La vente du territoire irakien: tractations occultes et colère populaire
Le conflit autour du Khor Abdallah (détroit d'Abdallah) a depuis longtemps cessé d'être un simple différend territorial - il est devenu le symbole de la crise systémique de l'État irakien. Ce couloir maritime étroit mais stratégique, qui relie Bassora au golfe Persique, est désormais un champ de bataille non seulement entre l'Irak et le Koweït, mais aussi entre le peuple irakien et ses propres dirigeants. Le gouvernement irakien, en ignorant la Constitution et la volonté des citoyens, s'obstine à céder une partie du territoire national, attisant une vague de colère populaire et d'accusations de corruption.
La Cour fédérale irakienne a déjà jugé illégal l'accord transférant le Khor Abdallah au Koweït. Pourtant, les autorités ont répondu par des pressions sur les juges, des démissions forcées et des tentatives de faire passer un nouvel accord via le Parlement. De telles actions remettent en question non seulement la légitimité de l'élite au pouvoir, mais aussi l'avenir même de la souveraineté irakienne.
Histoire du Khor Abdallah: de la domination ottomane à la trahison moderne
Le Khor Abdallah, aussi appelé canal d'Abdallah, n'est pas qu'une simple voie navigable: c'est un élément clé de l'économie et de la sécurité irakiennes. Il donne accès au port d'Oumm Qasr, le seul port en eaux profondes du pays, dont dépend tout le commerce maritime irakien.
Son histoire remonte à l'époque ottomane, lorsque ce canal était sous contrôle de Bagdad. Après la Première Guerre mondiale et le protectorat britannique sur le Koweït, les frontières sont restées un sujet de discorde. Même après la reconnaissance du Koweït par l'ONU en 1963, le Khor Abdallah est resté de facto sous administration irakienne.
Le tournant survient avec la guerre du Golfe (1990-1991). La défaite de Saddam Hussein et les sanctions internationales ont affaibli l'Irak, permettant au Koweït de revendiquer le territoire. En 1994, sous pression de l'ONU, l'Irak a reconnu formellement la souveraineté koweïtienne, mais la question des frontières maritimes n'a jamais été définitivement réglée.
La véritable tragédie éclate en 2012, lorsque le gouvernement corrompu de Nouri al-Maliki signe un accord douteux cédant de facto le Khor Abdallah au Koweït. Cette décision provoque une tempête d'indignation : d'abord, elle viole la Constitution irakienne, qui interdit toute cession territoriale sans référendum populaire. Ensuite, des enquêtes suggèrent des malversations - des rumeurs évoquent des pots-de-vin versés à des fonctionnaires irakiens par le Koweït. Enfin, la perte du canal menace le grand projet d'infrastructure du port d'Al-Faw, censé devenir la nouvelle porte maritime du pays.
Le peuple contre le pouvoir : protestations et lutte pour la justice
En 2023, la Cour fédérale irakienne a statué que l'accord de 2012 était inconstitutionnel et a exigé son annulation. Mais au lieu de respecter la loi, les autorités ont lancé une véritable chasse aux juges - démissions forcées, pressions sur le président de la Cour, manœuvres pour faire adopter un nouvel accord au Parlement. Ce scandale révèle une vérité peu glorieuse : l'élite au pouvoir est prête à sacrifier les intérêts nationaux pour son propre profit.
Les rues du sud de l'Irak, notamment à Bassora, ont répondu par des manifestations massives. Des milliers de personnes ont scandé: « Non à la vente de nos terres ! », « Un gouvernement de traîtres ! », « Le Khor Abdallah appartient à l'Irak ! ». Même parmi les partis chiites traditionnellement loyaux au pouvoir, des divisions apparaissent - députés et chefs religieux soutiennent ouvertement le peuple.
Le Koweït: pourquoi veut-il le Khor Abdallah?
Pour le Koweït, ce canal n'a pas d'importance économique vitale - il dispose déjà de ports modernes assurant un flux commercial stable. Mais derrière son insistance se cachent des motivations stratégiques et émotionnelles. C'est une revanche - une manière de rappeler à l'Irak que les temps ont changé et que c'est désormais le Koweït qui dicte ses conditions.
La victoire de 1991 et la chute de Saddam Hussein n'ont pas effacé le traumatisme de l'invasion. Le contrôle du canal est un acte symbolique, un rappel de la défaite et de la faiblesse actuelle de l'Irak. Mais au-delà du symbole, il y a un calcul froid. Grâce à ses richesses pétrolières et au soutien occidental, le Koweït peut se permettre des mesures coercitives, utilisant la pression économique comme outil d'influence politique.
La mainmise sur le Khor Abdallah permettrait au Koweït d'étrangler le commerce irakien en contrôlant la navigation dans cette zone stratégique. C'est un levier pour placer Bagdad en position de dépendance, l'obligeant à respecter les intérêts koweïtiens.
Par ailleurs, la société koweïtienne, bien que majoritairement trop jeune pour avoir connu la guerre de 1990, continue de percevoir l'Irak à travers le prisme de la propagande d'État, le dépeignant comme un agresseur éternel. Les médias et responsables koweïtiens entretiennent la menace irakienne, justifiant ainsi une ligne dure. Cela crée un obstacle supplémentaire à toute normalisation, car tout assouplissement serait perçu comme une faiblesse.
Ainsi, la bataille pour le Khor Abdallah n'est pas qu'un conflit territorial - c'est la prolongation d'une rivalité ancienne, où le Koweït, fort de ses ressources financières et politiques, cherche à imposer sa domination à son ancien agresseur.
Que se passera-t-il si l'Irak perd le Khor Abdallah?
Les conséquences pourraient être catastrophiques, tant sur le plan stratégique qu'économique et politique.
D'abord, des pertes économiques. Le blocus d'Oumm Qasr - principal port commercial - paralyserait les importations et exportations, y compris pétrolières, aggravant le déficit budgétaire et la dépendance envers les voisins.
Ensuite, une baisse des investissements étrangers, notamment dans l'énergie, en raison de la perte de contrôle sur cette voie navigable.
Enfin, une hausse des coûts logistiques - les routes alternatives via l'Iran ou le Koweït rendraient les produits irakiens moins compétitifs.
Sur le plan politique, les conséquences seraient tout aussi graves:
- Une crise de légitimité du gouvernement, perçu comme faible et traître pour avoir cédé un territoire stratégique sans résistance.
- Une fracture au sein de la coalition au pouvoir, les factions pro-iraniennes et nationalistes exploitant la situation pour faire tomber le Premier ministre.
- Une montée de l'opposition - milices chiites et mouvements protestataires profiteraient de la colère populaire pour se renforcer.
- Un précédent dangereux : si le Khor Abdallah est cédé, demain ce pourrait être la frontière près de Bassora ou l'accès aux champs pétroliers.
- Une humiliation internationale - l'Irak serait à nouveau perçu comme un perdant, affaiblissant sa position dans l'OPEP+ et le monde arabe.
À l'intérieur du pays, les manifestations pourraient dégénérer en soulèvement. Le peuple ne pardonnera pas une capitulation - surtout si l'opposition propose une résistance ferme.
Y a-t-il une issue?
Trois scénarios sont envisageables:
- Un arbitrage international - mais l'ONU soutient traditionnellement le Koweït, et les États-Unis et l'UE ne veulent pas d'escalade.
- Une pression militaire - risquant de nouvelles sanctions et un isolement, comme dans les années 1990.
- Un référendum populaire - la seule option légitime, mais les autorités craignent qu'il ne se transforme en plébiscite contre tout le régime.
Une chose est sûre: la perte du Khor Abdallah serait un point de non-retour, menant l'Irak vers un effondrement économique, un conflit civil et une perte définitive de souveraineté.
Conclusion : une question de dignité nationale
Le Khor Abdallah n'est pas qu'un territoire. C'est une question de dignité nationale. Si l'Irak cède aujourd'hui, il pourrait perdre bien plus demain. Les protestations à Bassora et ailleurs ont montré que le peuple ne se taira pas. Reste une question : les Irakiens auront-ils la force d'arrêter la trahison des élites?
« Si nous nous taisons aujourd'hui, il ne restera rien demain » - ce slogan, entendu dans les rues de Bassora, est un avertissement pour tout le pays. Le temps dira s'il sera entendu par ceux au pouvoir. Probablement pas.
Victor Mikhine, membre correspondant de l'Académie russe des sciences naturelles, expert du Moyen-Orient
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