nouveau battre le réel sous le vacarme de nos vertus.

Le monde n'a pas besoin de redresseurs, mais d'humbles qui se redressent eux-mêmes.

La réparation véritable ne consiste pas à agir sur mais à agir avec - non pas maîtriser la création, mais coopérer à sa respiration.

L'humilité, c'est la plus haute forme d'intelligence : elle ne nie pas le mal, mais elle le désarme.

Celui qui veut guérir le monde sans s'être laissé guérir devient un tyran moral, un médecin malade qui contamine son patient.

Il faut donc commencer par soigner le regard : apprendre à voir sans posséder, comprendre sans dominer, aimer sans conditionner.

Alors seulement, la réparation devient possible - non plus comme programme, mais comme prière.

IV. Du geste à la grâce

Quand la conscience se répare, le monde n'a plus besoin de l'être.

L'action juste n'est pas une conquête, mais une réponse. Elle ne vient pas d'un plan, mais d'un silence fécond - celui d'un cœur accordé au réel.

Le geste devient alors simple, presque invisible. Il n'impose rien, ne cherche pas à sauver, ne mesure pas son effet. Il participe - et cela suffit.

Entre la main et le monde s'installe une complicité : celle de deux blessés qui ne veulent plus se faire mal.

Le monde n'attend pas des ingénieurs de la morale, mais des cœurs lucides, capables de voir sans s'emparer.

Là où finit la volonté de réparer, commence la possibilité de la grâce.

Réparer le monde, c'était vouloir le posséder.
Cesser de le blesser, c'est enfin l'aimer.

Interlude - Les bâtisseurs de manoirs

Au XVIIe siècle, quelques colons français, fraîchement arrivés au Canada, regardèrent avec dédain les habitations locales.
«Nous allons vous montrer ce qu'est une maison», déclarèrent-ils aux autochtones, persuadés d'apporter la civilisation.
Ils se mirent à bâtir de lourds manoirs de pierre, hauts de plafond, à la manière bretonne.
Mais l'hiver arriva, brutal, implacable.

Les murs gelèrent, les toits croulèrent sous la neige, et les bâtisseurs périrent de froid, enfermés dans leur orgueil.

Les «sauvages», eux, survécurent dans leurs cabanes d'écorce et de terre battue.
Ils savaient que la maison n'est pas un défi à la nature, mais une alliance avec elle.

C'est la même arrogance qu'on retrouve partout où l'homme prétend «réparer» ce qu'il ne comprend pas.
Toujours bâtir contre, jamais avec.

Épilogue - Le cyclone

Un jour, aux États-Unis, survint un cyclone - comme il en arrive souvent dans cette région du monde.
Quelques semaines plus tard, une famille revint sur les lieux, en quête de souvenirs, d'objets peut-être épargnés, ou déjà ramassés par d'autres.

La femme eut la surprise de voir sa plante, celle qu'elle croyait perdue, ayant pris racine dans la terre nue, à côté du vestige de son pot brisé.
Elle se souvint alors de cette plante qui lui avait causé tant de soucis, malgré tous les soins qu'elle lui avait donnés.
Et soudain, de la voir si radieuse après la catastrophe - laissée non plus à ses soins, mais à ceux de la nature - lui fit monter les larmes aux yeux.

Une pensée la traversa, simple et foudroyante :

Et comment faisait la nature avant l'apparition de l'homme ?

Assurément bien mieux.
Car, logiquement, qui peut le plus peut le moins : si la nature a pu engendrer la vie sans nous, elle saura continuer sans nos illusoires prétentions à réparer.

Et quand on voit l'état des relations humaines, on se dit que même les animaux font mieux que nous.

Ce qui mérite aujourd'hui d'être réparé, ce n'est pas le monde, mais cette idée orgueilleuse et arrogante de Tikkoun Olam - ce fantasme de démiurge qui croit pouvoir recoudre la création tout en la blessant.

Qu'il se fixe, désormais, un objectif plus humble :
non plus réparer l'univers,
mais demander pardon à l'univers - et, avec lui, à toute la création.

Appendice - De la conquête de l'Ouest au désert

Alors que les Pères pèlerins avaient colonisé l'Amérique, puis achevé la conquête de l'Ouest en 1890, les vastes terres des Grandes Plaines furent distribuées aux colons pour être exploitées.
Les fermiers s'y installèrent et reproduisirent les méthodes agricoles du vieux continent : culture intensive, labour profond, monoculture du blé, du maïs et du coton, sans même la sainte pratique de la jachère, pourtant essentielle à toute terre vivante.

Mais la promesse d'un «Nouveau Monde» et l'appât du gain firent oublier la sagesse du sol. Ces terres, qu'on croyait aussi fertiles que celles d'Europe, n'étaient en réalité que de l'herbe à bisons, fragile et dépendante de cycles naturels que l'homme ne comprenait pas.

Dès 1920, une première crise agricole éclata : chute des prix après la Première Guerre mondiale, endettement massif des fermiers, spéculations bancaires.
Puis vint 1929, le krach de Wall Street, qui acheva d'étrangler les campagnes déjà fragilisées.
Et en 1930, survint la pire des catastrophes : la sécheresse.
Privées de végétation, les plaines furent ravagées par les vents. La fine couche arable s'envola, ensevelissant les fermes sous des tempêtes de poussière.

Ce fut le Dust Bowl, la «tempête noire» qui transforma le grenier des États-Unis en un désert mouvant.

John Steinbeck en fit le grand roman de la dépossession, «Les Raisins de la colère» (1939) : l'Amérique y découvre qu'on ne possède pas la terre, on la trahit. (12)

Les criquets - et les banquiers - se jetèrent sur ce qu'il restait, achevant de ruiner ces descendants de colons si sûrs de leurs droits.
Et pourtant, ces «sauvages» qu'on avait chassés savaient, eux, vivre avec la terre :
les Pueblos du Sud-Ouest avaient développé une agriculture adaptée au climat aride ; plus au sud, les civilisations andines et mésoaméricaines avaient bâti des cités agricoles d'une ingéniosité que l'Occident découvrit, ébahi, à la fin du XIXe siècle.

La conclusion s'impose : ce n'est pas «l'homme blanc» qui est la cause du désastre, mais la Bible falsifiée qu'il brandit comme un acte de propriété.
C'est cette même illusion de mandat divin qui continue encore - en Palestine, où l'on confisque le sol au nom du ciel - et qui, demain peut-être, ira conquérir Mars ou la Lune, seuls territoires où il sera vrai, pour une fois, de dire : «terre sans habitants».

Azzedine Kaamil Aït-Ameur

Également auteur de :

Le Golem de Tel-Aviv
 reseauinternational.net

L'empire du mensonge : une success story
 reseauinternational.net

Chronique d'une trahison : Gaza et la fin des droits de l'homme (2023-2025)
Partie 1
 reseauinternational.net
Partie 2
 reseauinternational.net

De Caïn à Gaza : paradis des génocides
 reseauinternational.net

Le Tartuffe du Caire
 reseauinternational.net

(20) 40 : la fin d'un empire, ou la fin d'un monde ?
 reseauinternational.net

Dr Strange-Trump : How I Learned to Love the Bomb
 reseauinternational.net

Également auteur de l'essai : Le Silence des Pèlerins, Spiritualité mutilée face au génocide palestinien (2023-2025) Disponible en accès libre et gratuit
 archive.org

 reseauinternational.net