22/05/2024 investigaction.net  10min #249071

 «Un tournant»: Assange obtient le droit de faire appel face de la demande d'extradition américaine

Julian Assange reste à Belmarsh. La Haute Cour Britannique accorde l'autorisation de l'appel de la défense d'Assange

Marie-France Deprez


AFP

C'est avec impatience et anxiété que les personnes qui réclament la libération de Julian Assange et qui sont concernées par la question de la liberté de la presse attendaient la décision de la High Court à Londres à propos de l'autorisation d'un dernier appel possible au Royaume-Uni contre son extradition.
L'appel a été autorisé.

Cette décision qualifiée de « décision juste prise par ces juges » par Stella Assange à sa sortie de l'audience, a, sur le moment, soulagé tous ceux qui redoutent l'extradition, un processus qui serait une défaite majeure.

Cependant, il ne s'agit que d'un nouveau délai dans une affaire qui n'a que trop duré et dont la durée même semble être une partie de la punition que les États-Unis veulent infliger à celui qui a, entre autres, révélé certains de leurs crimes de guerre pendant les guerres d'Irak et d'Afghanistan (révélations qui s'échelonnent en 2010), à celui qui a aussi révélé comment ils traitent leurs prisonniers dans le camp de Guantánamo(2011, 2012). 1.

Une affaire qui dure depuis presque 14 ans

Cette affaire qui dure depuis presque 14 ans est une affaire éminemment politique. Lorsque les documents fournis par Chelsea Manning ont commencé à être publiés par WikiLeaks, alors a commencé la poursuite d'Assange.

A l'époque de la présidence d'Obama, dont le vice-président n'était autre que Joe Biden, un Grand Jury avait été mis sur pied pour inculper Assange mais des voix démocrates prudentes avaient mis en avant que poursuivre Julian Assange pour ces publications amènerait à devoir enquêter sur des journalistes étasuniens ayant aussi publié ces informations. L'administration Obama avait préféré ne pas se déplacer sur le terrain de la liberté de la presse et avait dit abandonner les charges. Le Grand Jury avait été clôturé mais Assange était resté dans le collimateur des agents du FBI notamment.

A partir de là, il semble que tous les coups aient été permis, que ce soit des blocages financiers ou de fausses accusations de viol en Suède. Le but était de contrôler Assange et WikiLeaks pour les faire taire.

Dès le début Assange avait compris ce qui se passait et c'est la raison pour laquelle il avait été amené à demander l'asile politique à l'ambassade d'Équateur à Londres, pour éviter non pas une extradition vers la Suède mais déjà, un risque d'extradition vers les États-Unis.

Pendant les 7 années passées à l'ambassade, Assange, outre le fait qu'il a continué à travailler, a commencé à préparer sa défense pour le cas où cette demande d'extradition deviendrait officielle.

Le fait qu'il ait continué à travailler depuis l'ambassade et que WikiLeaks ait publié d'autres informations d'intérêt public, à cette époque, montre qu'Assange place le droit à l'information au-dessus de tout.
Publier les Informations sur la CIA et l'espionnage massif par celle-ci (Vault 7 et 8 en 2017)(2), il le savait, ne jouait pas du tout en sa faveur. Publier des infos sur les manigances dans le parti démocrate (2017)(2) ne pouvait que lui amener plus de détracteurs. Mais c'est un des traits de Julian Assange, alors que tant de personnes lui refusent la qualité de journaliste, il se comporte toujours en journaliste. Et l'un des points de l'éthique journalistique est que si l'on a des documents d'intérêt public authentifiés, on ne peut les garder cachés, on doit les publier. Il a donc publié sachant que cela ne ferait qu'exacerber la colère des États-Unis.

Mais en 2017, WikiLeaks a aussi publié des documents concernant la Russie pour les mêmes raisons d' éthique journalistique.(2)

Enfin, il savait aussi que décider d'aider Edward Snowden à échapper à l'arrestation par les États-Unis le couperait de beaucoup de soutiens. Mais pour Assange protéger une source (même si elle n'était pas une source de WikiLeaks) est un devoir de journaliste à accomplir quel qu'en soit le prix.

Depuis son arrestation et son incarcération à Belmarsh, la volonté des États-Unis s'est affichée clairement.

Dans l'administration de Trump, en 2019, pas de voix pour inciter à la prudence, pas d'état d'âme vis-à-vis de la liberté de la presse : il faut faire taire Assange, il faut détruire WikiLeaks et il faut faire sentir à tous ceux que l'envie prendrait de faire la même chose (du journalisme !), que le prix à payer sera élevé.

Cependant, il me semble que les actes d'accusation ont, dès le départ, été rédigés en tentant de contourner cette question de liberté de la presse. L'utilisation de l'Espionage Act pour la première fois contre un journaliste peut aussi s'interpréter comme une volonté de ne pas reconnaître à l'inculpé la qualité de journaliste. Pour l'accusation des États-Unis, Assange est un espion et devrait s'il était extradé être jugé comme tel.

D'où l'importance de la décision des juges de la High Cour, ce lundi 20 mai, qui acceptent que soit discuté au tribunal la question d'une protection d'Assange par le premier Amendement de la constitution des États-Unis qui protège la liberté de la presse.

Où en est-on maintenant ?

Une première fois refusée au niveau de la Magistrate Court parce que les conditions d'incarcération aux États-Unis pouvaient présenter un risque pour la santé physique et mentale d'Assange, l'extradition avait été accordée en juin 2022 à la suite de l'acceptation de garanties données par les États-Unis que ses conditions d'incarcération ne seraient pas oppressives.

La défense avait alors la possibilité d'introduire un appel sur le fond de l'affaire, à propos des vraies motivations de l'accusation, des motivations politiques violant le droit fondamental de la liberté de la presse et la protection du travail des journalistes.

En février 2024, les motivations de la demande d'autorisation d'appel ont été examinées devant deux juges de la High Cour qui ont rendu un avis le 26 mars.

Ils ont rejeté plusieurs points de l'appel présenté par la défense d'Assange.
Des points pourtant fondamentaux comme le fait que l'extradition:

- serait incompatible avec le traité bilatéral d'extradition de 2003 (point 1 de l'appel),

- reposerait sur des motifs politiques (point 2 de l'appel),

- ne pourrait être accordée étant donné qu'il n'est pas certain qu'Assange aurait droit à un procès équitable (point 6 de l'appel).

Les autres points de l'appel 4, 5 et 9 avaient été, non pas acceptés, mais ajournés !

Avant de prendre sa décision, la Cour voulait demander à l'accusation de fournir des assurances sur certains points :

- Incompatibilité de l'extradition avec la liberté de la presse.

- Le demandeur pourrait-il être lésé du fait de sa nationalité (Bénéfice ou non du Premier Amendement)

- Protection par rapport à la peine de mort.

Le fait que l'apport de nouvelles preuves, découvertes après janvier 21 ait été rejeté était évidemment plus qu'injuste car il s'agit de faits avérés et ayant une grande influence sur le cas. Par exemple des discussions à propos du kidnapping et de l'assassinat d'Assange par la CIA, révélées sur Yahoo New ! en septembre 21(liées à la publication des Vault 7 et 8 cités plus haut) ou encore, du fait que le principal témoin de l'accusation, Sigurdur Thordarson, a admis dans une longue interview accordée au magazine islandais Stundin (en juin 21) qu'il avait menti. Il s'agit aussi et ce n'est pas le moindre, du rejet du procès d'UC Global - la société qui a espionné Assange et ses invités à l'ambassade d'Équateur- procès toujours en cours en Espagne.

Comme cela leur était demandé, les États-Unis ont remis des garanties et ce lundi 20 mai, la cour a fait part de sa décision.
Lors de cette audience, dans un premier temps, c'est l'avocat de la défense Edward Fitzgerald qui s'est exprimé. Il a annoncé que la défense acceptait l'assurance donnée par les États-Unis concernant la peine de mort et disant qu'Assange ne serait pas accusé d'une infraction passible de la peine de mort. Il semble qu'il s'agisse d'un élément théorique puisque la possibilité d'extrader vers un pays pratiquant la peine de mort est normalement une limite dans les décisions d'extradition.

Par contre, la défense a critiqué l'assurance sur le droit de Julian Assange de bénéficier des protections garanties par le premier amendement. Fitzgerald a souligné que l'assurance donnée « ne promet pas que le demandeur peut s'appuyer sur le premier amendement. Mais simplement qu'il peut l'invoquer et chercher à s'en prévaloir ».
Il a également rappelé les paroles du procureur Gordon Kromberg : «  concernant toute contestation au titre du premier amendement, les États-Unis pourraient faire valoir que les ressortissants étrangers n'ont pas droit à la protection du premier amendement, du moins en ce qui concerne les informations relatives à la défense nationale ».

Par la suite, James Lewis pour l'accusation a soutenu que Julian Assange ne serait pas discriminé sur la base de sa nationalité, mais plutôt sur la base de sa citoyenneté. Il a soutenu qu'il s'agit d'une distinction importante.

On peut effectivement comprendre qu'il y ait une différence mais en l'occurrence comme Assange n'a ni la nationalité ni la citoyenneté des États-Unis, l'argument semble sans valeur.

D'ailleurs, à sa sortir de l'audience, Stella Assange a décrit les dires de l'accusation comme « mettre du rouge à lèvre à un cochon », dont le sens, on le comprend, est de maquiller superficiellement quelque chose pour en cacher les défauts profonds.

Les deux juges de la Haute Cour ne se sont pas déclarés satisfaits des assurances données par les États-Unis et ont autorisé Julian Assange à faire appel pour les motifs 4 (violation de la liberté d'expression) et 5 (préjudice subi au cours du procès en raison de la nationalité).

Il s'agit donc bien d'une victoire puisque, chose exceptionnelle dans cette affaire, les juges n'ont pas suivi l'accusation !

Et si l'on peut regretter que des points fondamentaux de l'appel comme le caractère politique de l'affaire n'ait pas été retenu, le fait de pouvoir défendre le droit à l'information et la protection des journalistes est un point positif qui permet de continuer à lutter contre l'extradition sur des bases solides.

A l'extérieur de la Cour

A l'extérieur de la Cour à Londres comme dans beaucoup de pays du monde, des soutiens s'étaient donné rendez-vous. Le mouvement qui grossit joue un rôle réel. Plusieurs intervenants, John Shipton, Stella Assange, Craig Murray...l'ont souligné.

Récemment plusieurs choses importantes se sont passées. Au Royaume-Uni, un groupe interpartis de députés, comprenant le député travailliste John McDonnell, la députée verte Caroline Lucas, Jeremy Corbyn et le député conservateur David Davis, vient de soumettre une demande d'enquête sur le Crown Prosecution Service (CPS) dans cette affaire, dans une lettre adressée au président du Comité spécial de la justice du Parlement britannique, Sir Bob Neill. Il déclare notamment : «  Compte tenu de l'importance de l'affaire Julian Assange pour les libertés journalistiques et de l'intérêt général qu'elle suscite, il est essentiel que tous les organismes publics chargés de l'affaire soient perçus comme agissant dans l'intérêt général et de manière appropriée. »(3)

John Shipton, devant la High Cour, a rappelé qu'en Australie plus de 80% de la population soutiennent l'appel « Bring Assange home » et qu'une très large majorité du parlement fédéral comprenant les membres du gouvernement ont voté une motion en ce sens.

La menace de l'extradition a reculé ce lundi 20 mai, mais elle est toujours possible et en attendant une décision, Julian Assange reste incarcéré à Belmarsh dans des conditions inacceptables. Lors d'une récente conférence à Paris, Christophe Marchand, avocat d'Assange, a dit que la santé de Julian Assange est préoccupante.

Il faut donc non seulement continuer à nous battre contre l'extradition mais aussi pour sa libération immédiate.

Il ne faut pas que les élections aux États-Unis puissent faire que la décision soit reportée et encore reportée, Joe Biden doit abandonner les charges avant l'échéance électorale.

Attendre n'est pas une option, la vie d'Assange est en jeu.

Si l'extradition est refusée, les États-Unis sentiront que leur pouvoir n'est pas infaillible.

Bien sûr, au vu de ce qui se passe dans le monde, on a parfois du mal à y croire mais depuis la décision des deux juges de ce lundi, je revois Assange criant : « UK must resist » lors de son arrestation le 11 avril 2019 et je me dis que lundi, on a peut-être vu un frémissement de résistance dans la justice britannique.

En tout cas, dans les rues, la résistance est présente, à nous de la faire grandir.

Notes :

Source :  Investig'Action

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